La basboussa de Momtaz
Après le décès de mon beau-père, nous nous sommes consolés en cuisinant ses plats égyptiens favoris pour Noël.
Par Andrew Westoll
Quelques jours après la mort de mon beau-père, en juillet 2020, à l’âge de 73 ans, je suis tombé avec ma femme, Sam, sur ses recettes. Insérées dans un vieil album photo, les unes venaient de magazines, les autres étaient écrites à la main en français, toutes préservées sous pellicule plastique, tels de précieux souvenirs. Malgré un deuil accablant, nous éprouvions un certain soulagement devant ce morceau de mémoire que nous avions sous les yeux.
Cinq mois plus tard, à l’approche de Noël, et voulant rendre hommage à Momtaz, j’ai décidé de préparer deux plats remarquables tirés de son répertoire. Chaque année, en cette occasion, il choisissait des pâtes égyptiennes appelées macarona béchamel ainsi qu’une basboussa, une pâtisserie de semoule imprégnée de sirop. Dans l’espoir qu’en cuisinant ensemble nous trouverions un peu de réconfort, j’ai demandé à Sam d’être mon assistante.
Comme la pandémie nous a contraints de reporter les funérailles de Momtaz, nous n’avons pu libérer notre chagrin. Habituellement joyeuse, notre nature a terni, comme si les lumières de la maison s’étaient éteintes sans que personne ne sache comment réarmer le disjoncteur. Ce serait notre premier Noël sans Momtaz; sans son livre de sudoku dans le séjour, les matchs du Manchester United dans le salon ni le tintement de son bracelet dans la cuisine. Sa maison à Toronto a été vendue, ses biens dispersés, mais il ne nous a pas encore quittés, du moins pas officiellement, et cela rend sa perte d’autant plus difficile à intégrer.
Nous avons commencé par la macarona. Sam a haché oignon et ail, tandis que j’alignais les ingrédients sur le comptoir. La recette requérait du boharat, un mélange d’épices moyen-oriental, mais il nous faudra improviser avec du piment, de la noix de muscade, de la cannelle, de la cardamome, du gingembre et des clous de girofle. J’ai fait revenir bœuf, ail, oignon et épices pendant que Sam préparait la béchamel. De temps en temps, elle cessait de remuer sa casserole, se penchait sur la sauteuse où la viande grésillait et, interrogeant son odorat, évaluait le dosage d’épices.
Momtaz était un Copte d’Égypte et, comme bien d’autres, il avait fui la discrimination des années 1960. Après avoir grandi au Caire, c’est dans la glaciale Chibougamau qu’il a vécu ses trois premières années au Canada, avant de rencontrer France, sa femme québécoise et la défunte mère de Sam, à Hull. Ils ont élevé leurs deux filles en suivant un régime syncrétique de pain pita et de pouding chômeur, de warak enab et de tourtière. Leur alimentation octroyait à Sam et à sa sœur une identité unique (leurs camarades s’étonnaient du contenu étrange de leur gamelle) de rites initiatiques et d’une riche réserve de souvenirs typiques.
Tandis que la sauce atteignait la bonne consistance, nous avons mis l’eau à bouillir pour les penne rigate. J’ai commencé à préparer le mélange pour la basboussa: 2 ¼ tasses de sucre, 2 tasses de yogourt, 4 tasses de semoule, 2 cuillers à soupe de vanille et 9 cuillers à soupe de levure chimique. Une fois le mélange enfourné, je suis passé au sirop non sans rire au vu des proportions: 4 autres tasses de sucre et 1 ¼ tasse de beurre. Pas étonnant qu’à l’épicerie moyen-orientale on m’ait taquiné dès que je demandais de goûter; je quittais toujours l’endroit un peu plus lourd qu’en y entrant!
Momtaz et moi nous sommes liés par notre amour du soccer, du whiskey et du vin, mais nous nous opposions dès qu’il s’agissait de nourriture. Rien de ce que je faisais n’était assez épicé, salé ou audacieux. Bien qu’il ait été l’homme le plus aimable et poli que j’aie jamais connu, il était incapable, en cette matière, de rester sans commentaire. Au fil des années, sensible à son influence, ma cuisine est devenue plus vivante, et mon beau-père s’est fait de plus en plus discret – ce que j’ai considéré comme un triomphe. Ou n’était-ce de sa part que courtoisie?
