Techniques d’approche
Comme la plupart des femmes qui, après la quarantaine, décident de renouer avec la séduction, Jodi s’est inscrite au site de rencontre Tinder sur la recommandation d’une amie.
L’année 2018 était encore jeune et Jodi, analyste de l’information en santé à West Kelowna, en Colombie-Britannique, n’était pas sortie avec un homme depuis plus de 23 ans. Sur son profil, elle se décrivait comme une passionnée de camping et de kayak et avait ajouté un lien sur sa chanson country préférée, «Meant to Be».
Un des premiers gars qu’elle ait rencontrés s’appelait Andy. Elle était chez elle quand elle avait reçu ce message: «Votre profil me plaît.» C’était aussi sa chanson préférée, ce qui semblait prometteur. Ils se sont retrouvés au Starbucks et Andy a raconté qu’après avoir passé une dizaine d’années au Vietnam, il revenait s’installer au Canada.
Ingénieur sur des plateformes pétrolières, il semblait avoir bien réussi. Il souhaitait se poser et profiter de la vie avec quelqu’un qui partagerait le même désir. Il a donné son vrai nom, Marcel André Vautour.
À la troisième rencontre, assis dans le salon chez Jodi, André a avoué être amoureux d’elle. Très. «Il disait absolument tout ce que je voulais entendre», raconte Jodi (qui a demandé que son nom de famille ne soit pas publié).
Ils ont commencé à planifier une vie commune. André irait chercher son argent au Vietnam, l’essentiel, a-t-il expliqué, se présentant sous forme de lingots d’or. Elle l’accompagnerait, promettait-il – ce serait un peu comme leur lune de miel. Il fallait d’abord qu’il travaille à Edmonton comme responsable de la livraison de l’eau sur des plateformes pétrolières. Il ne serait parti que quelques semaines et la paie était bonne, a-t-il rassuré Jodi, avant de lui demander 500$ pour payer les frais de renouvellement de sa certification nécessaire à l’embauche. Jodi n’appréciait pas vraiment, mais André n’avait pas accès à ses fonds et il la rembourserait. À l’époque, elle l’a cru.
Comme bien des escrocs, les Roméo prospèrent à l’ère numérique où il n’est pas nécessaire de rencontrer l’interlocuteur en personne ni de vivre dans le même pays pour lui trouver des qualités. Selon les derniers chiffres du Centre antifraude du Canada (CAFC), l’arnaque à la romance a coûté aux Canadiens 19 millions de dollars en 2019. C’est plus que tout autre type d’escroquerie. Et c’est inférieur à la réalité. Seulement 5 à 15% des victimes d’arnaque se font connaître des autorités, estiment le CAFC et le FBI. Les dégâts seraient donc bien plus importants, tant financiers que psychologiques.
Quand les conditions sont réunies, à peu près n’importe qui peut se faire piéger, mais la plupart des victimes sont des femmes instruites de 45 à 70 ans. (Selon le FBI, 82% seraient des femmes, mais le nombre est probablement surévalué, les hommes étant moins enclins à signaler ce genre de faits.) Ce sont des personnes généralement dignes de confiance, plutôt impulsives, altruistes et, bien sûr, romantiques. Ne vous faites pas avoir! Faites attention aux signes qui prouvent qu’on essaie de vous manipuler.
Le piège se referme
Pour un escroc, nos pages Facebook fourmillent d’informations à notre sujet: plusieurs années de données sur nos intérêts, nos valeurs et notre personnalité, ou sur les organisations qui nous tiennent à cœur, les politiques auxquelles nous souscrivons, nos passe-temps et nos séries préférées. Soudain, nous ne faisons pas que rencontrer une personne – nous avons devant nous un passionné de plein air qui aime les chiens ou la vannerie ou notre chanson favorite.
