Le 17 avril 2013, Melanie, Bettina et Alexandra rentrent d’une formation professionnelle de plusieurs jours à Giessen, une ville moyenne du centre de l’Allemagne.
C’est le début d’après-midi, le soleil brille, quelques nuages moutonnent dans le ciel et la température dépasse les 20 °C.
Les trois femmes travaillent dans le même service marketing direct d’une entreprise de cosmétiques et produits ménagers. Elles se connaissent depuis des années. Les derniers jours ont été accaparés par un nouveau produit, mais maintenant leurs pensées se tournent vers leur famille. Elles ont hâte d’arriver chez elles. Elles vivent dans les environs de Fribourg-en-Brisgau, une ville du sud de l’Allemagne, et ont chacune deux enfants âgés de 3 à 11 ans. L’après-midi avance lentement. Il est 16 h 45. Elles roulent sur l’autoroute A5, aux abords de Karlsruhe. Elles ont parcouru environ 200 km et en ont encore 130 à faire.
« J’ai très hâte de rentrer à la maison », s’exclame Melanie Augustin, 31 ans, au volant de sa Renault Grand Scénic bleue. La radio diffuse de la musique pop. « Ouais, sourit Alexandra Danneger, 43 ans, assise à l’arrière. Mais beaucoup de travail nous attend encore. C’est toujours pareil lorsque je m’absente quelques jours. » Bettina Zink, 31 ans, expose aux autres ses projets de vacances d’été. « Changer d’air est vraiment le principal objectif », insiste-t-elle en montant légèrement le volume. Dans près d’une heure et demie elles seront enfin chez elles.
Soudain, il semble y avoir un problème avec le GPS. « Qu’est-ce qui se passe, enfin ? grogne Melanie. Pourquoi sommes-nous sur l’A8 maintenant ? Cet appareil idiot ne peut-il pas simplement nous conduire à Fribourg ? » C’est la vérité. Les trois femmes se dirigent vers l’est au lieu du sud. Bettina jette un coup d’œil à son smartphone. « Ce n’est pas catastrophique, affirme-t-elle. Prends juste la prochaine sortie. » La suivante est Karlsbad, quelques kilomètres plus loin, et la route monte jusque-là. Mais Melanie pourra enfin changer de direction.
La circulation sur l’A8 en direction de Karlsruhe est assez dense mais il n’y a pas d’embouteillages. La voiture derrière les trois femmes est une BMW conduite par Wilhelm Dirkmann, 45 ans. Il n’avait pas prévu de prendre cette route non plus. Ce consultant en informatique retourne au siège de sa société à Karlsruhe après un rendez-vous avec un client à Pforzheim, et pensait d’abord éviter l’autoroute. Mais il a changé d’avis. Devant lui se trouve la longue descente appelée Wolfartsweierer Hang et les informations de 17 h passent à la radio.
Melanie Augustin remarque que plusieurs voitures devant elle ralentissent. Par mesure de prudence, elle appuie un peu sur les freins. Or, rien ne se produit. Elle freine brusquement. Toujours rien. Elle enfonce frénétiquement la pédale d’embrayage, mais elle ne répond pas non plus. « Mely, que se passe-t-il ? » demande Bettina Zink à côté d’elle. Au même moment, le voyant « système de freinage défaillant » s’allume sur le tableau de bord. « C’est quoi cette odeur ? intervient Alexandra depuis l’arrière. Vous ne sentez pas ? Quelque chose brûle ! »
« Quelque chose brûle ! La voix de Bettina se brise presque. Il y a de la fumée à l’intérieur ! Melanie, arrête la voiture ! On doit sortir ! » Les femmes baissent désespérément les fenêtres latérales.
Melanie enfonce encore et encore la pédale de freins. « Rien ne répond ! gémit-elle. Les freins, l’accélérateur, l’embrayage, les vitesses. Ils sont tous morts ! » La seule chose qui fonctionne encore est le moteur. Mais dans la pente raide, la Renault prend de plus en plus de vitesse. « Je ne peux rien faire », s’écrie Melanie, atterrée.