Une heure plus tard, j’ai retiré la basboussa du four, l’ai découpée en carrés, puis à nouveau enfournée 30 minutes. J’ai ensuite porté le sirop à faible ébullition. Entre-temps, les saveurs de la préparation à la viande s’étaient mariées, les penne étaient al dente et nous étions prêts à assembler le plat dans un moule à lasagnes. Une couche de pâtes, une de bœuf; une autre de pâtes, puis au-dessus la béchamel. Et voilà que la cuisine respirait la noix de muscade, le clou de girofle et la cardamome – le profil olfactif typique de la maison de Momtaz durant les fêtes.
Je tenais la sauteuse penchée, Sam distribuait la préparation. Avec le recul, je crois que nous n’avions jamais été aussi synchronisés, que nos pensées et nos gestes n’avaient jamais été si bien coordonnés, que nous n’avions jamais été à ce point ensemble depuis le décès de son père. Ce sera encore le cas lorsque nous verserons le sirop chaud sur le gâteau et que nous l’observerons en silence imprégner la semoule.
Le chanteur Nick Cave a écrit que «rester loyal face au chagrin d’autrui est peut-être le plus grand et le plus pur acte d’amour que l’on puisse accomplir». À cet égard, je sais que j’ai souvent failli auprès de Sam. Au cours de ce deuil, il y a eu des moments où je ne pouvais plus supporter les larmes, où je devais quitter la pièce dès que l’air entre nous se raréfiait. Mais voilà que, pendant que nous apportons les touches finales à la macarona béchamel et à l’énorme basboussa, nous sommes en parfaite harmonie, et une part de la distance qui s’était creusée entre nous s’est comblée.
Lorsque nous nous sommes mis à table, Remy, notre fils de cinq ans, a crié sa joie à la vue des pâtes et je me suis demandé ce que Momtaz aurait pensé de nos créations. La béchamel avait-elle la bonne consistance? Les épices étaient-elles en harmonie? Le gâteau avait-il le volume idéal? Ces choses importaient vraiment à Momtaz, et sa fille et lui m’ont appris à m’en soucier à mon tour. Manger est toujours plus que s’alimenter. C’est se nourrir, dans tous les sens du terme. C’est aussi un rituel, surtout à un moment où la plupart ont été suspendus. Nous avons dévoré notre repas, ce soir-là – tous ensemble, Momtaz dans nos cœurs et dans notre esprit, Noël à l’horizon. Tout avait le goût qu’il fallait.
Il y a certainement des faits que vous ne savez pas concernant le temps des fêtes!
Un café pour le père Noël
Pour notre premier Noël au Canada, nos parents musulmans nous ont réservé une belle surprise.
Par Ali Amad
J’avais quatre ans en 1993 quand nous avons émigré au Canada en provenance des Émirats arabes unis. J’étais assez jeune pour que ce nouvel environnement me transforme, mais j’avais l’âge de comprendre que j’étais différent des gens qui m’entouraient.
J’étais le seul Arabe et le seul musulman de ma classe de maternelle à l’école McKee, en banlieue de Toronto. Personne ne portait un nom comme le mien ni ne parlait arabe (à l’époque, mon anglais était au mieux rudimentaire). Au-delà de ces dissemblances évidentes, la vie canadienne a vite révélé ses différences de bien d’autres façons. Au cours de ce premier hiver, après le choc du froid à faire claquer des dents et de la neige qui montait à la taille, j’ai fait une autre découverte au mois de décembre.
Du jour au lendemain, tout s’est couvert de vert et de rouge. Des guirlandes électriques enroulées autour de sapins égayaient les devantures des magasins; dans les centres commerciaux, les haut-parleurs racontaient en chansons l’histoire d’un petit renne au nez rouge; et mes petits camarades discutaient avec animation de pain d’épices et de listes de cadeaux à envoyer au père Noël.
