Notre-Dame de Paris ravagée par les flammes
Huit spécialistes de la restauration ont coiffé un casque et enfilé des bottes de chantier avant d’entrer dans la coque noircie de Notre-Dame de Paris, la cathédrale la plus célèbre du monde. Dix jours plus tôt, un incendie a ravagé les combles, fait fondre le toit et s’écrouler la flèche. Sauf pour les battements d’ailes des moineaux, le lieu baignait dans le silence. L’air généralement saturé d’encens était âcre et sentait la cendre et la fumée refroidie. Des montagnes de débris jonchaient le sol de marbre.
Les scientifiques sollicités par le ministère de la Culture pour l’inspection des dégâts et la planification du sauvetage avaient presque tous exprimé leur soulagement et leur espoir. Les chaises en rotin, sagement alignées, n’avaient pas souffert, les tableaux inestimables restaient accrochés, intacts, et, au-dessus de l’autel, la grande croix dorée veille sur la Pietà, une statue de la Vierge Marie recueillant sur ses genoux le corps du Christ.
«Ce qui compte, ce n’est pas le toit et la voûte, mais le sanctuaire qu’ils protègent», explique Aline Magnien, directrice du Laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH). «Le cœur de Notre-Dame a été sauvé.»
C’est probablement un court-circuit électrique qui est à l’origine de l’incendie qui a failli détruire la vieille dame de 850 ans le 15 avril 2019. Les pompiers ont suivi à la lettre le protocole pour faire face à ce genre de catastrophe et savaient quelles œuvres d’art sauver et dans quel ordre. Ils ont maintenu une pression d’eau basse et n’ont pas arrosé les vitraux à l’eau froide pour éviter que le verre n’éclate.
Ainsi, le pire a pu être évité, mais la situation n’en était pas moins critique. Plus de 200 tonnes de plomb toxique avaient fondu du toit et de la flèche. Le fragile équilibre des forces entre la voûte et les arcs-boutants de la cathédrale était menacé. La structure vacillante pouvait s’effondrer.
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La science au secours de la cathédrale
Au LRMH, Aline Magnien et ses 22 collègues ont recouru aux techniques de la géologie et de la métallurgie pour évaluer l’état de la pierre, du verre, de la peinture et du métal. Il s’agissait d’empêcher la cathédrale de se dégrader davantage et de guider les ingénieurs pour la restauration.
Le président Emmanuel Macron a promis la réouverture de Notre-Dame pour 2024. Depuis 2019, l’opération mobilise de nombreuses agences gouvernementales et les promesses de dons affluent, frôlant aujourd’hui le milliard d’euros. La tâche difficile qui consiste à récupérer les matériaux et à reconstituer la cathédrale a été confiée à l’équipe scientifique du LRMH.
Les chercheurs du LRMH travaillent dans les communs d’un château du XVIIIe siècle à Champs-sur-Marne, dans la banlieue est de Paris. C’est là que le laboratoire a analysé des échantillons des plus grands monuments de France – la tour Eiffel, l’Arc de Triomphe. Le quartier est tranquille, mais quand je m’y rends en janvier 2020, le laboratoire est une véritable ruche.
Géologue et responsable du groupe «Pierre» au LRMH, Véronique Vergès-Belmin enfile une combinaison de protection avant de mettre le masque filtrant – essentiel quand on traite des échantillons contaminés au plomb. Dans le hangar du laboratoire, elle dispose de dizaines de pierres tombées de la voûte de Notre-Dame. Cela donne une idée de l’état dans lequel se trouvent celles toujours en place.
La chaleur fragilise le calcaire, et déterminer les températures auxquelles les pierres ont été soumises durant l’incendie permettra aux ingénieurs de juger si elles sont réutilisables. La couleur est un indice, a pu constater Véronique Vergès-Belmin. De 300 à 400°C, les cristaux de fer qui aident à fixer le calcaire commencent à se décomposer et font rougir la surface de la pierre. À 600°C, la couleur change car les cristaux se sont transformés en oxyde de fer noir. À 800°C, en perdant tous ses oxydes de fer, le calcaire devient de la chaux vive.
«Il vaut mieux ne pas réutiliser une pierre qui a changé de couleur», indique la scientifique. L’évaluation de la couleur n’est pas une science exacte, mais elle servira à mesurer la résistance des centaines de milliers de pierres encore dans la cathédrale plutôt que d’avoir à tester chacune mécaniquement.