Wilhelm Dirkmann remarque que la voiture de devant perd un genre de liquide. Il regarde plus attentivement et n’en croit pas ses yeux. Le liquide brûle, au début seulement quelques gouttes, puis plus loin des flaques enflammées sur l’asphalte. « Ça doit être de l’essence », comprend-il. Il voit de la fumée envahir l’intérieur de la Renault. « Je n’arriverai pas tôt à la maison », pense-t-il d’abord.
Dans la Renault, les trois femmes sont déjà en train d’être asphyxier par la fumée. Leurs yeux brûlent et les vapeurs s’épaississent. Une odeur infecte de plastique fondu les entoure. « Il fait de plus en plus chaud, halète Alexandra. Je ne peux pas rester sur le siège. » « Décale-toi », lui crie Bettina. Alexandra détache sa ceinture de sécurité et se glisse dans le coin gauche. Tout pour s’éloigner des flammes !
Inhaler est une véritable souffrance. Melanie agrippe fermement le volant, mais la fumée est devenue tellement épaisse qu’elle parvient à peine à distinguer la route devant elle. Courageusement, elle combat la panique qui menace de la submerger. « Ne perds pas ton sang-froid ! Pense aux enfants ! »
« Melanie ! l’implore Alexandra. Fais quelque chose ! » Les fumées âcres les obligent à passer la tête par les fenêtres. Le vent bat leurs cheveux et leur fouette le visage. Mais tout vaut mieux que d’être asphyxié. « Vous pensez que je devrais utiliser la glissière de sécurité pour essayer d’arrêter la voiture ? » demande Melanie à trois reprises, sans réponse. Elle rejette cette idée. Si elle faisait cela, Bettina, sur le siège passager, serait incapable de sortir, elle serait piégée à l’intérieur.
Plusieurs véhicules dépassent la Renault enfumée, certains klaxonnent, d’autres vont même jusqu’à filmer la terrible scène avec leurs téléphones portables. Wilhelm Dirkmann reste derrière la voiture et voit les trois femmes passer leur tête par les fenêtres. « Elles ne peuvent pas arrêter la voiture, comprend-il soudain. Elles ne peuvent même pas ralentir ! » Il sait qu’il y a quelques centaines de mètres de pente devant elles. Il s’est passé environ 12 secondes, et certainement pas plus de15, depuis qu’il a remarqué les premières gouttes de liquide en feu, une poignée de secondes durant lesquelles la situation dans la voiture devant lui a atteint son point culminant. Il sait qu’il doit agir maintenant, sans quoi il sera trop tard.
Melanie continue d’enfoncer la pédale de freins, en vain. La voiture roule plus vite que jamais, la fumée s’épaissit. Quelque part il y a le feu, mais on ne voit pas les flammes. La zone la plus chaude est l’arrière gauche du véhicule, du côté du réservoir d’essence. « Devrait-on sauter en marche ? » se demande Melanie. Elle ouvre la porte, regarde l’asphalte défiler sous elle, et comprend que c’est impossible. Elles vont beaucoup trop vite. Sur la voie de gauche, de plus en plus de voitures les dépassent. Puis elle voit une BMW les doubler lentement. « Que fait-il ? » demande désespérément Bettina. « Bon sang ! s’exclame Melanie. Avancez ! Nos freins ne fonctionnent plus ! »
Wilhelm Dirkmann n’a qu’une idée en tête : « Je dois arrêter cette voiture, ou ces personnes n’auront pas de chance. Une voiture en feu dans une descente est un piège mortel. » Il ne peut compter que sur son intuition et l’adrénaline fusant dans ses veines.
Il amène sa BMW directement dans la trajectoire de la Renault condamnée, qui roule à une vitesse de 80 ou 90 km/h. Puis il commence à freiner, d’abord légèrement. Si la voiture derrière lui percute l’arrière de la BMW trop violemment, de l’essence en feu pourrait éclabousser le siège arrière. Peut-être a-t-il vu une telle scène au cinéma, ou lu quelque chose à ce sujet. Wilhem Dirkmann ignore pourquoi ce scénario s’est formé dans son esprit. Ses yeux font des allers-retours entre la route devant lui et le rétroviseur. « J’espère juste que ça va marcher ! » pense-t-il. La Renault se rapproche. Cinq mètres, trois, deux, un. Impact !