J’ai fini par me demander ce qu’était Noël. Il n’y a rien de comparable dans le monde musulman. L’Aïd al-Adha, ou «Fête du sacrifice» en arabe, est peut-être ce qui s’en approche le plus. Elle commémore l’obéissance d’Abraham à l’ordre que Dieu lui a donné de sacrifier son propre fils, avant que Dieu lui-même n’intervienne en lui donnant un animal à sacrifier à sa place. Rien d’aussi amusant et festif que Noël, n’est-ce pas? Si les deux fêtes incarnent l’idée du partage avec les moins fortunés et de la vie avec les proches, l’Aïd est synonyme de nouveaux vêtements et d’un repas en famille, sans plus. Pas d’arbre aux décorations fantaisistes, pas de bûche de Noël ni de lait de poule et pas davantage de cadeaux enveloppés dans des papiers qui finiront en un tas coloré sur le parquet du salon.
Noël m’était complètement étranger, mais à vivre dans un pays comme le Canada imprégné de cette culture, on finit inévitablement par tout savoir. À l’approche des fêtes, l’intrigue des dessins animés du samedi matin se mettait à tourner autour du père Noël et du Grincheux, et j’avais droit aux classiques comme Maman, j’ai raté l’avion et Joyeux Noël, Charlie Brown. Je ne l’ai certes pas formulé à l’époque, mais j’étais parfaitement conscient que la fébrilité qui gagnait mes petits camarades et les enfants à la télévision ne me concernait pas. Noël était une affaire de «Canadiens» et de «chrétiens» et je n’étais ni l’un ni l’autre.
Puis, contre toute attente, mes parents nous ont annoncé à mon jeune frère Anis et à moi que le père Noël nous rendrait visite au cours de la nuit. «Mais nous sommes musulmans!» me suis-je exclamé. «Oui, mais le père Noël aime tous les enfants et offre à chacun des cadeaux», a répondu ma mère.
Ainsi, pour notre première nuit de Noël au Canada, ma mère a accroché aux colonnes de nos lits des chaussettes géantes rouge et blanc avec nos noms écrits dessus dans notre couleur préférée. J’ai un souvenir vif de cette attente impatiente qui m’a gardé longtemps éveillé et de ma joie quand, au matin, j’ai découvert nos chaussettes débordantes. Le père Noël semblait bien connaître nos goûts: j’ai eu droit à mes friandises préférées, des Smarties, et à un paquet de Pogs (ces petites rondelles de carton illustrées à collectionner ou pour jouer dont tous les milléniaux se souviennent). Mon frère a reçu des Playmobil et des figurines de requins, ses deux passions d’enfant.
Toujours en pyjama, nous avons couru dans la cuisine raconter à nos parents que le père Noël était bien passé la nuit. L’avaient-ils croisé? «Bien sûr!» a répondu ma mère.
Et comme nous n’avions pas de cheminée, le traîneau tiré par les rennes s’était posé sur notre balcon au sixième. Maman lui avait offert un café turc bien noir, comme le veut la tradition pour les invités. Il avait besoin d’énergie pour la longue nuit à venir, a-t-elle ajouté. Quand l’école a repris après les fêtes, j’avais une histoire à raconter.
Le père Noël m’avait aussi rendu visite! Comme mes petits camarades, je pouvais montrer mes cadeaux.
La tradition de Noël s’est maintenue des années, jusqu’à ce que mon frère et moi ayons atteint l’âge de ne plus croire au père Noël. Je n’ai jamais demandé à mes parents pourquoi ils s’étaient donné tant de mal, mais je les soupçonne d’avoir voulu nourrir notre sentiment d’appartenance envers ce nouveau pays. C’est là une chose étrange. Le sentiment d’appartenance ne se force pas. Il doit venir de l’intérieur, du désir de faire partie d’un tout. Adulte, j’ai compris que les traditions jouaient un rôle capital. Au fond, les détails de Noël, du petit Jésus au père Noël, sont sans importance. Ce qui compte, c’est l’occasion qui réunit des gens et permet de partager l’amour qui nous unit.
