Comme au départ de n’importe quelle course, tout le monde faisait de son mieux pour se calmer. J’ai tenté de me distraire en observant la centaine d’autres concurrents. Nous étions en juin 2016 et je me trouvais dans le nord-ouest de la Chine pour participer à une course: 250 km en une semaine, à travers des montagnes glacées puis le torride désert de Gobi. Je m’apprêtais à tenter l’équivalent d’un marathon par jour pendant quatre jours, et de deux le cinquième jour.
À peine trois jours plus tôt, j’avais quitté ma femme Lucja sur un baiser à Édimbourg – elle courait également des ultra-marathons mais ne s’était pas qualifiée cette fois – et étais arrivé épuisé au terme de ce long voyage, ce que j’aurais préféré éviter à la veille de ma plus grande course. Il est difficile d’imaginer un test de résistance mentale et physique plus brutal; dans ces courses, les coureurs d’ultra-marathons endurent une véritable torture et perdent parfois jusqu’à 10% de leur masse. Mais passer la ligne d’arrivée est l’une des expériences les plus gratifiantes.
J’avais 41 ans, et cela ne faisait que trois ans que j’avais commencé à courir des ultra-marathons. J’avais effectué deux fois le mythique marathon des Sables au Maroc, en courant avec 1300 autres personnes; le parcours traverse le Sahara sous une température de 52°C. La première fois, j’étais arrivé en 108e place; la suivante, en 32e. Mais lors de ma dernière course, au Cambodge, j’avais terminé accablé de terribles douleurs aux cuisses. J’ai cru que je n’arriverais plus à concourir. Mais je m’étais suffisamment rétabli pour participer à la course de Gobi.
L’idée de ne plus jamais faire de compétition me donnait la nausée – et cette fois, je voulais monter sur le podium. Car je n’aimais pas me sentir exclu. Pas depuis mon enfance en Australie, lorsque ma vie a changé pour toujours.
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La disparition de mon père
C’était une journée ensoleillée de 1984, dans mon village natal du Queensland, le lendemain de mon neuvième anniversaire. Ce matin-là, j’étais enfin parvenu à maîtriser le saut périlleux sur notre trampoline extérieur et, après le déjeuner, papa et moi sommes sortis avec nos battes de cricket. Il m’a appris à tenir la batte et à frapper une balle, si fort qu’elle s’est envolée au-delà de notre propriété.
Le soir, maman est allée à son cours d’aérobic et moi, au lit. Papa regardait le cricket à la télévision. Quelque temps plus tard, je me suis réveillé en entendant appeler mon nom.
Je me suis levé pour voir ce que papa voulait. Sa respiration n’était pas normale. «Va chercher ta grand-mère.» Mamie vivait dans un appartement accolé à la maison. Dès qu’elle a vu papa, elle a appelé une ambulance. «Garry, tu fais une crise d’asthme, lui a-t-elle annoncé d’une voix que je ne lui connaissais pas. Reste calme. Reste avec moi.»
Lorsque les ambulanciers ont emmené papa sur une civière, il avait toujours de la difficulté à respirer et sa tête tremblait.
Je ne l’ai plus jamais revu.
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Quelques mots pour me briser le coeur
À l’enterrement, j’ai lâché la main de maman pour me jeter sur le cercueil de papa en sanglotant, jusqu’à ce que quelqu’un m’arrache de là.
Après la mort de papa, c’est comme si maman était redevenue une enfant, elle pleurait tout le temps pendant que mamie s’occupait de ma petite sœur Christie et de moi. Puis, un soir, alors que maman et moi étions dans la cuisine, elle a annoncé sans préavis: «Garry n’était pas ton père.»
Je ne me rappelle pas ce que j’ai répondu, peut-être à cause du choc. Tout ce que je sais, c’est que tout a changé le temps d’un trajet en ambulance, mais que quelques mots ont suffi pour me briser le cœur.
J’avais honte de la vérité à mon sujet. Ma ville natale était petite et pétrie de valeurs anciennes, et j’avais le sentiment que tous mes amis venaient de familles parfaites.
Je ne voulais pas être différent, j’ai donc commencé à aller seul à l’église le dimanche. Parfois les sermons me redonnaient un peu confiance en moi. Mais la façon dont les gens, tout en chuchotant, me regardaient rôder près de la table des gâteaux après le service me signifiait sans ambiguïté que je n’avais pas ma place là.
Un dimanche, alors que je me rendais chez un ami, sa mère m’a annoncé qu’il ne pouvait pas venir jouer avec moi. «Tu es une mauvaise influence, Dion, m’a-t-elle déclaré de l’autre côté de la porte. Nous ne voulons plus que tu viennes chez nous.» Je suis reparti, dévasté. Je ne disais pas de grossièretés et n’étais pas dissipé à l’école; j’étais poli, gentil. Mais je prenais conscience de ma place dans la vie: en marge.
Au fil des ans, ma mère s’est mise à passer des journées entières dans sa chambre, me laissant préparer les repas. Christie et moi ne faisions jamais rien comme il le fallait. Si nous laissions des miettes sur la table ou si je ne m’acquittais pas de mes corvées de jardinage correctement, ma mère criait et les critiques pleuvaient.
«Tu n’es vraiment bon à rien!», disait-elle. Je répliquais, et nous finissions bien vite par nous lancer des insultes au visage. Maman ne s’est jamais excusée. Moi non plus.
