L’histoire de Désireé et ses sauveteurs
Elle a dérivé dans les eaux froides du Pacifique pendant une nuit et presque toute une journée.
Maintenue à flot par son gilet de sauvetage orange, impuissante, la petite Desireé Rodriguez, neuf ans, a vu les membres de sa famille sombrer les uns après les autres. Elle allait lâcher prise quand le capitaine d’un bateau de pêche l’a repérée flottant à la surface. Sans hésiter, son second s’est jeté à l’eau pour sauver l’enfant et la ramener vers le bateau – vers la vie.
C’était il y a 35 ans et la petite fille et ses sauveteurs allaient se perdre de vue. Jusqu’à l’année dernière.
Lisez le témoignage de cet homme perdu en mer pendant 28 heures.
Le drame
Les Rodriguez pêchaient souvent au large de l’île Santa Catalina, en Californie. La journée du 18 mai 1986 s’annonçait parfaite pour une expédition à bord de leur bateau de plaisance de 8,5m, le DC Too.
Ouvrier du bâtiment, Thomas Rodriguez, le père de Desireé, adorait la pêche, particulièrement au bar. Élancé et musclé, l’homme avait insufflé à son aînée l’amour du grand air; elle savait fixer un appât sur l’hameçon et jeter une ligne à l’eau.
Le matin, comme ils le faisaient au moins une fois par mois, les Rodriguez sont montés à bord pour une excursion. La sœur de Thomas, Corinne Wheeler, 33 ans, et son mari Allen, 34 ans, se sont joints pour la première fois à l’équipée, laissant leurs trois enfants à la maison, à Riverside, en Californie, où vivaient les deux familles. Ils ont pêché toute la journée dans le Pacifique avant de quitter l’île tôt dans la soirée. Un épais brouillard s’est rapidement formé.
Sur le pont inférieur, Desireé dormait d’un sommeil léger à côté de Trisha, sa petite sœur de cinq ans. Des ordres brusques de son père les ont réveillées: «Sortez tout de suite! Le bateau coule!»
Desireé a poussé sa sœur dans l’eau sombre et froide. Les petites portaient une veste de sauvetage. Les adultes n’en avaient pas. Leur mère, Petra Rodriguez, une femme calme et menue de 29 ans, était enceinte. Elle a sauté à son tour.
Le bateau s’est retourné en quelques secondes, ne laissant hors de l’eau que la pointe de sa proue – et les six membres de la famille dans une impossible situation. Desireé regardait le visage de son père, de sa mère, de sa tante, de son oncle et de sa sœur, et n’avait pas peur.
«C’était comme dans un film, se souvient-elle. On ne voyait rien autour. Il faisait noir. Mais c’était paisible, silencieux.»
Après quelques minutes, promettant de revenir avec de l’aide, son père s’est éloigné et a disparu dans l’obscurité. «C’était mon superhéros. Je ne doutais pas qu’il reviendrait avec du secours», soupire encore Desireé.
Plus tard, elle a vu de l’écume se fixer sur les lèvres de sa mère un peu avant que celle-ci ne s’immobilise. Desireé lui a passé une corde autour de la poitrine, qu’elle a attachée au bateau pour l’empêcher de dériver. Finalement, sa sœur est morte.
«Je me souviens du silence qui a suivi, raconte Desireé. Nous étions dans un état de sidération et nous attendions.»
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Le brouillard
Paul Strasser et Mark Pisano, deux solides gaillards de 23 ans, vivaient leurs premières expériences à la barre quand ils ont appareillé de San Pedro, à 6h, le matin du 19 mai.
À bord du First String, un bateau qu’ils avaient contribué à construire, 35 passagers se préparaient pour une expédition de pêche.
Les deux meilleurs amis du monde s’étaient connus à 14 ans. Paul avait quitté son boulot de livreur de journaux pour travailler avec Mark sur des bateaux de pêche, au lessivage des ponts et au nettoyage du poisson. On leur avait collé le sobriquet de pinhead («andouille»), une façon familière de désigner les novices.
Les jeunes gens avaient gagné leurs galons de matelots puis de pêcheurs, et consacraient tous leurs loisirs à en apprendre davantage sur leur métier. À San Pedro, ils étaient les deux plus jeunes capitaines du port de pêche.
Leur sortie a débuté sans incident. Mark se souvient d’un «brouillard à couper au couteau», si épais qu’on distinguait à peine la poupe du navire. Pis, le poisson ne mordait pas.
«Essayons ailleurs avant de rentrer», a suggéré Mark. La sériole, prisée des amateurs de pêche sportive, a commencé à mordre. Les pêcheurs sont restés encore quelques heures, sortant les poissons les uns après les autres. Petit à petit, le brouillard s’est dissipé et le soleil s’est mis à percer.
Même la terre ferme peut se dérober sous vos pieds… ce fut le cas pour l’une de ces histoires de sauvetages extrêmes.