Quand j’aurai à mon tour des enfants, je ressusciterai sans doute la tradition familiale et j’inviterai le père Noël à boire un café avant qu’il ne dépose quelques merveilles dans leurs chaussettes.
Oui, le père Noël existe… et on l’a rencontré! Amateur d’histoires de Noël, vous allez adorer ces récits.
La tempête qui a gâché Noël
J’étais déterminée à réunir ma famille éclatée pour les plus belles vacances de Noël qui soient. Les éléments en ont décidé autrement.
Par Cathrin Bradbury
La tempête de verglas de 2013 est due à la rencontre entre un front chaud venu du Texas et une masse d’air froid en provenance de l’Ontario. C’est du moins la version de la chaîne météo. Pour ma part, je crois que cette énorme tempête, qui a laissé sans électricité des millions de gens au Canada et aux États-Unis et qui a coûté 200 millions de dollars seulement pour le ramassage des débris, est en réalité due à ma fureur contre mon mari et mes enfants si peu disposés à entretenir l’esprit de Noël. À Toronto, mon quartier s’est transformé en scène de crime: arbres cassés, poteaux électriques à terre et fils enchevêtrés. Mais je retiens surtout du grand verglas de 2013 qu’il a marqué l’arrêt des Noëls forcenés de ma famille éclatée.
En 2009, après 25 ans de mariage, deux enfants adorables et de nombreux Noëls rieurs, mon mari et moi avons décidé de nous séparer, et il a déménagé. Pendant les quatre années qui ont suivi, chacun a mené sa vie de son côté – à une exception près. Tous les 24 décembre, j’accrochais consciencieusement les bas de Noël à la cheminée, en insistant pour que mon mari se plie au rituel que nous avions toujours respecté. J’étais persuadée qu’en recréant nos fêtes d’antan comme si rien n’avait changé, j’arriverais à ranimer l’esprit de Noël qui s’était éclipsé quelque temps. Je le faisais pour les enfants (devenus de jeunes adultes), croyais-je, pour leur prouver que, même après le divorce, nous restions la même famille, pas simplement une pâle imitation. Une idée aussi fausse que bien intentionnée.
Enfant, j’adorais Noël. Décorer l’arbre ainsi que toutes les surfaces disponibles à la maison; trier les dizaines de cartes que nous recevions par la poste; déballer les cadeaux dans la frénésie du matin de Noël. Et les chants! Les Noëls avec mes enfants devaient se montrer à la hauteur. À mon grand désarroi, ils le furent de moins en moins, ce qui ne m’empêchait pas de tout tenter pour nous aménager de joyeuses fêtes. Plus c’était ardu, avec le mariage qui se délitait, plus j’insistais. Chez nous, la joie à Noël était une obligation, au même titre qu’une intervention chirurgicale en cas de rupture de l’appendice.
L’année de la tempête de verglas, avec les enfants rentrés de l’université pour les fêtes, j’étais plus déterminée que jamais à organiser le plus beau des Noëls. Le réfrigérateur et le congélateur débordaient de tourtières et de lasagnes; la dinde était commandée. Dehors, dans un bruit de pétarade, les branches cassaient sous le poids de la glace, parfois plus épaisse qu’elles. Nous étions le 23 décembre, deuxième jour d’un cocktail de pluie, de verglas et de neige, une combinaison mortelle pour les arbres et les fils électriques, mais notre maison continuait à baigner dans la lumière chaleureuse des fêtes. Je me suis colletée à une guirlande de lumières colorées – autrefois mon mari s’occupait de cette étape de la décoration – et, piquée par les aiguilles du sapin, j’avais du sang sur les mains et les bras. Un défi à ma joie de Noël, c’est le moins qu’on puisse dire. Il est possible qu’il y ait eu jurons et grincements de dents. Tous ces efforts pour maintenir la cohésion familiale, et voilà que je décorais l’arbre seule.
