En mettre plein la vue
Un tour du monde en famille, avant qu’une maladie génétique rare ne fasse perdre la vue aux enfants.
À la fois émerveillé et horrifié, la bouche grande ouverte, Laurent Pelletier contemple le criquet à armure carnivore qui s’est posé devant lui sur la table de pique-nique. Nous sommes près de Fish River Canyon, en Namibie, dans le sud-ouest de l’Afrique, et Laurent est en camping avec sa famille. L’insecte jaune et vert clair a des épines sur le corselet et six pattes filiformes plantées en position de boxeur. Il est aussi gros que la main du petit garçon de cinq ans.
«On peut le manger ? demande-t-il à sa mère.
— Je ne crois pas, répond-elle en riant.
— Je peux le garder pour le voyage ?
— Non, mais tu en verras beaucoup d’autres. »
Ce sera le cas, et l’expérience s’est maintes fois renouvelée durant les premiers mois de ce voyage autour du monde qui a duré une année et conduit la famille en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Avec ses parents, et ses frères et sa sœur plus âgés Mia, 12 ans, Léo, 10 ans, et Colin, 7 ans, Laurent a pu admirer quantité de grillons des broussailles, de criquets à armure, de bébés criquets, autant d’insectes dont les chants ont bercé leur sommeil la nuit. Ils sont devenus des talismans et font partie du large éventail de rencontres qui ont permis aux enfants de plonger dans l’ambiance d’un monde en technicolor dont ils rapporteront plein de souvenirs: steppes verdoyantes et lumineuses de Mongolie à dos de cheval, mer azurée au large du Cambodge en kayak, cimes vertigineuses rouge brique de Namibie lors d’un camping, paysages lunaires marron en Turquie vus d’une montgolfière.
Loin de leur maison de Boucherville, ces expériences chargées de couleurs, de formes, de sensations physiques et d’odeurs seront particulièrement importantes pour les enfants, dont trois sur quatre, Mia, Colin et Laurent, perdront probablement la vue à l’âge adulte. À moins d’une percée scientifique rapide. En effet, il n’existe pas encore de traitement contre la maladie dont ils souffrent.
Un diagnostic choc
Édith Lemay et Sébastien Pelletier ont attendu quatre ans un diagnostic qui aurait expliqué pourquoi leur aînée ne voyait pas la nuit. Petite, Mia se cognait aux meubles pourtant faciles à distinguer quand la vue s’adapte à l’obscurité. En 2013, elle avait alors trois ans, les consultations s’étaient enchaînées auprès de médecins sans qu’aucun n’arrive à expliquer cette absence de vision nocturne. En 2015, un ophtalmologue pédiatrique avait proposé d’inscrire la famille à un projet de recherche qui permettrait de cartographier leur génome. Ce sera fait, après deux interminables années.
L’ophtalmologue avait convoqué les Pelletier et, sans trop de ménagement, avait annoncé le diagnostic: «Il s’agit d’une rétinite pigmentaire, une mutation qui porte le nom de PDE6B.» Édith et Sébastien étaient tous deux porteurs sains, mais leur fille Mia avait hérité du gène.
La rétinite pigmentaire est un terme fourre-tout pour un ensemble d’environ 50 mutations génétiques héréditaires qui affectent la rétine, la membrane située au fond de l’œil qui interprète les images en noir et blanc et en couleur. Les cellules situées au bord, les bâtonnets, indispensables à la vision périphérique et à la vision nocturne, sont les premières à mourir. Avec la progression de la maladie, les cellules du centre, les cônes, qui servent à la vision en couleur et aux tâches de tous les jours comme lire, écrire et conduire, se mettent à leur tour à mourir.
«Pour le moment, on ne sait pas la soigner», avait poursuivi le médecin.
Submergée par l’émotion, Édith s’était un moment réfugiée dans les toilettes après avoir bredouillé quelques excuses. Je ne peux pas pleurer devant Mia, avait-elle songé. Elle ne comprendrait pas.
Que faire maintenant ? Il était tentant de solliciter un second avis, mais la cartographie génétique ne mentait pas. Les résultats étaient définitifs, irréversibles et bouleversaient l’existence de la famille. Les examens révéleraient plus tard que Colin, un nourrisson à l’époque, et Laurent, encore à naître, avaient hérité du PDE6B. Seul Léo, le second, n’était pas porteur de la mutation.
«Tous nos espoirs pour les enfants, leur avenir, leur devenir, doivent changer, a dit Édith un soir à son mari. Comment vont-ils le supporter?» Ils hésitaient à expliquer à Mia les conséquences de sa maladie. Ne valait-il pas mieux la laisser vivre le plus longtemps possible dans l’innocence et l’inconscience de l’enfance?
Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’une discussion sur le handicap autour de la table de la cuisine, c’était venu naturellement. «Tu sais, cette maladie des yeux dont tu souffres, avait dit Édith à Mia. Il est possible que tu sois aveugle quand tu seras grande.» Un peu brutal comme révélation, plus qu’elle ne l’avait prévu, mais au moins c’était dit. Édith avait retenu son souffle en attendant la réaction de sa fille.
«C’est pas sympa», avait répondu la gamine du haut de ses sept ans avant de changer de sujet.
Plus tard, la même semaine, Mia avait dit à sa mère que, désormais, elle rangerait particulièrement bien sa chambre. «Plus tard, il faudra que je sache où sont toutes mes choses.» Ses parents l’observaient se déplacer spontanément à tâtons dans la maison, les yeux fermés, monter et descendre les escaliers, traverser la cuisine, le salon et le sous-sol, mémoriser les formes au bout des doigts. «Elle trouve seule les solutions, songeaient ses parents. Nous n’avons qu’à la suivre.»
Ainsi est né le projet de ce voyage d’une année pour permettre aux enfants de découvrir le monde autrement que dans les livres d’images en 2D et par des cours en classe. Ils iraient voir en personne et de près des paysages balayés par le vent, des cascades et des phacochères. Ce voyage montrerait la vie dans toute sa splendeur et les moindres détails – pendant qu’ils pouvaient encore la voir.
Quand Édith et Sébastien ont évoqué le projet au printemps 2020, les enfants n’ont pas compris. Toute une année sans école, loin des grands-parents et des copains? «C’était difficile à imaginer, dit aujourd’hui Léo. Je n’ai pas pris ça au sérieux.»
Pendant les deux années qui ont suivi, Édith et Sébastien ont continué à travailler – elle en logistique sanitaire et lui pour une start-up dans le domaine de la finance. Ils ont commencé à mettre de l’argent de côté et à se renseigner sur les lieux à visiter, puis ils ont demandé aux enfants ce qui leur ferait plaisir durant ce voyage. Mia tenait à monter à cheval. Colin rêvait de dormir dans un train une nuit. Laurent voulait boire un verre de jus à dos de chameau. Léo comptait faire la tournée des attractions Pokémon au Japon.
Le début d’une aventure
Début 2022, ils étaient prêts. Édith et Sébastien ont donné leur démission, installé des locataires dans la maison pour l’année et acheté des manuels scolaires pour les leçons de maths et de français qui occuperaient les enfants quelques heures par semaine. La vie et ce qui s’offrait à leur regard leur apprendraient le reste – la meilleure forme d’apprentissage. Voyager avec quatre enfants était coûteux, mais ils feraient des économies en dormant sous la tente, dans des auberges, les petits hôtels et même une yourte en peau de chèvres en Mongolie.
Le lundi 21 mars, la famille s’envolait de Montréal sans itinéraire précis, à l’exception d’un trajet sinueux entre la côte sud-ouest de l’Afrique et sa côte est, en passant par la Namibie, le Botswana et la Tanzanie. Ils décideraient de la suite là-bas. «Notre vision d’adultes est différente de celles des enfants, et nous nous devions de respecter cela, reconnaît Édith. C’était une évidence depuis le départ. Moins de temples et de musées et davantage de ce qui retenait leur attention.»
Le monde n’a cessé de se révéler pendant des mois, parfois dans la cacophonie, aussi dans le chuchotement. Il y a eu les cris des vendeurs de bananes à chaque arrêt durant le trajet de 24 heures en train en Tanzanie. Puis le silence quasi absolu du Dead Vlei, en Namibie. Jadis un marais, c’était aujourd’hui une vallée desséchée entourée de dunes culminant à 400m et d’arbres morts, squelettes noirs dressés contre un ciel sans nuages.
Au Botswana, les enfants ont joué avec des écoliers en uniforme et, en Tanzanie, ils ont dansé avec des Maasaï et dormi dans une bananeraie. À Bornéo, ils ont fait de la paravoile au-dessus de la mer de Chine méridionale. En Thaïlande, Mia a caressé un éléphant, s’exclamant d’étonnement en découvrant sa peau si rugueuse. Dans le nord du Cambodge, Colin, qui avait toujours été plus secret que les autres, s’est battu comme un petit pirate en brandissant une épée en bois taillée par un guide dans un morceau d’acajou trouvé lors d’une promenade.
Les enfants changeaient, Édith et Sébastien le constataient chaque jour. Physiquement et psychologiquement, ils n’étaient plus les mêmes. À l’aube de l’adolescence, Mia avait besoin de plus d’indépendance. Léo et Colin gagnaient en assurance et se montraient plus extravertis, n’hésitant pas à aborder des inconnus, à jouer au foot avec les enfants du pays et à tester de nouveaux aliments, comme des fourmis rouges au Laos, trouvées sous un arbre. «Ça a un goût de citron», s’étaient-ils exclamés en chœur.
