D’un père à l’autre
Un test ADN m’a lancée à la recherche de mon père biologique, et de ma véritable identité.
C’était un dimanche matin nuageux de 2020, une semaine avant la fête des Pères. Dans ce restaurant de Nanaimo, en Colombie-Britannique, il m’attendait déjà, vêtu de sa tenue habituelle: veste de jean et bottes de cowboy. Ses cheveux blancs dépassaient à l’arrière de son chapeau. Nous nous sommes étreints longuement, puis une serveuse nous a guidés vers une petite banquette à l’arrière.
Je retrouvais ainsi mon père biologique, Todd Kilback, dans des restaurants quelques fois par an depuis notre première rencontre 16 ans plus tôt. Mais cette fois, ce n’était pas pareil.
Assise en face de lui, j’ai essayé de le mémoriser dans les moindres détails: peau d’un mat profond, yeux bleus bienveillants, saleté sous les ongles. Nous avons plaisanté au sujet de la pandémie, de son attente pour une opération à l’épaule, de sa vie amoureuse inexistante. Puis il a fait dévier la conversation sur moi.
«Et toi, ça va? As-tu parlé à Kim récemment?» Kim est ma mère biologique. C’était le moment de révéler ce que j’étais venue lui dire. J’ai pris une inspiration, encore incapable de croiser son regard.
«Non, on ne se parle pas trop ces temps-ci, ai-je entamé. J’ai découvert quelque chose que je dois t’annoncer.»
J’avais pris la peine de répéter cette partie, mais les larmes sont montées avant que les mots ne sortent de ma bouche.
«Qu’est-ce qui se passe, dis-moi?» a-t-il demandé. Mes larmes se sont transformées en sanglots. Quand j’ai fini par relever la tête, nos yeux bleus se sont croisés.
«Devine? ai-je soufflé.
—Quoi? a-t-il répliqué. Je ne suis pas ton père?»
J’ai fait oui de la tête.
Tests d’ADN à domicile
Avec la popularité croissante des tests ADN à domicile, des milliers de scènes similaires se jouent au pays. La plupart de ceux qui s’inscrivent à des services de généalogie génétique comme AncestryDNA ou 23andMe souhaitent en apprendre davantage sur leurs origines familiales. D’autres tentent d’obtenir des renseignements sur leur santé ou les antécédents médicaux de leur famille. D’autres encore espèrent retrouver des parents éloignés.
Mais ce qui démarre souvent comme un intérêt innocent pour son histoire familiale donne parfois des résultats bouleversants qui révèlent une infidélité, une conception par donneur, une adoption, et toutes sortes de secrets de famille. Selon une étude de 2019 du Pew Research Center, un taux écrasant de 27% des personnes qui passent un test ADN déclarent avoir appris l’existence de proches parents dont ils ignoraient tout jusque-là. C’est loin d’être négligeable si on tient compte de ce que, aux États-Unis par exemple, 15% des adultes ont passé un test depuis le lancement de cette technologie, il y a plus de 10 ans.
J’ai toujours nourri des doutes sur mon identité et mes origines. Je n’avais donc pas vraiment besoin d’un test ADN pour apprendre que mon histoire était loin d’être simple. Pourtant, même une vie d’incertitude ne m’avait pas préparée à ces résultats.
En octobre 1984, ma mère biologique a signé les papiers de ma mise en adoption à Lethbridge, en Alberta. J’avais cinq jours.
«Elle n’a pas vu l’enfant et ne lui a pas donné de nom, et affirme avoir choisi de ne pas nouer de liens affectifs avec lui», dit le rapport du travailleur social. J’ai passé quelques semaines dans une famille d’accueil avant que Patricia et Peter Gilchrist, deux enseignants britanniques qui vivaient dans le nord de l’Alberta, ne reçoivent le coup de téléphone qu’ils attendaient depuis des années.
Mes parents m’ont dit que j’étais adoptée dès mon plus jeune âge. Quand j’étais petite, cela me donnait le sentiment d’être spéciale, puis, en grandissant, les questions ont commencé à tourbillonner dans mon esprit. Je me demandais: et si mes parents avaient fait leur demande d’adoption deux semaines plus tard, quelle autre petite fille serait devenue Emma? Serais-je, moi, quelqu’un d’autre? J’étais effrayée à l’idée qu’une série d’événements aléatoires ait déterminé celle que j’étais.
À l’adolescence, j’ai fait des recherches en matière de règles d’adoption en Alberta. J’ai appris que je n’aurais peut-être jamais accès à mon propre acte de naissance, et encore moins au nom de mes parents biologiques.