Quelle indifférence! Quelle ingratitude! «Les enfants?» ai-je crié dans l’escalier. Silence. Assise par terre, je contemplais l’arbre nu. J’ai été envahie d’un sentiment nouveau. JE DÉTESTE NOËL. J’ai pu l’exprimer à haute voix, mais je dirais que la suite est sans doute liée à mon «super» pouvoir (météorologique), parce que aussitôt après l’avoir pensé, un bang supersonique a crevé l’atmosphère et le ronron électrique qui sous-tend la vie dans un foyer s’est brusquement tu. Cette fois, les enfants ont réagi et nous nous sommes précipités dehors pour constater que le vieil arbre majestueux planté à quelques maisons de chez nous était tombé, ses énormes racines arrachées, et qu’il avait entraîné dans sa chute une ligne électrique avant de s’écraser sur un VUS garé dans la rue.
Il aura fallu attendre quatre jours avant que l’électricité ne revienne, et deux semaines avant que l’arbre et l’épave de la voiture ne soient déplacés. (Un jeune qui avait apparemment «emprunté» la voiture de ses parents pour une visite clandestine à sa petite amie, avec l’intention de la ramener avant qu’ils ne s’en rendent compte.) En regagnant le silence de la maison, j’ai vite compris quatre choses: le festin qui attendait dans le frigo et le congélateur était menacé; l’épinette blanche n’aurait jamais ses lumières; il n’y aurait pas de courses de dernière minute; et la joie des fêtes avait soudain disparu de ma liste de tâches.
Tout s’est passé très vite. Mon mari, qui restait propriétaire avec moi de la maison, a réagi à l’urgence en arrivant afin d’allumer un énorme feu dans l’âtre, «pour éviter que les tuyaux n’éclatent». Ma sœur Laura, qui avait encore l’électricité, a téléphoné: «Venez chez nous, il y a de la place!» Ma fille a sorti de vieilles fourrures qui avaient appartenu aux grands-mères et aux grands-tantes et nous avons fait le tour de la maison, tels l’explorateur Ernest Shackleton et ses compagnons quittant le navire broyé par la banquise pour affronter la vaste étendue de glace. Laura est venue nous aider à ranger la nourriture et les cadeaux dans des sacs pour l’expédition qui devait nous conduire chez elle, à quelques rues au sud.
J’aime l’hiver, j’aime les tempêtes de neige et j’aime particulièrement les braver. Nous marchions vers le sud, les arbres et les fils électriques étaient soulignés par la glace, comme si un enfant en avait tracé les contours avec un marqueur argenté. La ville semblait prisonnière. Mais à l’intérieur de ces limites, tout paraissait possible. Nous glissions et criions dans les rues glacées. Pierre, notre caniche, était excité comme un fou. Depuis l’artère principale située entre la maison de ma sœur et la nôtre, on voyait au nord la ville plongée dans un noir profond, tandis qu’au sud, tout était éclairé comme un arbre de Noël. Le feu de circulation était mort. Nous nous sommes arrêtés un instant au milieu de l’artère abandonnée, et nous nous sommes sentis libres comme des hors-la-loi… avant de poursuivre la route vers la chaleur et la lumière.
Buddy, le chiot de Laura, nous attendait à la porte, et les deux chiens ont couru autour pendant que nous rangions la nourriture dans le réfrigérateur et le congélateur. Laura a agrandi au maximum la table de la salle à manger et l’a recouverte d’une nappe de Noël aux couleurs vives; pendant quatre jours, nous y avons mangé un repas après l’autre.
Les enfants allaient et venaient, les siens et les miens; ma fille, étudiante en photographie, a pris des photos de la glace scintillante et du ciel assombri, et mon fils est allé encourager son père qui a fini par brûler ma réserve de bois sans parvenir à vraiment chauffer la maison. «J’ai peur qu’il s’attaque aux meubles», ai-je confié à Laura.