La famille se transformait aussi, les liens se resserraient, chacun se faisant plus protecteur, ce qui s’avérait utile quand les mots peinaient à expliquer des réalités plus dures. Quand ils ont traversé des villages du Cambodge, par exemple, ces «champs de la mort» théâtre de massacres durant le génocide perpétré par les Khmers rouges à la fin des années 1970. Le guide a raconté qu’il avait été abandonné encore nourrisson dans une forêt tout près, caché sans doute par ses parents qui voulaient le protéger. Édith et Sébastien avaient tenu les enfants contre eux pour les rassurer.
Par moments, le plaisir et l’aventure étaient les seuls buts recherchés, notamment quand, le 1er juillet, la famille était montée dans une montgolfière pour fêter le cinquième anniversaire de Laurent. Ou en janvier, à la cascade Tad Fame, au Laos, quand tout le monde s’était élancé en tyrolienne au-dessus d’une gorge. Ils n’ont pour ainsi dire jamais parlé du motif de ce voyage à l’étranger, sauf une fois. Sur une autoroute poussiéreuse de Mongolie, durant l’été, Laurent, qui avait semblé inconscient de ce qui l’attendait, avait demandé: «Ça veut dire quoi être aveugle? Je ferai comment pour traverser la rue? Je pourrai conduire une voiture?»
«C’est comme avoir les yeux fermés, avait répondu Édith. Ça n’arrivera pas du jour au lendemain, mais lentement, au fil des ans.» Être aveugle, ce n’est pas la fin du monde, avait-elle poursuivi. Ça veut plutôt dire que le monde sera différent. Presque tout restera possible: ils pourraient continuer à faire du ski, à nager ou même étudier pour devenir scientifiques et trouver un remède pour soigner leur maladie. Laurent avait hoché la tête et repris ses jeux inventés pour passer le temps.
Le voyage tirait à sa fin; en ce début d’année, la famille avait parcouru 83 700 km et visité 13 pays. Les enfants discutaient de ce qu’ils avaient appris sur le monde et sur eux-mêmes. «Il y a beaucoup de souffrance et de pauvreté, mais aussi des tas de choses belles et intéressantes, a fait remarquer Colin. Dans tous les pays, les enfants sont des enfants comme nous, sauf que les coutumes et les traditions ne sont pas les mêmes.»
Léo s’est montré moins philosophe. «Je n’ai pas trop aimé le durion», a-t-il avoué en plissant le nez de dégoût en songeant à ce fruit hérissé d’épines découvert en Indonésie, connu pour son odeur puissante d’œufs pourris, de vieux oignons et de décharge – combinés. Cela ne l’empêchait pas d’avoir encore envie de voyager. Mia hochait la tête. «C’était une année magique dont on se souviendra toute notre vie.»
Une mutation incurable…pour l’instant
La rétinite pigmentaire, qui affecte environ un individu sur 3000 à 4000 dans le monde, était jusqu’à récemment jugée incurable. Mais de nombreuses percées scientifiques ont marqué les deux dernières décennies. S’il n’existe pas encore de remèdes pour la mutation PDE6B, la recherche génétique a permis le développement d’un traitement efficace pour contrer les effets d’une autre mutation, la RPE65. (Il s’agit essentiellement d’une injection derrière la rétine.) Selon le Dr Robert Koenekoop, un ophtalmologue pédiatrique de Montréal, cela ouvre la voie au développement de traitements pour d’autres formes de rétinites pigmentaires.
En attendant, dans de nombreux cas, la science arrive à ralentir provisoirement la maladie par des injections régulières d’antioxydants, comme de la vitamine A et des acides gras oméga 3. De plus, en 2022, deux études ont démontré que l’acupuncture pouvait améliorer la vision, sans doute en accroissant l’afflux de sang à la rétine.
«En termes d’avancées dans le traitement des rétinites pigmentaires, c’est une période exaltante. Il y a de fortes chances que nous pourrons un jour aider ces enfants», s’enthousiasme le Dr Koenekoop.
Édith et Sébastien savent qu’il y a de l’espoir, mais préfèrent ne pas trop insister, pour que les enfants puissent s’épanouir, aveugles ou pas. Le voyage a renforcé la leçon qu’ils avaient reçue de Mia, quelques années plus tôt, quand elle s’était déplacée à tâtons dans la maison, les yeux fermés. Ils trouveront leur chemin. «Aujourd’hui, ma vision est bonne et je compte bien en profiter, dit Mia. Nous relèverons le défi.»
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