Mes parents sont morts à quelques semaines l’un de l’autre. D’abord maman, en novembre 2017, puis papa, en janvier. Ils avaient tous deux 85 ans et étaient nés à un jour d’écart. Ils se sont rencontrés un samedi soir d’été au Wagon Wheel Dance Hall dans le petit village de Pointe-du-Chêne au Nouveau-Brunswick et ne se sont plus jamais quittés. Ils avaient 17 ans. Jusqu’à la fin de leur vie, ils se souviendraient de cette soirée où maman portait un tricot jaune clair et où papa, très nerveux, avait traversé la salle pour l’inviter à danser.
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Donner son corps pour l’étude scientifique des cadavres
En vieillissant, ils n’ont jamais évoqué ni exprimé de souhaits ou de besoins particuliers en matière de soins; maman n’aimait pas aborder ces sujets. Mais ils voulaient faire don de leurs corps à l’école de médecine après leur décès. Ils en avaient exprimé très tôt le désir et, tout comme mon frère et ma sœur, j’en tirais fierté. Après leur mort, les corps ont été confiés au laboratoire d’une école de médecine où ils ont contribué à former une nouvelle génération de professionnels de la santé pendant près de 18 mois.
Vous serez surpris par ces réactions étranges du corps après la mort.
En apprendre plus sur leur vie
J’ai répondu à un questionnaire invitant à raconter les aspects de la vie de mes parents qui pourraient intéresser les étudiants. Un autre couvrait leurs antécédents médicaux. En quelques paragraphes, j’ai fait la liste de leurs nombreux soucis de santé. La coordonnatrice du programme de don m’a assurée que papa et maman seraient allongés côte à côte dans le laboratoire et les étudiants prévenus qu’ils avaient été mari et femme.
J’avais, quelques années plus tôt, passé un peu de temps dans le laboratoire d’anatomie de l’école de médecine où j’étais employée et j’aurais aimé en savoir plus sur la vie de ces gens dont je voyais la dépouille.
Je souhaitais que les étudiants s’intéressent aux mains de mon père. Qu’ils voient que la gauche était rugueuse, et ses doigts calleux et tordus par des décennies de création dans son atelier. Ils trouveraient peut-être quelques taches de peinture sur la paume ou le doigt où il posait son pinceau.
Les études scientifiques des cadavres permettent aussi d’élucider des affaires, en théorie. Sauf pour ces morts mystérieuses de célébrités qui sont encore inexpliquées.
Les problèmes de santé de mon père allaient-ils se voir?
Papa n’avait que 58 ans quand il a été victime d’un grave accident vasculaire cérébral qui lui a fait perdre l’usage de la main droite; un étudiant de l’école de médecine verra peut-être qu’elle est plus douce. Pendant des années, papa a tenté sans succès d’insuffler de la vie à ce membre paralysé en le massant, en lui imposant des exercices. Par chance, il était gaucher.
J’espérais que ses ongles soient bien taillés. L’âge l’avait rendu plus sensible et lui couper les ongles n’était pas une sinécure. Peut-être aussi faisait-il moins confiance à ses enfants devenus adultes pour obéir à ses instructions.
Les décennies qui ont suivi l’AVC de mon père l’ont vu se transformer en artiste: il a fabriqué des milliers de maisons de poupée, des nichoirs et des meubles qu’il offrait à sa famille et à ses amis. Quand l’âge a eu raison de son élocution, il s’est mis à peindre. Des centaines de tableaux.
Son art donnait une voix à sa parole devenue maladroite. Son atelier et, plus tard, sa chambre lui ont offert un espace pour fabriquer de la beauté avec le bois, la peinture et la fantaisie – la joie de créer.
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Le corps, le coeur, et le cerveau de ma mère
J’ai souhaité mille choses pour ces étudiants qui se pencheraient sur le dos de ma mère. J’espérais qu’ils remarqueraient le chemin de souffrance qu’avait été sa colonne vertébrale déformée. La douleur avait vieilli avec elle et fini par l’envoyer dans un fauteuil roulant, le cou cruellement incliné. Et quand ils examineraient son cœur, je me figurais qu’ils devineraient qu’il avait souffert et résisté à la fois. Un jeune interne en cardiologie remarquerait la valve de travers, source de tant d’angoisse pour maman toute sa vie, et l’étudiant serait peut-être touché qu’un cœur pareil ait pu tant aimer. Elle n’aimait pas à la perfection, mais avec force, et tous les jours de sa vie, elle a fait des efforts pour aimer mieux.
Quand on étudierait le cerveau de maman, j’espérais qu’un futur neurologue noterait les régions usées par l’anxiété et les eaux sombres de la dépression et qu’il serait impressionné par la manière dont elle avait mené sa barque avec ce cerveau. Je voulais qu’on sache qu’elle était drôle et intelligente et, de temps en temps, très courageuse.
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Le corps de mon père pourrait s’exprimer à nouveau
J’espérais aussi que ces étudiants qui apprendraient à lire le corps humain voient le cœur de lion de mon père. Je l’imaginais gros, meurtri, balafré, mais fort. Il était tombé amoureux ce fameux soir d’été il y a si longtemps – c’était forcément inscrit sur ce cœur qui avait tant souffert des combats livrés contre les maladies graves qui les ont affligés, lui et maman. Cet AVC diabolique a certainement marqué son cœur au fer rouge, mais papa avait réussi à y survivre, pied de nez au vilain caillot qui avait voulu l’emporter.
Je souhaitais que les étudiants voient la gorge de papa, là où était restée piégée cette armée de mots. Il a lutté ferme pour les retrouver et pouvoir parler, jusqu’au moment où on l’a installé définitivement dans son lit et qu’il m’a demandé de lui retirer ses lunettes. Il est mort trois jours après.
Les étudiants verraient peut-être les os déformés de ses hanches, et j’espérais qu’ils mesureraient la douleur qu’il a pu éprouver quand il s’assoyait avec maman, et elle avec lui, à la fin de leur longue existence commune. Enfin, je leur souhaitais de se pencher sur le cerveau de papa avec ses lésions de plus en plus nombreuses. J’aurais aimé pouvoir leur dire: songez à la force qu’il lui a fallu pour tenir malgré tout et qu’il y soit arrivé par amour et par devoir. Et pour cette danse qui remontait à si longtemps.
Pour ceux qui auraient des yeux pour voir, les corps de maman et papa seraient une tapisserie.
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© 2019, par Linda E. Clarke. The Globe and Mail (19 juin 2019), globeandmail.com