Retrouver ma mère
L’année de mes 19 ans, mes parents ont gentiment payé une agence qui promettait d’aider à retrouver ma mère biologique. En moins d’une semaine, j’ai su qu’elle vivait au Mexique depuis 15 ans. Elle était désireuse d’entrer en relation et a aussitôt signé un formulaire de consentement autorisant l’agence à me donner les renseignements la concernant.
Je lui ai envoyé un courriel. Sa réponse est arrivée le soir même. «Je suis ravie que tu m’aies retrouvée», écrivait-elle.
Je l’ai rencontrée trois mois plus tard. Nous avons serré nos mains incroyablement petites en nous émerveillant de leurs similitudes. Nous avions le même rire, le même sourire, les mêmes manières.
Kim avait 19 ans lorsqu’elle était tombée enceinte, n’avait pas de petit ami sur qui compter et ne disposait pas de soutien familial pour m’élever seule. Mon père biologique s’appelait Todd Kilback, m’a-t-elle révélé. Ils se fréquentaient depuis le secondaire à Kimberly, en Colombie-Britannique, mais n’étaient plus en couple lorsque j’ai été conçue. Il était au courant de mon existence depuis peu après ma naissance. Kim a retrouvé son numéro de téléphone. Todd vivait dans l’île de Vancouver. Je l’ai rencontré lors du dîner de Pâques dans la maison de sa sœur, à Calgary. Ses biceps couverts de tatouages tendaient sa chemise de cowboy. Il avait connu une vie difficile – dont un bref passage en prison pour possession de drogue –, mais c’était un homme doux, heureux de lier connaissance. Nous avons scruté nos visages à la recherche de ressemblances et en avons trouvé quelques-unes: la peau mate, les yeux bleus, les pommettes.
Il avait aussi des racines autochtones. Je m’étais souvent demandé si cela pouvait être mon cas puisque j’avais grandi dans une petite ville du nord de l’Alberta où environ le quart des habitants étaient autochtones.
Moi, j’avais été élevée par une famille blanche avec tous les privilèges qui accompagnent ce statut, et je savais que même si Todd avait des origines autochtones – et donc moi aussi –, je conserverais toujours ces privilèges. Mais, dans la mesure où j’étais adoptée, il subsistait un vide dans mon identité auquel je rêvais de donner un sens. Découvrir l’histoire de ma famille biologique me donnait le sentiment de combler ces lacunes.
Puis, en décembre 2016, le scandale de Joseph Boyden a éclaté. Cet écrivain canadien était critiqué pour ses déclarations contradictoires au sujet de son ascendance autochtone, et un malaise s’est installé au creux de mon ventre. Le nom de mon père n’apparaissait pas sur mon acte de naissance, je n’avais donc officiellement aucun lien avec lui ni avec d’autres éventuels ancêtres autochtones. Pour reprendre contact avec la communauté métisse et demander mon statut, il me faudrait des preuves de notre lien biologique.
Lorsque de la publicité de tests ADN personnels a commencé à apparaître sur mon fil Facebook, cela m’a paru un moyen d’échapper à une embarrassante demande de test de paternité auprès de Todd. Moyennant 249$, j’ai commandé un kit de 23andMe qui promettait de me révéler tout problème médical dont je pourrais avoir hérité et le pourcentage de mon ADN appartenant à 31 populations ethniques dans le monde, dont celle des «autochtones d’Amérique».
Le puzzle de mon identité
À l’époque, je connaissais vaguement la critique de plus en plus vive des tests d’ascendance génétique formulée par l’universitaire autochtone Kim TallBear, selon qui l’appartenance à une communauté autochtone n’est pas déterminée par l’ADN mais par les liens entretenus avec des personnes vivantes et des organes politiques autochtones. En commandant le test, je n’ignorais donc pas que les résultats ne seraient qu’une pièce de plus dans le puzzle de mon identité. Mais puisque mon identité biologique m’avait été cachée pendant la majeure partie de ma vie, cela me paraissait un petit moyen de me réapproprier ma propre histoire.
J’ai pris connaissance des résultats dès qu’ils sont arrivés, impatiente de connaître la vérité. En scrutant la carte du monde codée en couleurs que j’avais sous les yeux, j’ai vite compris que le test n’avait détecté aucune ascendance «autochtone d’Amérique». Le diagramme circulaire affirmait plutôt que mes origines provenaient à 23,9% du sud de l’Europe, principalement d’Espagne et du Portugal. J’ai espéré qu’il y avait eu confusion, que Todd était toujours mon père.