La main droite de Melanie Augustin agrippe le volant si fermement que ses phalanges deviennent blanches comme des os. Elle ne peut pas voir le compteur, elle n’a aucune idée de leur vitesse. Et dans un instant, elles percuteront l’arrière de la BMW. La tête sortie par la fenêtre, elle cherche de l’air. Soudain, l’image de ses deux filles surgit devant ses yeux, presque aussitôt avalée par les fumées âcres.
Wilhem Dirkmann sent une petite secousse alors que la Renault heurte le pare-choc arrière. Il enfonce immédiatement la pédale de frein, si fort que les deux voitures s’immobilisent au bout de quelques mètres. Il sort de sa BMW aussi vite que possible et se rue vers la Renault. Une fumée noire et épaisse s’échappe en serpentant de la voiture. « Sortez de là, vite ! hurle-t-il. Passez par-dessus la glissière et éloignez-vous autant que possible. Combien êtes-vous ? »
Les trois femmes s’écroulent hors de la voiture plus qu’elles n’en sortent. Alexandra Dannegger enjambe aussitôt la glissière de sécurité. Melanie Augustin et Bettina Zink récupèrent leurs bagages. Wilhem Dirkmann les presse. Plus elles s’éloigneront de la voiture, mieux ce sera. Il est juste en train de passer la barrière lorsque la Renault prend feu. Melanie, Bettina et Alexandra s’effondrent dans l’herbe, cherchant leur souffle, en état de choc. Sous leurs yeux, la Renault est engloutie par les flammes. Wilhelm Dirkmann s’agenouille dans l’herbe à leur côté et fixe leurs visages blancs comme des linges. « Vous êtes en sécurité, plus rien ne peut vous arriver maintenant », répète-t-il plusieurs fois, aussi rassurant que possible. Les femmes sont si pâles qu’il craint qu’elles ne s’évanouissent à tout instant. Lorsque les pompiers et la police arrivent, les secouristes ont du mal à croire ce qui s’est produit. En entendant l’histoire, ils sont profondément impressionnés par le courage de Wilhelm et sa présence d’esprit.
Jusqu’à présent, la cause de l’incendie de la Renault âgée de neuf ans de Melanie Augustin demeure un mystère.
Le jour suivant, le vice-chef de police de Karlsruhe, Roland Lay, récompense le spectaculaire sauvetage de Dirkmann d’une distinction honorant sa bravoure. Lors de la cérémonie de présentation, Lay déclare : « Sans votre intervention déterminée et courageuse, ces trois femmes seraient certainement décédées d’une mort atroce, et trois familles auraient perdu leur mère. Vous êtes un exemple pour nous tous ! »
Wilhem Dirkmann lui-même a tendance à minimiser les faits. « Mais il y a une chose que j’aimerais dire, ajoute-t-il. J’aimerais que mon action soit considérée comme un appel à lutter contre l’indifférence qui gagne toujours plus de terrain dans notre société. Lorsque les choses commencent à devenir désagréables, il y a une tendance à détourner le regard ou à prendre des photos. Mais la volonté d’aider et le courage civique sont des valeurs que les parents et les professeurs devraient inculquer aux enfants. Il s’interrompt pour réfléchir. Du moins, c’était ainsi autrefois. »
Melanie Augustin, Wilhelm Dirkmann, Bettina Zink et Alexandra Danneger (de gauche à droite) célébrant le sauvetage des trois femmes.
Melanie et ses amies cherchent encore les mots pour exprimer leur gratitude. La première fois qu’elles revoient Wilhelm Dirkmann après ce terrible jour sur l’autoroute, elles se contentent de l’étreindre très, très fort. Des larmes de joie roulent sur leurs joues. Toutes les trois pensent à leurs enfants, qui doivent à Wilhelm Dirkmann d’avoir toujours leur mère.