Seule, au milieu d’une immense étendue d’eau
Le jour chassait lentement la nuit. Entre de brèves pertes de conscience, Desireé, sa tante et son oncle luttaient pour leur survie. Pour rester éveillées, Desireé et sa tante racontaient ce qu’elles feraient après leur sauvetage. Elles iraient à l’hôtel, commanderaient au service dans les chambres et se mettraient au lit sous la couette, bien confortablement installées au chaud.
«Nous ne perdions pas espoir, se souvient Desireé. On se répétait que tout irait bien, que nous allions nous en sortir.»
Son oncle n’était pas du même avis. Avec le soleil de l’après-midi au-dessus de la tête, il s’est éloigné du bateau à la nage. «Vraisemblablement, il a lâché prise», dit-elle.
Elle l’a suivi, portée par la supplique de sa tante: «Ne le laisse pas se noyer.» Desireé a rattrapé son oncle, mais n’est pas arrivée à maintenir l’homme robuste et de bonne taille à la surface. Quand elle l’a lâché, il a sombré.
Desireé ne sait plus comment et quand sa tante est morte. Mais très vite, la petite fille de neuf ans a compris qu’elle se trouvait seule au milieu d’une immense étendue d’eau.
«J’ai décidé de m’éloigner du bateau, se remémore-t-elle. Je voulais nager le plus loin possible, ailleurs… Où? Je ne sais pas.»
Tard, le même après-midi, Paul et Mark viraient de bord pour rentrer à San Pedro avec leur fructueuse prise de sérioles.
À quelque 11 km au large de l’île Santa Catalina, Paul a aperçu dans l’eau un éclair blanc. Il pouvait s’agir d’un pare-chocs de bateau. S’aidant des jumelles, il a manœuvré le First String dans sa direction.
«Il y a un truc qui ne va pas; c’est étrange, se souvient avoir dit Paul à son ami. Puis j’ai distingué un cadavre, le visage retourné, emmêlé aux cordages.»
Paul a contacté la garde côtière. Plusieurs de ses passagers criaient sur le pont inférieur. Dans le brouhaha, il a aperçu deux autres personnes flottant dans l’eau: l’une avait la tête retournée. L’autre, ballottée par les vagues, portait un gilet de sauvetage orange; sa tête et ses cheveux marron étaient bien visibles à la surface.
«Avec le gilet de sauvetage, je me disais que tout n’était pas perdu», se rappelle Paul, qui s’est approché du bateau. Mark s’est jeté à l’eau et, porté par l’adrénaline, a nagé vers le visage pour saisir le gilet.
Sauvée à l’extrême limite
À demi consciente, Desireé a tressailli. Mark l’a ramenée vers le bateau où elle a été prise en charge par l’équipe médicale de la garde côtière. L’enfant a senti sur sa peau le picotement des bouillottes d’eau chaude dont on l’entourait.
«Si le bateau avait tardé, croit Desireé, aujourd’hui âgée de 45 ans, je n’aurais sans doute pas survécu. Je crois que j’avais atteint un point de non-retour.»
La porte-parole de la garde côtière a dit à l’époque que Desireé était dotée d’une «excellente constitution». La petite fille a obtenu sa permission de sortir le lendemain après sa prise en charge pour épuisement et hypothermie.
Pour l’enquête, le bateau a été sorti de l’eau et, en l’absence de traces de collision, les autorités ont conclu que le DC Too avait été renversé par une lame, peut-être dans le sillage d’un gros navire. Les deux corps retrouvés étaient ceux de la mère et de la tante de Desireé. Les recherches pour retrouver son père, sa sœur et son oncle ont été abandonnées deux jours après le sauvetage.
«J’ai longtemps imaginé que mon père avait réussi à gagner la côte, confie Desireé. Qu’il était amnésique et vivait dans une île, ignorant tout de son passé. Il y a toujours de l’espoir, vous savez. Mais avec le temps, la réalité m’a rattrapée et, aujourd’hui, je sais qu’il n’a pas réussi à s’en sortir.»
Desireé Rodriguez, qui s’appelle aujourd’hui Desireé Campuzano, a été adoptée par une autre tante et son mari. Pour ne pas la traumatiser, ils ne lui ont jamais posé de questions sur ce qui s’était passé. Elle a suivi une thérapie, mais s’en est essentiellement sortie seule, tâchant d’être une bonne personne, portée par une question lancinante: Qu’est-ce que mes parents auraient voulu que je devienne?
Desireé a poursuivi ses études tout en entreprenant une carrière en justice pénale. Elle s’est mariée en 2013 et elle a un fils de six ans.
Vers la fin de la vingtaine, elle a voulu connaître ses sauveteurs. Elle a envoyé un message à la star américaine de la télévision Oprah Winfrey, dans l’espoir qu’on l’aide à les retrouver. Il est resté lettre morte. Paul et Mark pensaient parfois à elle, surtout quand ils racontaient leurs plus folles aventures en mer. Mais ni Desireé ni les hommes qui l’avaient sauvée ne savaient par où commencer les recherches.