Quand nous étions rassemblés, la table débordait de mets exquis. Ce fut un Noël improvisé, sans facéties, et étrangement, tout le monde est resté détendu et heureux. J’étais aussi perplexe que le Grincheux devant les Choux qui chantent en y mettant du cœur même s’il leur a dérobé les cadeaux de Noël. Je me souvenais des derniers Noëls, quand mes enfants paraissaient par moments épuisés. Pas par ma gaieté – je le sais aujourd’hui –, mais par ma crainte de laisser s’y mélanger la tristesse. Faire éclater une famille peut être perçu comme un échec. Mais nul n’échappe aux calamités. Il y a des tempêtes; certains projets tombent à l’eau; nous sommes parfois contraints d’abandonner un genre de vie pour en accueillir un autre. Les Japonais ont un mot pour ça: le kintsukuroi. C’est l’art de réparer la porcelaine fêlée avec une laque d’or ou d’argent, qui rend l’objet encore plus beau que s’il n’avait jamais été abîmé.
Noël n’a plus jamais été le même après la grande tempête de verglas de 2013. Pour commencer, nous avons abandonné l’idée de la famille obligatoire. Par la suite, chaque fois que nous nous sommes retrouvés, nous avons introduit de la nouveauté. Une année, nous nous sommes réunis dans le studio de ma fille pour des mets chinois; une autre, le jour de Noël, nous sommes allés voir le dernier Star Wars au cinéma. Accompagnés d’amis, nous avons occupé une rangée entière de sièges inclinables. Sur la photo immor- talisant la scène, je porte un tricot rouge vif – eh oui, l’esprit des fêtes –, mais je me suis calmée sur le scénario de Noël et m’efforce d’être attentive à ce que j’ai devant les yeux.
Nous avons même fêté un Noël dans la nouvelle maison de mon ex-mari (au nord de Toronto). C’est un peu risqué de passer un week-end avec son ex, mais nous avons fait du ski de fond, il a préparé un rosbif et un pudding du Yorkshire. Nous avons passé du bon temps.
Cette année, les enfants seront à la maison ensemble – ce qui n’est pas arrivé depuis deux ans – et je me prépare à organiser un super Noël dans ce lieu où nous avons été une famille d’un certain type et où nous sommes devenus une famille d’un autre type: unie parce qu’elle en a envie plutôt que pour le rituel, par le présent plutôt que par le passé. J’ai appelé ma fille pour discuter de l’arbre de Noël et de la dinde.
«Maman, a-t-elle réagi patiemment. Tu as vu la date?»
C’était le 26 juillet.
«On en reparlera en décembre, d’accord?» a-t-elle ajouté.
J’ai tempéré mon enthousiasme, mais le compte à rebours a commencé.
Vous souvenez-vous de ces tempêtes de neige mémorables du Québec et du Canada?
Que de traditions!
Comment j’ai appris à accepter qu’il n’y a pas une seule façon de célébrer le temps des fêtes. Et c’est bien ce qui le rend mémorable.
Par Marni Jackson
Mon père, qui a grandi dans les Prairies, était un homme patient et joyeux. Le seul moment où on pouvait l’entendre jurer, c’est lorsqu’il installait les lumières de Noël à l’extérieur. Ingénieur, il aimait les choses bien faites, qui se déroulent sans accrocs: exactement le contraire de cet enchevêtrement cauchemardesque de fils et d’ampoules à moitié brûlées qu’il fallait tous les ans sortir de la cave. L’entendre maugréer dans l’échelle tandis qu’il accrochait les lumières à la gouttière est devenu une tradition annuelle – notre version familiale du bruit des sabots de rennes sur le toit.
Installer le sapin, en général à longues aiguilles piquantes, dans son minuscule support de métal vert pas plus gros qu’une tasse de thé le faisait aussi maugréer. Mon frère et moi étions réquisitionnés pour lui signaler «un peu plus à gauche… à droite» de l’autre côté de la pièce pendant qu’il ajustait l’angle au micromètre près, allongé sous les branches.
Aussi, tous les ans, il démêlait soigneusement un jeu de lumières multicolores en forme de chandelles qui faisaient des bulles comme du champagne. Pour qu’elles pétillent, il fallait les poser exactement à la verticale, ce qui impliquait d’autres ajustements de la part de mon père.