Un peu avant son retour prévu d’Edmonton, André a appelé Jodi. Ayant des impôts en retard, il était en difficulté. S’il déposait le chèque de 49000$ de son employeur à Edmonton, le fisc risquait de saisir son compte. Sans cet argent, il serait incapable de payer ses sous-traitants. Ni ne pourrait partir en voyage avec Jodi. Mais il y avait une solution – il ne le dit pas tout de suite, mais un peu comme si ça venait de lui traverser l’esprit. Il suffisait de demander à son employeur d’émettre le chèque au nom de Jodi, ce qui lui permettrait de déposer la somme dans son compte à elle. Jodi voulait savoir si la démarche était légale; André a simplement répondu qu’ils auraient bientôt un chéquier à leurs deux noms. N’est-ce pas ce qu’elle voulait aussi?
Ils étaient sur FaceTime quand André a fait le dépôt numérique du chèque sur le compte d’affaires de Jodi qui lui a transféré en retour 19500$. Elle ne comprend toujours pas pourquoi sa banque, devant ce dépôt considérable, n’a pas retenu les fonds.
C’était le long week-end de Pâques et, l’après-midi même, Jodi s’envolait pour Las Vegas où elle était invitée à un mariage. Elle a parlé à tout le monde de son nouvel amoureux.
«On me trouvait rayonnante», soupire-t-elle. À son retour, elle est passée au supermarché. André serait là dans quelques heures et elle voulait préparer un repas. À la caisse, sa carte a été refusée. La suivante aussi. Elle a senti son estomac se nouer. Rentrée à la maison, elle s’est précipitée à l’ordinateur pour consulter son compte. Ses craintes se voyaient confirmées: le chèque d’André n’avait pas été honoré et elle avait un découvert de près de 20000$. Entre cette somme et l’argent qu’elle avait avancé pour les dépenses et le logement d’André, il manquait près de 45000$. L’homme de ses rêves était un escroc. Et il avait disparu.
Malheureusement, les arnaqueurs prennent toutes formes: ce bon samaritain en a payé les frais.
Parti sans laisser de traces
Marcel André Vautour traîne un casier judiciaire depuis au moins 24 ans. Si l’arnaque à la romance semble sa spécialité, d’autres allégations et accusations font état de fraude par carte de crédit, vol d’identité, recel de biens d’une valeur de plus de 5000$ et vol de véhicule. Échappant le plus souvent aux poursuites, il a toutefois été condamné au Québec en 2005 à une année de prison avec sursis et à une mise à l’épreuve pour fraude par carte de crédit. En 2009, il a pris six mois de prison avec sursis à Victoria, suivis de deux années et demie de mise à l’épreuve pour fraude. Il fait l’objet de mandats d’arrêt au Québec et au Manitoba. Les arnaques à la romance n’étant pas de juridiction fédérale, les escrocs échappent à l’arrestation en passant d’une province à l’autre.
Peu de temps après s’être fait escroquer, Jodi a été contactée par une infirmière de Vancouver, Rosey, 46 ans, qui avait été séduite par Vautour au moment où son couple battait de l’aile. Rosey s’était fait dépouiller de près de 7000$ avant que l’escroc ne disparaisse. Plus tard, elle a trouvé la page Facebook qu’il avait créée durant sa relation avec Jodi. Jodi et Rosey ont compris que Vautour leur avait servi le même scénario avec les lingots d’or et les belles villas, et qu’elles avaient vu la même photo du lit couvert de devises américaines. Enquêter sur Vautour est vite devenu une passion commune. Elles se confiaient des missions: Jodi devait retrouver le faux chèque qu’il avait déposé dans son compte; Rosey parlerait aux membres de la famille de Vautour au Québec et au Nouveau-Brunswick. Elles ont fini par apprendre des tas de choses sur lui, mais rien sur le lieu où il pouvait être. «Nous avions presque abandonné, reconnaît Rosey. Puis nous avons entendu parler d’Andréa.»
Andréa Speranza, capitaine des pompiers de 50 ans, a rencontré Vautour dans un Tim Hortons d’Halifax, trois mois après qu’il avait arnaqué Jodi et Rosey. Il se faisait alors appeler March Hebert. Dès leur première rencontre, Vautour a évoqué sa maladie de Crohn, contraignante pour l’activité physique. Environ quatre mois plus tard, quand Vautour a parlé d’une urgence médicale liée à cette pathologie, elle lui a prêté 1500$, et encore 500$ parce que le médicament qui lui avait été prescrit coûtait finalement plus cher que prévu, et encore 2000$ pour une deuxième dose. S’il n’avait pas accès à son compte, c’est qu’on lui avait volé son sac à dos.