«Pour nous, Desireé représentait un fantôme, reconnaît Paul. Nous l’avions sauvée et elle vivait quelque part dans ce monde. Nous n’en savions pas plus.»
Toutes les histoires n’ont pas une fin heureuse, c’est le cas de celle de ces survivants à deux avalanches à la station de ski Silver Mountain.
Je m’appelle Desireé
Quand la pandémie de la covid-19 a fait dérailler les plans de Philip Friedman de retrouver son métier d’enseignant près de Shanghai, en Chine, ce passionné de pêche de 63 ans a choisi de rester en Californie avec sa famille. Il s’est attelé à la conception d’un podcast sur son violon d’Ingres.
Il a lancé Friedman Adventures («Les aventures de Friedman») en décembre 2020. Il s’agissait de réunir des pêcheurs sur le port pour parler de bateaux, de prises et donner quelques conseils pratiques. Dans un épisode, Mark a raconté le sauvetage de 1986.
Ce même jour, Pablo Peña, un ingénieur ferroviaire de 41 ans, a écouté cette émission en voiture durant les 20 minutes de trajet qui le menaient à son travail. Cette histoire incroyable lui évoquait un souvenir. L’homme se rappelait une conversation quelques années plus tôt avec une ancienne collègue. Elle avait perdu ses parents dans un accident de bateau dont elle restait la seule survivante.
«J’ai imaginé que ce pouvait être elle, se souvient Pablo. Mais pour que ça colle, il fallait qu’ils donnent son nom.»
C’est alors que Mark a dit: «La petite que nous avons sortie de l’eau s’appelait Desireé Rodriguez», en ajoutant que c’était un nom courant à Los Angeles.
Pablo était sidéré. Dix ans plus tôt, à l’occasion d’une excursion de pêche, il avait rencontré Philip Friedman. Il lui a aussitôt envoyé un message.
«C’est pas vrai! C’est une blague! ai-je cru en le lisant, se rappelle Philip. J’ai pensé qu’il plaisantait.» Mais il voulait retrouver cette femme. «Il faut terminer cette histoire!»
Philip a orchestré une rencontre surprise entre les deux capitaines et celle qu’ils avaient secourue des années plus tôt. Il s’est d’abord assuré que Desireé acceptait de jouer le jeu.
«L’idée me paraissait étrange, il n’y avait rien d’inquiétant, mais c’était un peu troublant, raconte Desireé, aujourd’hui policière au bureau du shérif du comté de Los Angeles. Après toutes ces années, qu’une telle chose soit possible relevait du miracle.»
Desireé a accepté et s’est présentée au studio quelques jours plus tard. Le plan de Philip Friedman était simple: elle serait Raquel, une traductrice qui raconterait de nouveau l’histoire du sauvetage pour la télé espagnole.
«Au début, j’étais nerveuse, se souvient Desireé. J’allais voir ces hommes et refermer le chapitre de ce qui s’était passé durant cette funeste journée.»
Tout sourire, elle a écouté ses sauveteurs raconter leur version. Ils n’ont pas soupçonné un instant sa véritable identité.
Moins de 10 minutes plus tard, Philip a mis fin à la ruse: «Les gars, j’ai un truc à vous dire. Cette femme n’est pas traductrice. Je la laisse se présenter.
— Je m’appelle Desireé», a-t-elle murmuré d’une voix tremblante.
Saisissant brusquement qui elle était, Mark a tapé sur la table. Ont suivi des larmes, des étreintes, des exclamations, puis le récit de ce qui avait réuni ces étrangers quelques décennies plus tôt a déferlé comme un torrent.
«Elle est un peu notre fille, parce nous l’avons ramenée à la vie», affirme Paul.
Pendant des années, Desireé avait pensé à ces hommes qui l’avaient secourue. Maintenant qu’elle les a retrouvés, elle espère ne plus jamais perdre ce lien.
Le 18 mai 2021, 35 ans jour pour jour après l’accident, Paul Strasser et Mark Pisano ont conduit Desireé et sa famille au large de l’île Santa Catalina, refaisant sur leur bateau de pêche le même trajet que des années plus tôt.
«C’était exactement comme le jour où nous l’avons trouvée», dit Paul. Le bateau s’est immobilisé et la famille a pu se recueillir un instant. Les hommes ont tendu des bouquets – d’œillets, de roses et des brins de muguet – à Desireé et aux siens qui les ont lancés dans l’eau à la mémoire des disparus.
Un geste étrangement parfait. Les deux marins ne pouvaient pas savoir, alors Desireé a expliqué: sa mère adorait le muguet, c’était sa fleur préférée.
Los Angeles Times (10 mars 2021), ©Los Angeles Times, latimes.com.
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