Ma mère ne se mêlait jamais de la décoration de l’arbre: elle était trop occupée à dorer à la bombe tout ce qui lui tombait sous la main et à fabriquer une maison en pain d’épices digne de Frank Lloyd Wright. Une orgie de créativité et un brin de subversion lui permettaient de supporter Noël. À cet âge d’or des familles à un seul revenu, les parents avaient le temps de se consacrer à des loisirs; les siens étaient la poterie et la sculpture. Inspirée par les figurines de Hummel populaires dans les années 1950, elle aimait particulièrement sculpter des enfants en bottes de pluie, un râteau à la main. À l’approche de la période des fêtes, ma mère descendait au cellier, où elle gardait ses sculptures ratées ou abandonnées. Elle les dorait à la bombe pour les transformer en angelots et en chérubins (pourvus de bottes et râteaux) prêts à être disposés sur la cheminée.
Nous avions une crèche de Noël, mais la tête du Joseph était manquante, tout comme plusieurs sabots des brebis. Le résultat: un décor à mi-chemin entre Martha Stewart et une installation d’avant-garde.
Ces rituels sont restés immuables au fil des années, et l’arrivée de nouveaux partenaires et d’un ou deux enfants, jusqu’à ce que nous soyons 11 à la table de Noël, n’y a rien changé. Les conversations étaient généralement sinistres, vu notre prédilection pour les anecdotes médicales macabres. Mon beau-frère avait l’habitude de minuter le temps nécessaire pour passer des compliments sur la courge grillée aux discussions concernant furoncles ou perforations de l’intestin. Cela dit, on riait beaucoup. Et on retrouvait tous les ans sur le buffet le même carillon des anges – une décoration de Noël suédoise avec de petits anges en laiton que la chaleur de quatre chandelles blanches faisait tourner.
Le repas était toujours excellent, quoique imprévisible. Ma mère était une cuisinière accomplie, elle aimait prendre des risques et détestait répéter ses triomphes culinaires. Nous avions beau la supplier de refaire le gâteau au moka-chocolat à sept étages, elle se devait d’innover avec des abricots et de la crème fraîche. C’est vrai, il y avait toujours une dinde, mais différente chaque année – cuite longtemps à feu doux, grillée et un peu brûlée, marinée, au barbecue ou dans une grosse casserole. Et tous les ans jusqu’à sa mort, à 94 ans, mon père, assis au bout de la table, a porté son gilet rouge (qui lui allait comme un gant jusqu’à la fin).
Ce n’est que quand j’ai rencontré mon futur mari que j’ai compris que nos traditions familiales étaient originales. Brian avait cinq ans lorsque sa famille avait émigré d’Angleterre au Canada; ils avaient fait la traversée par bateau et étaient arrivés à Toronto au lendemain de l’ouragan Hazel. Ses parents s’étaient rapidement adaptés à la vie à Etobicoke, en Ontario, tout en maintenant le rituel des Noëls avec lesquels ils avaient grandi. Chez eux, il y avait toujours des pétards, tandis que ma famille avait tendance à en acheter puis à les oublier dans un tiroir. Ils aimaient mettre un disque dans la salle de jeu et danser sur du Harry Belafonte. Nous n’étions pas si motivés.
Le repas restait au centre de la tradition. Theo, le père de Brian, était, à cette époque lointaine plutôt «genrée», responsable de la découpe de la dinde et de la préparation des boissons alcooliques. On ne le voyait pas souvent à la cuisine. Lola, sa femme, arrivait à préparer seule le repas de Noël dans la plus belle tradition des Tudor, et à servir sans effort tous les convives en même temps dans des assiettes chaudes. Il y avait une énorme dinde bardée de bacon, accompagnée d’une crème de navet, de pommes de terre grillées, d’une purée de canneberges maison, de sauce, de saucisses, de boulettes farcies et de haricots verts ou de choux de Bruxelles au beurre. L’argenterie était frottée, les serviettes repassées, la salière et la poivrière de cristal trônaient sur la table. Sans être riches, mes beaux-parents avaient de la classe.