L’eau est tout aussi dévastatrice. Quand les pompiers ont arrosé la voûte en pierre, le calcaire poreux s’est alourdi d’un tiers de son poids. Les chercheurs du LRMH ont observé au laboratoire une pierre tombée et l’ont pesée régulièrement pour suivre le processus de séchage. En mai 2021, la majeure partie des pierres saturées d’eau avait fini par sécher.
Entre-temps, il continue à pleuvoir sur la voûte sans toit. Il a été impossible de mettre en place un couvercle provisoire en raison de l’échafaudage installé en 2018, avant l’incendie, en vue d’importants travaux de rénovation et que le feu a complètement déformé. Comme les murs de la cathédrale soutenaient l’échafaudage, il a fallu démonter soigneusement l’armature métallique pour éviter un effondrement qui aurait ajouté à la «catastrophe», confirme Aline Magnien.
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La reconstruction
Le processus de séchage des pierres se fait naturellement et le changement de poids continuera vraisemblablement à avoir des effets «non négligeables» sur la structure de la voûte, explique Lise Leroux, géologue et spécialiste de la pierre au LRMH. Ce poids supplémentaire joue sur l’équilibre fragile des forces, et quand l’eau gèle en hiver, chaque pierre est soumise à un phénomène de dilatation ou de contraction.
Quelques semaines après l’incendie, les ingénieurs ont fait installer des poutrelles métalliques au-dessus de la voûte pour faciliter le travail des cordistes pendant le démontage de l’échafaudage et la stabilisation de la structure. Lise Leroux a obtenu sa certification de descente en rappel pour superviser de plus près le chantier. En février 2020, lors du premier examen du sommet de la voûte, elle a pu constater que de nombreuses pierres avaient été protégées de l’incendie et de la pluie par l’enduit de plâtre, resté quasiment intact. «Il a fait son boulot», dit-elle.
Une fois le démontage terminé en novembre 2020, le travail à l’intérieur de la cathédrale a pu commencer. En décembre, le grand orgue a été démonté et déplacé. Ses tuyaux couverts de poussière de plomb allaient enfin pouvoir être nettoyés et, pour certains, réparés. Finalement, l’installation d’un échafaudage de 27 mètres a permis l’accès aux voûtes. Le début des travaux de reconstruction de l’intérieur s’est inscrit au calendrier de la seconde moitié de 2021.
L’incendie a suscité un vif chagrin dans la population, mais aussi la peur que des particules de plomb n’aient dérivé dans les quartiers voisins. Avec d’autres scientifiques, Aurélia Azéma, ingénieure du groupe «Métal» du LRMH, a conclu que la température était loin d’avoir atteint les 1700 °C qui causent l’évaporation du plomb. Presque tout le métal s’est contenté de fondre à 300 °C, de se déverser dans les gouttières et de couler en stalactites accrochées aux voûtes.
À certains endroits, la température a toutefois dépassé les 600 °C, entraînant une oxydation du plomb en nodules microscopiques. «Comme de la laque à cheveux», dit Aurélia Azéma. Le nuage jaune qui s’est échappé de la cathédrale durant l’incendie a montré qu’au moins une partie du plomb s’était retrouvée en suspension dans l’air.
Certaines écoles du quartier ont été décontaminées après qu’on y a détecté des niveaux de plomb inquiétants. Une partie importante du plomb touché par l’incendie est restée dans la cathédrale. En juin 2019, quand le groupe «Métal» a rapporté au labo les premiers échantillons prélevés, la poussière de plomb jaune semblait avoir tout envahi. Aurélia Azéma a déroulé plusieurs couches de papier bulle pour en sortir de petits tuyaux d’orgue et, de son doigt ganté, a pointé les trous. «Il y en a même là-dedans», dit-elle.
Vu la toxicité du plomb, la santé publique française impose une limite légale de 0,1 microgramme par centimètre carré sur les surfaces des bâtiments, y compris les monuments historiques. «Le premier échantillon que nous avons étudié dépassait de 70 fois la limite», explique Emmanuel Maurin, ingénieur responsable du groupe «Bois» du LRMH.
L’inspection du travail exige l’application de règles strictes de sécurité. Toute personne voulant pénétrer dans les zones contaminées de la cathédrale doit se dévêtir complètement avant d’enfiler des sous-vêtements et des combinaisons de sécurité en papier jetable et porter un masque de protection filtrant. Après une exposition maximale de 150 minutes, il faut passer à la douche et se laver de la tête aux pieds. «Nous prenons cinq douches par jour», dit Thierry Zimmer, directeur adjoint au LRMH.