Rétrospectivement, Andréa regrette de ne pas avoir été alertée par cette histoire de sac à dos volé et de frais médicaux inexpliqués. Sur le moment, son cerveau refusait d’y voir clair. «Le plus fou, c’est que cette histoire de sac à dos volé et absolument tout ce qu’il m’a dit n’était que mensonge!» Apprenez ces trucs qui vous aideront à démasquer les menteurs.
Leur relation a duré un peu plus de cinq mois. Pendant cette période, Andréa a donné environ 5000$ à Vautour, essentiellement pour ses médicaments. Lors de leur dernière rencontre, il lui a raconté qu’il allait chercher son chien chez son ex à Toronto. (Andréa a payé le billet de train et l’hôtel.) De Toronto, il lui a envoyé par courriel le lien de l’hôtel où il voulait descendre; Andréa ne connaissait pas le nom de l’expéditeur: March Vautour. Intriguée, elle a commencé à chercher des variations du nom Vautour sur Facebook et a fini par découvrir une photo de son amoureux avec un mot en bandeau: ATTENTION!
Chasse à l’homme
Si un arnaqueur utilise son vrai nom (ou a plusieurs pseudos en ligne), un enquêteur privé peut vérifier ses antécédents et, avec un peu de chance, trouver un casier judiciaire qui conduira à une adresse ou permettra de localiser ses actifs. Les victimes peuvent alors s’adresser à un tribunal des petites créances. Cela ne couvrira pas nécessairement toutes les pertes – au Québec, par exemple, le plafond pour les petites créances est établi à 15000$ –, mais c’est souvent la meilleure des trois solutions dont nous disposons, les deux autres consistant à engager des poursuites civiles ou criminelles. Les victimes d’arnaque à la romance peuvent (et devraient) porter plainte à la police, mais les poursuites criminelles sont, en réalité, assez rares. Les nombreuses victimes et les spécialistes que j’ai consultés admettent qu’il peut être difficile de convaincre les autorités de prendre une plainte au sérieux.
Quand Rosey s’est adressée à la police, elle s’est vu répondre que Marcel André Vautour était en effet un escroc contre lequel de nombreuses plaintes avaient été déposées, mais qu’il serait difficile de prouver l’activité criminelle puisqu’elle lui avait donné l’argent alors qu’ils sortaient encore ensemble. C’est Andréa qui a eu l’idée de rendre publique cette chasse à l’homme. En mars 2019, elle a lancé en ligne «Stop the March Madness Campaign», une intense campagne publicitaire ayant trois objectifs: sensibiliser la population aux arnaques à la romance; offrir un soutien et une communauté aux victimes; et, bien sûr, retrouver le salaud qui leur a fait le coup.
Hormis quelques informations recueillies auprès de femmes ayant fréquenté Vautour à Toronto, elles n’ont rien trouvé de vraiment utile – jusqu’à ce que Nikola se manifeste. La randonneuse de 28 ans originaire de la République tchèque, venue à Toronto avec un visa de travail de 12 mois, a rencontré «Marc» dans une auberge de jeunesse de New York en mars 2019. Nikola et Vautour n’ont jamais formé un couple; il lui a plutôt fait miroiter la possibilité d’en faire son assistante, avec un bon salaire. Quand Nikola a parlé de son projet d’aller en Colombie-Britannique, «Marc» lui a montré une photo de sa maison sur la plage à White Rock. Il avait l’intention d’y retourner et a proposé qu’ils fassent le voyage ensemble. Après lui avoir remis un (faux) contrat de travail, il a suggéré qu’elle demande une carte de crédit canadienne et l’a accompagnée à la banque en se présentant comme son nouvel employeur. Au cours des trois semaines suivantes, Vautour a accumulé une dette de 5000$ sur la carte de Nikola et en a volé encore 500$ en déposant une enveloppe vide dans son compte bancaire.
