Emportée par la Niagara
Tombée dans la rivière Niagara, Sherry Vyverberg risquait de tomber dans les chutes ou d’être déchiquetée dans les pales tourbillonnantes des turbines de la centrale électrique.
Ce jour férié du Memorial Day, Sherry Vyverberg, 20 ans, a décidé de le passer aux chutes du Niagara avec des amis. Grande, les yeux bleus et de longs cheveux blonds, la jeune femme de Rochester, dans l’État de New York, vient de terminer son premier cycle universitaire en soins infirmiers. Comme elle doit être de retour à Rochester à 15h pour prendre son quart d’infirmière auxiliaire, elle a quitté la maison tôt, puis est passée chercher son petit ami, Keith Gandy, 22 ans, et leurs amis Greg Grant, également 22 ans, et Mike Jarocki, 26 ans.
Quatre-vingt-dix minutes plus tard, la joyeuse petite bande arrive. La journée est fraîche et ensoleillée en ce lundi 30 mai 1983. À 8h15, ils longent la Niagara Parkway et se garent sur la rive gauche de la rivière, près de la centrale électrique abandonnée du réseau Toronto Power, à 580 mètres en amont des chutes. Keith, qui s’est cassé la cheville une semaine plus tôt, a la jambe dans le plâtre et marche avec des béquilles près des bâtiments de pierre de la vieille centrale en discutant avec ses deux amis. Sherry contourne pendant ce temps une rampe métallique près de l’usine désaffectée et atteint une corniche de béton de 60 centimètres de large qui surplombe l’eau. Pour avoir une meilleure vue sur la rivière, elle s’avance de quelques mètres.
Du haut de son étroit perchoir, elle observe la rivière en aval, où la crête semi-circulaire de la chute du Fer à cheval prend toute la largeur du cours d’eau, de l’île de la Chèvre jusqu’à la rive canadienne. Chutant près de 60 mètres plus bas dans les violents tourbillons, l’énorme cascade tonne tel un orage assourdi en produisant un nuage perpétuel de gouttelettes. La rivière Niagara est l’une des plus spectaculaires au monde. Mais aussi l’une des plus dangereuses.
Juste sous elle, six mètres plus bas, de l’eau s’échappe du canal à vannes de la vieille centrale. Sherry jette un œil en contrebas, mais elle perd soudain l’équilibre et bascule dans le vide. Elle est saisie par le choc d’une eau à 8ºC. La puissance du courant l’entraîne vers le fond. Elle parvient à remonter à la surface pour respirer, mais les eaux tourbillonnantes ne cessent de la tirer vers le bas.
De la berge, Mike voit Sherry se pencher en avant puis chuter tête première. Je rêve, se dit-il. Il crie: «Elle est tombée à l’eau!» Avec Greg, il se précipite au bord de l’eau et se tient sur la rive, observant la scène avec impuissance. Pendant un instant, la tête de Sherry réapparaît à la surface, suivie de ses pieds, puis elle disparaît dans le courant. On ne peut rien faire, se dit Mike. Comment allons-nous annoncer cela à sa mère?
De la route, Keith Gandy hurle: «Elle est plus bas!» Maintenant à 15 mètres de la berge, Sherry se trouve désormais à environ 500 mètres du sommet des chutes. Bonne skieuse et randonneuse, elle sait en revanche à peine nager. Elle pagaie avec ses mains pour tenter de rester en surface, mais sent le courant tirer sur ses jambes comme un puissant monstre aquatique. Je vais mourir. Je vais basculer dans les chutes.
Greg escalade le talus et court le long de la berge tout en se déshabillant pour ne garder que ses sous-vêtements. Lorsqu’il parvient au niveau de Sherry, celle-ci se trouve à plus de 30 mètres du bord et toujours plus proche des chutes. Il se rue vers la rivière, plonge, mais face aux rapides torrentiels, il se rend compte qu’il n’arrivera à rien. Faisant demi-tour, il se replie péniblement sur la terre ferme.
La police à la rescousse
Au même moment, trois employés de la compagnie Canadian Niagara Power roulent sur la Niagara Parkway en direction de la centrale électrique Rankine, une usine en service située entre la vieille centrale et les chutes. Accompagné de John Marsh et Pete Quinlin, Joe Camisa, un charpentier de 55 ans, est au volant du camion.
Monteurs de charpentes métalliques de métier, John et Pete sont de vieux amis. Pete, 40 ans, est marié et père de quatre enfants. Sec et nerveux, cheveux blond roux et moustache, John a 37 ans. Célibataire, il a toujours adoré les sports qui mettent sa rapidité et ses compétences au défi.
Alors qu’ils passent devant la centrale de la Toronto Power, les trois hommes aperçoivent un type qui boitille vers eux tout en agitant frénétiquement les bras. C’est Keith, qui a abandonné ses béquilles et qui hurle: «Il y a une fille à l’eau!»
L’équipe bondit hors du camion et se précipite vers la rivière. De l’allée d’asphalte qui court le long des berges, John finit par apercevoir une tête qui flotte comme un ballon à 45 mètres de la rive. «Elle est trop loin! crie-t-il à l’adresse de Pete. On n’arrivera jamais à la tirer de là.» Maudissant leur impuissance, les deux hommes observent les rapides emporter la jeune femme. Mais John ne renonce pas. Je préfère encore sauter à l’eau que de la voir basculer dans les chutes et passer le restant de mes jours à me demander ce que j’aurais dû faire.
C’est alors qu’il se souvient du déversoir, un mur de béton courbe qui court juste sous la surface de la rivière depuis la centrale Rankine jusqu’à un point situé à 130 mètres de la berge. Le déversoir est conçu pour détourner une partie de l’eau qui coule vers les chutes et l’entraîner dans les turbines situées sous la centrale. Sherry se trouve maintenant tout près de l’extrémité du mur immergé.