Il s’agissait du genre de repas qui, à l’époque victorienne, aurait exigé trois domestiques pour la cuisine et un maître d’hôtel pour le service. Tandis que Lola se chargeait de tout (avec mon aide bien modeste), y compris du clou de la soirée: une bagatelle présentée dans un bol en verre taillé, suscitant les habituelles boutades sur qui avait hérité d’une part riche en rhum et en brandy. Il devenait de plus en plus difficile de trouver une boutique vendant des bâtons verts d’angélique, une plante confite, pour le nappage, mais on en trouvait toujours. Après le repas, nous avions droit aux pétards de Noël (pas ceux des magasins à un dollar). Les mauvaises blagues étaient lues à haute voix avec des grognements, et comme par magie, les chapeaux en papier allaient à tout le monde. C’était idiot, bruyant et franchement amusant.
Noël n’a vacillé qu’une fois, l’année suivant le décès de mon beau-père en 1988. À six ans, notre fils Casey croyait encore au père Noël. Howard, le frère de Brian, était venu d’Europe, où il vivait alors. Lola a apporté les plats sur la table et tout était parfait, comme d’habitude. Nous nous sommes assis pour manger, mais elle s’est rapidement excusée. C’était trop pour elle.
Les membres qui s’ajoutaient à la famille venaient avec de nouvelles traditions, mais ça ne se passait pas toujours sans heurts. Une année, Howard était accompagné de sa petite amie norvégienne, que j’appellerai Astrid. Astrid était belle et un peu hautaine. («C’est culturel», avions-nous décidé.) Elle a vite décrété que Noël était propriété norvégienne. Après tout, l’histoire de saint Nicolas est liée au Nord scandinave. La veille de Noël, avons-nous découvert, les Norvégiens cachent leurs balais, car on raconte que sorcières et esprits malfaisants s’invitent à l’intérieur des maisons durant la nuit. Nous étions disposés à les cacher et à faire tous les efforts pour qu’Astrid se sente bien pendant son premier séjour au Canada, mais nous avons lamentablement échoué.
Pour le réveillon de Noël, Brian et moi avons enfilé l’habituelle tenue des fêtes – un «pull décontracté» et un pantalon légèrement plus chic qu’un survêtement. Astrid est apparue dans l’escalier vêtue d’une robe rouge chatoyante, une vraie tenue de bal, les joues rosies par des années de ski et de patin. En Norvège, a-t-elle expliqué, tout le monde se met sur son trente-six pour le réveillon de Noël et on mange du porridge avec de la cannelle, du beurre et du sucre, une offrande pour saint Nicolas. Et parfois on fait une ronde autour de l’arbre pour chanter.
La veille de Noël, à Etobicoke, nous avons mangé du saumon fumé sur du pain de seigle, mais pas de porridge. Astrid avait le mal du pays et parlait peu. Le lendemain, alors que nous nous affairions à préparer un déjeuner festif – quiches et croissants –, elle a regardé tristement le pain multigrains frais. «Le pain est excellent en Norvège, pas comme celui-ci, a-t-elle dit. Le pain canadien n’est bon que grillé.» D’accord. Nous avons survécu sans d’autres accrocs au repas, le soir. Et bien que nous n’ayons jamais eu l’occasion de préparer un vrai Noël norvégien pour Astrid, Howard a introduit une nouvelle tradition pendant les années où il restait à Oslo pour les fêtes. Au réveillon, il mitonnait pour sa tribu norvégienne le repas anglais de sa mère, avec saucisses et boulettes farcies. Howard est mort trop jeune, d’un cancer, mais la tradition du réveillon anglais perdure dans sa famille norvégienne.
Il y a deux Noëls, à Toronto, nous nous sommes une fois de plus retrouvés 11 à table. J’ai fait la purée de canneberges de ma mère et la crème de navet de Lola. J’ai grillé la dinde et retrouvé une recette de farce qu’une amie m’avait filée il y a 20 ans. L’arbre de Noël penchait un peu, et personne n’a préparé de bagatelle, hélas, mais nous avons levé un verre aux amis et aux membres de la famille disparus. Et un autre verre pour la nouvelle arrivée à cette table, notre petite-fille Zahra Ali-Johnson, tout juste 13 jours.
Qui sait quelles autres traditions elle nous offrira en grandissant? En parlant de ça: partez à la découverte des traditions de Noël autour du monde!
Inscrivez-vous à l’infolettre de Sélection du Reader’s Digest!