Peu de temps après leur arrivée en Colombie-Britannique, Vautour a dû partir précipitamment; une urgence, a-t-il prétexté. Quand Nikola a compris ce qui s’était passé, elle était seule et fauchée.
En discutant avec les autres victimes de Vautour, Nikola a eu une idée: Vautour s’était procuré un sac à dos coûteux en utilisant sa carte de crédit; connaissant l’homme, il chercherait à le vendre. Rosey a consulté le site Kijiji et repéré un sac à dos identique, vendu par un résident de Nanaimo, un certain Marc.
Quand une arnaque se transforme en une erreur financière colossale, le montant s’élève à des millions de dollars.
Retrouvailles
C’était en juin 2019. Jodi est aussitôt partie à Nanaimo avec Vince, son nouvel amoureux. Rosey allait les rejoindre. Sur place, ils ont écumé les lieux que Vautour était susceptible de fréquenter. Un employé de Tim Hortons l’avait vu quelques heures plus tôt. À la bibliothèque, une personne à qui ils ont montré le dépliant avec la photo de Vautour a réagi: «Bien sûr, c’est Marc.» Il vivait à quelques rues de là, à l’Armée du Salut.
Jodi avait passé plus d’une année à imaginer ce face-à-face avec celui qui avait failli détruire sa vie. «Je ne demandais pas des excuses. Je voulais seulement lui montrer qu’il ne m’avait pas brisée», dit-elle. Alors qu’elle passait la porte de l’Armée du Salut, elle a repéré Vautour s’avançant vers la sortie. «Salut, André», lui a-t-elle lancé, en le coinçant à la réception. Il a semblé chercher dans ses souvenirs. Puis la peur a pris le dessus. Il a prétendu qu’il avait des problèmes de drogue quand ils sortaient ensemble et ne se souvenir de presque rien. Il avait enfin décidé de soigner sa dépendance et promettait de la rembourser, a-t-il affirmé avant que quelqu’un ne le pousse dans un endroit sûr. Jodi a appelé la police.
Quand les policiers sont arrivés, Vautour s’était volatilisé.
Jodi, Rosey, Andréa ou Nikola n’allaient plus le revoir. Les quatre femmes restent en contact ainsi qu’avec un petit groupe de victimes (16 au total jusqu’ici) de l’escroc.
Andréa a suivi un cours d’autodéfense et installé un nouveau système de sécurité chez elle. Rosey s’est séparée de son mari. Nikola est rentrée en République tchèque. Jodi sort avec Vince depuis près de deux ans.
Quand elle a vu Vautour à Nanaimo, elle est restée de glace. Mais quand elle tombe à l’occasion sur une photo qui les montre ensemble, elle éprouve une bouffée d’affection. «Cela ne dure qu’une seconde. Je suis obligée de me raisonner et de me rappeler qui il est vraiment.» C’est pire que la perte d’argent, mais pas autant que la honte.
Oui, les arnaqueurs à la romance sont passés maîtres dans l’art de la manipulation et ciblent, consolent et exploitent d’innocentes victimes.
Notre culture y est pour quelque chose. Le «syndrome de la femme invisible» décrit le phénomène de celle que l’on ignore après qu’elle a passé un certain âge – songeons aux potentiels employeurs, aux prétendants, aux barmans. N’étant plus portées par la jeunesse et la fertilité, la fin de notre raison d’être biologique nous range définitivement parmi les êtres de moindre valeur. Puis se présente une personne qui vous voit, vous apprécie et promet de réaliser tous vos rêves. Qui ne voudrait pas y croire?
Pour éviter les mauvaises surprises, n’hésitez pas à poser ces questions lors de votre premier rendez-vous.
Les différents scénarios de Marcel André Vautour
• Il se fait parfois appeler Andy, Marc ou March Hebert.
• Il prétend avoir fait fortune comme ingénieur sur des plateformes pétrolières.
• Quand il gagne laconfiance d’unefemme, il lui demande de l’argent pour une urgence médicale ou signe des chèques sans provision.
Assurez-vous de savoir comment font les arnaqueurs pour gagner votre confiance.