John a grandi le long de cette rivière. «Je pêche beaucoup par ici, dit-il à Pete. Là où elle se trouve, le courant se dirige vers les chutes. Mais si je lance ma ligne par ici, neuf fois sur dix elle dérive à l’intérieur du déversoir, en direction de notre centrale. Si elle ne passe pas au-dessus ce mur, elle dérivera vers la centrale.»
En levant le regard sur la route, il aperçoit une voiture de police. «Il y a un policier. Arrête-le!» lance John. Pete agite furieusement les bras vers l’agent et hurle: «Appelez de l’aide. Il y a une fille à l’eau!»
L’agent James Caddis, du service de police de la région de Niagara, appelle des secours. Mais Sherry ne se trouve plus qu’à 245 mètres du sommet des chutes, et le temps presse. Si le courant l’emporte par-dessus le déversoir, personne ne pourra la sauver. Si elle dérive en direction de la centrale, comme John l’espère, ils auront peut-être une brève occasion de l’attraper avant qu’elle ne soit entraînée dans les vannes d’entrée jusqu’aux turbines – où elle serait déchiquetée – ou par-dessus le canal à vannes à la base du déversoir et en direction des chutes.
John et Pete ont si souvent travaillé ensemble qu’ils forment aussitôt une équipe. Pete attache ensemble deux morceaux de corde récupérés dans leur camion tout en filant vers le pont étroit qui court au-dessus du courant d’arrivée vers la centrale. Les deux hommes escaladent une clôture d’acier et s’élancent sur la passerelle. «Tenez bon! On va vous attraper!» crient-ils à Sherry qui, incapable de les entendre ou de les voir, flotte sans se débattre au gré du courant.
«J’y vais, dit John. Tu es un père de famille. Ta place n’est pas ici.»
Il se déshabille, ne gardant que son jean, et Pete attache une extrémité de la corde à la rampe et l’autre autour de sa taille. John enjambe la rambarde, descend de trois mètres sur l’une des jetées de ciment qui soutiennent le petit pont, puis plonge vers Sherry qui dérive vers le déversoir. Quelque 20 mètres plus loin, au bout de sa corde, il ne parvient toujours pas à atteindre la jeune femme. En nageant aussi fort qu’il le peut pour faire du surplace, il attend que Sherry se rapproche encore, puis s’élance avec l’énergie du désespoir et l’agrippe par les cheveux, la tire vers lui, l’entoure de ses bras et lui enjoint de rester calme. Épuisée, Sherry ne parvient qu’à hoqueter: «Merci, mon Dieu… et merci à vous.»
Sur la berge, tous retiennent leur souffle. Ils voient John attraper la jeune femme et l’entendent crier: «Tenez bien la corde et hissez-nous!» Joe et Mike et Pete hissent alors lentement John et Sherry hors de l’eau, contre une jetée située sous le pont.
«Tenez bon! encourage John. Ne la laissez pas retomber dans l’eau. Je vais m’agripper à une barre d’acier, détacher la corde de ma taille et la passer autour de la sienne.»
Une fois Sherry en sûreté, Pete renvoie la corde à John, qui la glisse par-dessus sa tête et ses épaules pour être hissé à son tour.
Sherry est en état de choc après ces huit minutes d’horreur. Ses lèvres sont bleues. Son corps parcouru de tremblements est engourdi par le froid. Lorsque Mike la couvre de sa veste, elle éclate en sanglots. Mais elle est de nouveau sur ses pieds et marche vers la route en compagnie de l’agent Caddis lorsque l’ambulance arrive, la jeune femme est aussitôt enroulée dans des couvertures et embarquée sur une civière. Mike monte avec elle.
En route vers l’hôpital général Greater Niagara, Sherry est encore très agitée. «Qui m’a sauvée? ne cesse-t-elle de demander. Quelqu’un d’autre est-il blessé?» Si quelqu’un a succombé en tentant de me sauver, je ne pourrai pas le supporter, pense-t-elle. Mike lui répète que tout le monde va bien.
Saine et sauve
À l’hôpital, Sherry est traitée pour état de choc et hypothermie, puis passe deux heures en observation et subit quelques examens. En dépit de cette épreuve, sa température et sa tension artérielle restent dans la norme; une radio confirme l’absence de fluides dans ses poumons.
Elle se repose sur un lit lorsque l’agent Caddis revient pour prendre de ses nouvelles. Sherry demande le nom de son sauveteur. «John Marsh, répond l’agent. Et vous pouvez être très reconnaissante que cet homme se soit trouvé là.»
John n’est pas resté longtemps sur les lieux et, si l’agent Caddis ne l’avait pas retenu, il serait reparti avec ses collègues dans leur camion sans révéler son identité.
Avec humour et humilité, John a également tenté d’ignorer les éloges qui ont suivi, se demandant pourquoi on en faisait toute une histoire. Parmi les hommages rendus par des hommes politiques canadiens et américains, il a reçu une lettre du président Reagan louant son héroïsme. John Marsh a été décoré de plusieurs médailles et plaques, dont la médaille Carnegie et la médaille de bronze de la Royal Canadian Humane Association. Il a également été décoré de l’Étoile du courage par le gouverneur général.
Comme l’a déclaré l’agent Caddis: «S’attacher à une corde pour plonger dans la rivière demandait déjà beaucoup de cran. Un homme sur mille aurait fait ce que John Marsh a accompli.»
Cet article a été publié pour la première fois dans le numéro d’août 1984 de Sélection.
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