Il se trouve également que, par une étrange coïncidence, Todd avait lui aussi acheté un test d’ascendance génétique à peine trois jours avant que je ne commande le mien. Il s’était adressé à une autre entreprise, AncestryDNA, et attendait ses résultats. Lorsqu’il les a reçus, je l’ai harcelé pour qu’il m’envoie une capture d’écran, en prenant garde de ne pas trahir la raison pour laquelle j’étais si impatiente de les voir. De manière troublante, sa carte ne correspondait pas du tout à la mienne. Il possédait des origines autochtones et scandinaves, ce qui n’était pas mon cas.
Je ne voulais pourtant pas tirer de conclusions hâtives. Les tests d’entreprises différentes pouvaient, me semblait-il avoir entendu, donner des résultats dissemblables. Aussi, j’ai commandé à mon tour un test de la compagnie que Todd avait retenue. La base de données nous apparenterait certainement, songeais-je.
Mais une autre pensée faisait simultanément son chemin dans mon esprit. J’ai écrit à ma mère biologique pour lui parler de mes étonnantes origines portugaises. Avait-elle fréquenté d’autres hommes? «Non, personne d’autre», m’a-t-elle répondu.
Transmis par courriel, mes résultats sont arrivés à la fin du mois de septembre 2017: Todd et moi n’étions pas apparentés. L’homme avec qui j’avais eu pendant 14 ans une relation fondée sur une connexion biologique ne faisait pas du tout partie de ma famille.
Je n’ai rien dit à Todd. J’étais son seul enfant et je ne supportais pas l’idée de son chagrin. Et puis, allais-je jamais trouver mon véritable père?
Retrouver mon père
Six mois plus tard, j’ai reçu un courriel d’Ancestry au sujet d’un nouveau lien ADN. Un homme appelé Chad, qui vivait à Vancouver, aurait été mon cousin au premier ou second degré. Je doutais fort qu’il ait appartenu à la lignée de ma mère, je l’ai donc cherché sur Facebook et lui ai écrit un mot.
Chad m’a répondu. Je lui ai parlé de mon ascendance portugaise et il a mentionné des cousins portugais. Ma mère biologique, lui ai-je dit, venait de Kimberley. Sa tante, a-t-il répliqué, avait vécu à Cranbrook, à 25 minutes de route de là. Lorsqu’il m’a écrit que je ressemblais à certains de ses cousins, mon cœur s’est emballé. Nous avons convenu de nous rencontrer autour d’un café.
Quelques mois plus tard, avant que ce rendez-vous n’ait pu avoir lieu, j’ai reçu un message Facebook d’un homme appelé Shawn Mendes. Il avait discuté avec son cousin Chad.
«Je pense que nous sommes peut-être apparentés», écrivait-il.
J’ai demandé à Shawn où il était allé au secondaire et quel âge il avait.
«Cranbrook, a-t-il tapé. Cinquante-cinq ans.»
Puis je lui ai demandé s’il connaissait Kim.
«C’est un nom que je n’ai pas entendu depuis très longtemps, a-t-il répondu. Comment la connais-tu?
—C’est ma mère biologique. Avez-vous eu une relation amoureuse?
—Kim est la première fille avec qui j’ai eu une relation amoureuse. Une courte relation. Janvier 1984. Serais-tu née en octobre 1984, par hasard?
—Je suis née le 30 septembre 1984.
—Oh, mon Dieu! a-t-il répliqué. Mon cœur bat à toute vitesse.»
Ce n’est pas le tien
Après des décennies passées en quête de ma vérité biologique, le mystère a finalement été résolu en seulement 14 minutes.
Il m’a dit qu’il se rappelait clairement son aventure avec ma mère puisque c’était la première fois qu’il avait une relation sexuelle. Il se souvenait d’avoir recroisé Kim environ six mois plus tard, alors qu’elle était visiblement enceinte. «Lorsqu’elle m’a vu, elle a juste déclaré avec beaucoup de conviction: Ce n’est pas le tien.»
J’ai appelé Kim pour lui dire que Shawn et moi nous étions retrouvés. J’avais les mains moites, craignant sa réaction, mais elle n’a pas eu la moindre hésitation.
«Oh, mon Dieu, Emma, c’est ton père! a-t-elle déclaré. Je me rappelle parfaitement ses yeux bleus. Je me souviens de l’espace entre ses incisives et de ses fossettes.» Mes yeux bleus. Mes dents du bonheur. Mes fossettes.