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Éliminer le plomb, étudier le bois
Le ministère de la Culture a chargé le Laboratoire de trouver le meilleur moyen de procéder au nettoyage du plomb sans toucher à l’intégrité de la cathédrale. Pour la plupart des surfaces lisses – verre, métal, bois ciré et même peinture –, les scientifiques ont constaté que l’aspirateur d’atelier et le coton de démaquillage humidifié à l’eau distillée éliminaient le plomb sans risque. Les surfaces en bois brut, elles, doivent d’abord être poncées, explique Emmanuel Maurin. Pour les pierres poreuses, les compresses et le latex restent la meilleure méthode de nettoyage, combinée au laser pour les joints.
La première phase «urgente» des travaux scientifiques évoluant, Notre-Dame a lentement commencé à s’ouvrir aux différents spécialistes de la «deuxième phase» – ceux qui s’intéressent à son histoire et à son architecture susceptibles d’être étudiés sans la présence envahissante des touristes.
Le ministère de la Culture et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ont créé une équipe composée d’une centaine de chercheurs issus de nombreuses institutions.
«En triant ces milliers de fragments – certains venant de notre monde, d’autres d’un monde plus ancien –, nous avons l’impression de communiquer avec le Moyen Âge», explique Philippe Dillman, chimiste des métaux archéologiques, responsable du Laboratoire archéomatériaux et prévision de l’altération au Commissariat à l’énergie atomique.
Yves Gallet, historien de l’art à l’université Bordeaux Montaigne, supervise un groupe de travail qui étudie les pierres restées en place. L’analyse photographique sophistiquée permet aux chercheurs de comprendre comment les tailleurs de pierre du XIIIe siècle ont conçu et assemblé les cadres qui soutiennent les grandes rosaces de quatre étages.
Les restes calcinés des combles ont eux-mêmes une histoire à raconter. «Le bois enregistre tout durant sa croissance», explique Alexa Dufraisse, qui dirige le groupe «Bois».
Les chênes utilisés pour la fabrication des poutres de Notre-Dame ont poussé aux XIIe et XIIIe siècles durant une période de réchauffement climatique. En associant les anneaux de croissance à ce que l’on sait des conditions économiques de l’époque, on espère voir comment les variations climatiques ont affecté la société médiévale.
La joie et la reconnaissance
Au cours des siècles marqués par les guerres et les maladies, Notre-Dame a connu des cycles de déclin et de renouveau. Quand les voûtes et les arcs-boutants auront séché, que le plomb aura été éliminé et que l’histoire et la résilience de la grande cathédrale seront mieux comprises, le sentiment de perte suscité par l’incendie cédera à la joie et à la reconnaissance, espèrent les spécialistes qui œuvrent au LRMH.
«Il existe une belle unité entre ceux qui veulent non seulement sauver ce monument, mais en tirer tous les enseignements possibles, explique Aline Magnien. Notre-Dame sera restaurée! Ses œuvres d’art, ses pierres et ses vitraux seront nettoyés; elle sera plus lumineuse et plus belle que jamais.»
«Notre-Dame sortira de l’expérience grandie. Nous aussi.»
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Une forêt dans le ciel
Depuis la nuit des temps, ceux qui grimpent dans la charpente de Notre-Dame affirment qu’ils se rendent dans la «forêt». Les milliers de poutres entremêlées là au XIIIe siècle ont donné son surnom à cette «forêt» qui survole Paris. Aujourd’hui, pour la rebâtir à l’identique et pour redresser la flèche du XIXe siècle, 2000 arbres sont nécessaires, dont 1000 pour la flèche.
L’incendie d’avril 2019a suscité une générosité planétaire et des propositions de dons de chêne sont parvenues de nombreux pays. Ils contribueront à la restauration des charpentes du grand comble (nef et chœur) aux côtés des chênes français.
Début mars 2021, avant la montée de sève, les forestiers de l’Office national des forêts (ONF) ont abattu les huit premiers chênes destinés au «tabouret» (l’assise) de la flèche. Des chênes d’exception: 230ans d’âge, 1 mètre de diamètre, plus de 20 mètres de longueur de tronc utile. Cinq se devaient d’être parfaitement rectilignes, et trois de présenter une courbure spécifique indispensable à la réalisation du tabouret.
Après leur abattage et de 12à 18mois d’entreposage (dont plusieurs mois en extérieur afin que la pluie lave leur tanin), les chênes de Notre-Dame atteindront un taux d’humidité de moins de 30%. Les charpentiers pourront alors se mettre à l’ouvrage pour que la charpente mythique reprenne à nouveau sa place dans le ciel de Paris en 2024.
— Stéphane Calmeyn
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©2020 Christa Lesté-Lasserre. Tiré de Science (13 mars 2020, vol. 267, no 6483). L’article a été mis à jour depuis sa première publication.