Shawn et moi avons pensé qu’il serait bon, juste pour être sûrs, de passer un test ADN. Les résultats ne m’ont pas étonnée: je partageais 49,6% de mon ADN avec lui.
Plus Shawn et moi apprenions à nous connaître, plus je vivais le deuil de ce que nous avions manqué. J’ai réimaginé la totalité de ma vie d’adulte en me demandant en quoi elle aurait été différente si je l’avais connu plus tôt. J’ai créé un album Mendes sur mon téléphone, avec des photos de Shawn et de sa famille.
J’ai appris que j’avais un grand-père portugais, qui faisait partie d’une fratrie de 12 enfants nés et élevés à Trinidad. Il avait immigré au Canada dans les années 1950.
Soudain, mon intérêt pour tout ce qui avait trait au Portugal est devenu évident. Mes quatre voyages dans ce pays. Mes trois petits amis portugais. La tante portugaise de mon ex qui me demandait si j’étais certaine de ne pas être portugaise. Les leçons de portugais sur mon téléphone. Mon obsession pour le mot portugais saudade – ce désir nostalgique d’être de nouveau auprès de quelque chose ou de quelqu’un qui a été aimé et perdu, en sachant que cette chose ou cette personne ne reviendra peut-être jamais.
Cela m’a amenée à me demander à quel point mon passé pouvait être expliqué par la biologie. Était-ce ce sentiment de saudade qui me conduisait toujours vers le pays de mon grand-père?
Dans la lumière mouchetée sous les vieux arbres de l’île de Vancouver, j’ai randonné le long d’un sentier abrupt en compagnie de Kim tout en la pressant de questions. C’était en septembre 2020, et j’avais passé les six mois précédents à tenter de comprendre comment on avait pu m’attribuer le mauvais père biologique. Kim a déclaré qu’elle gardait peu de souvenirs de l’époque de ma conception. Elle n’avait appris qu’elle était enceinte qu’à six mois de grossesse. Elle n’avait jamais passé d’échographie, il y avait donc une erreur d’un mois dans la date de son terme.
Après notre rencontre, Kim m’a envoyé un texto: «Je suis réellement désolée, et j’ai conscience que c’est irréparable.»
J’ai essayé de me concentrer sur ma gratitude pour le fait que, contre toute attente, Shawn et moi nous soyons retrouvés, et qu’avec un peu de chance nous ayons désormais la possibilité de rattraper le temps perdu. Mais avant que cela ne puisse se produire, je savais que je devais annoncer la vérité à tout le monde – y compris à l’homme qui en serait le plus blessé.
J’ai trois pères
Sur la banquette au restaurant où nous étions, après que j’ai bredouillé ma réponse, Todd a déclaré qu’il se sentait vide. Le cowboy au visage buriné était manifestement bouleversé. «J’avais vraiment hâte d’avoir des petits-enfants, de les faire monter à cheval», a-t-il regretté.
Il a sorti une photo de mon mariage, à l’automne précédent – nous rayonnions d’un large sourire. «C’est l’une de mes photos préférées», a-t-il dit.
Je me sentais lessivée. Une vie de lutte atteignait son point culminant en cette douloureuse matinée. Todd et moi nous sommes revus plusieurs fois au cours des mois qui ont suivi, rendus plus proches l’un de l’autre par la peur de la façon dont cette nouvelle risquait d’altérer notre relation.
Dix-huit mois plus tard, Shawn m’a rendu visite dans l’île de Vancouver. En l’emmenant faire le tour de mes plages préférées, j’ai eu le sentiment que nous nous connaissions depuis toujours. Quelques mois plus tôt, il m’avait appelée pour m’annoncer une nouvelle qui avait fait rouler des larmes sur mes joues avant que les mots n’aient fini de quitter sa bouche: mon grand-père Mendes était décédé dans un établissement de soins de longue durée avant que je puisse le rencontrer. Je me suis consolée en pensant au temps à rattraper en comblant les trous de mon histoire familiale par des voyages à Trinidad, à Terre-Neuve et au Portugal.
Pour l’instant, voici ce que je sais avec certitude: j’ai trois pères qui m’aiment. L’un est mon vrai père – l’homme qui m’a élevée et m’a toujours dit: «plus il y a de gens qui t’aiment, mieux c’est». Un autre a le cœur le plus sensible du monde. Et le dernier semble être mon âme sœur, même si nous venons tout juste de faire connaissance.
J’ai espéré qu’il y avait eu confusion, que Todd était toujours mon père.
© 2021, Emma Gilchrist. Tiré de «Genetic Mapping», Maisonneuve (12 avril 2021), maisonneuve.org
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