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Quitter la maison
À 15 ans, j’en ai eu assez. J’ai annoncé que je quittais la maison. Maman n’a pas semblé s’en soucier. Un ami et moi avons loué une chambre dans une auberge de jeunesse peuplée de vagabonds et d’ivrognes. J’étais toujours à l’école et je travaillais dans une station-service pour payer le loyer; je parvenais à me tenir à jour dans mon travail scolaire, mais mes professeurs ne semblaient pas non plus se soucier de ce que j’endurais.
Je suis devenu une insupportable grande gueule qui agaçait ses professeurs et se faisait expulser de la classe. Lors de la dernière assemblée scolaire, quand le directeur a adressé à chaque élève un commentaire amical au sujet de son avenir, tout ce qu’il a trouvé à me dire était qu’il viendrait me voir en prison.
Mais en abordant la vingtaine, ma vie a pris un bien meilleur tournant et j’ai rencontré Lucja. J’ai commencé à courir à 26 ans, quand nous vivions en Nouvelle-Zélande. À l’époque, Lucja était gérante d’un éco-hôtel et je travaillais pour un exportateur de vin. Nos deux emplois bénéficiaient d’avantages en nature, comme des caisses de vin et d’excellents repas au restaurant. On me disait que j’étais un grand gaillard, et c’était vrai. Avec mes 108 kilos pour plus de 1,80 m, je n’avais jamais pesé aussi lourd. Je ne faisais pas d’exercice, je fumais parfois et le canapé restait enfoncé là où je m’asseyais pour regarder le sport à la télévision.
Puis Lucja s’est fait de nouveaux amis qui adoraient la course et l’exercice physique, et elle a commencé à adopter un rythme de vie plus équilibré. Lorsque j’ai compris qu’il ne s’agissait pas que d’une passade, j’ai paniqué: plus elle retrouvait la forme, plus le risque de la perdre grandissait. Pourquoi resterait-elle avec un gros mec comme moi?
Je me suis donc également mis à la course, et ma santé s’est vraiment améliorée. Les premières années, je courais entre trois et cinq kilomètres, et puis j’ai parié impulsivement avec un ami que je pouvais le battre dans un demi-marathon. Il était tellement sûr de gagner que la bonne vieille peur de ma jeunesse – celle de ne pas avoir ma place – est revenue. Je me suis beaucoup entraîné, j’ai remporté le pari, et je n’ai plus regardé en arrière. En réalité, mon besoin de prouver ma valeur n’a fait que se renforcer.
Le départ
Sur la ligne de départ de la course du désert de Gobi, je me suis assuré une dernière fois que les sangles de mon sac à dos étaient bien serrées sur mon torse. Nous transportons tout ce dont nous avons besoin pour la semaine entière: je n’avais emporté qu’un sac de couchage, les vêtements que j’avais sur le dos, et la quantité minimale de nourriture dont j’avais besoin, soit 2000 calories par jour. Je mangerai des repas réhydratés, de la viande séchée, des noix et des gels énergétiques, je ne me changerai pas ni me laverai.
J’aurais dû me sentir confiant; mon entraînement m’avait bien préparé. Mais comme cela se produit toujours dans ces cas-là, j’ai commencé à me dire que les autres coureurs étaient en meilleure condition physique et plus forts que moi. Je luttais pour faire taire cette voix familière: qui suis-je pour croire que je suis capable d’accomplir cela?
Dès que la sonnerie du départ a retenti une marée de concurrents s’est précipitée au centre pour tenter de prendre la tête. Je me suis fait le plus large possible. Je ne voulais pas trébucher, et je pourrais peut-être prendre de l’avance avant que le parcours ne se rétrécisse et plonge dans un canyon. Mon plan a fonctionné, et je me suis bientôt retrouvé derrière l’un des favoris de la course, Tommy Chen, de Taïwan. Les pierres étaient rendues glissantes par la rosée, et j’avais du mal à garder l’équilibre. Une cheville foulée entraînerait beaucoup de douleur, sinon l’abandon.
À la mi-journée, j’ai aperçu une dune dressée devant moi. Elle était escarpée, et mesurait au moins 90 m de haut. Le sable cédait sous la moindre pression, on devait utiliser les mains pour une meilleure prise. Tommy et moi ne gravissions pas la dune en courant, nous l’escaladions à quatre pattes.
Au sommet, nous avons couru le long de son étroite crête sur presque un kilomètre et demi. «Regarde cette vue! a crié Tommy. N’est-ce pas magnifique?» Je n’ai rien répondu. Je souffre de vertige et je devais avancer prudemment.
Tommy a été surpris lorsque je l’ai dépassé dans la descente. Nous avons couru côte à côte un moment jusqu’à ce qu’un concurrent roumain, Julian, nous rattrape. Chacun de nous trois prenait successivement la tête, et nous avons traversé des champs boueux, des ponts, des villages d’un autre siècle. J’ai commencé à me persuader que cette course ne serait finalement pas ma dernière. Je volais.
De retour dans ma yourte cet après-midi-là, je me suis allongé et j’ai repensé à mon résultat. Je m’estimerais heureux d’arriver en troisième place, et il n’y avait qu’une ou deux minutes d’écart entre moi, Tommy et Julian. J’ai grignoté un peu de viande séchée et me suis assoupi dans mon sac de couchage, pour me réveiller une heure plus tard lorsque mes compagnons de tente sont arrivés.
«Wouah! Dion est déjà là!», s’est exclamé un Américain appelé Richard Henson. J’ai souri et les ai félicités pour cette première étape.
«Es-tu là pour gagner?, m’a demandé un autre.
— Eh bien, je ne suis pas là pour m’amuser», ai-je répondu.
Richard a ri. «C’est ce qu’il nous semblait. Tu n’es pas très sociable, n’est-ce pas?»
J’ai ri à mon tour. J’aimais bien ce type. «Ouais, c’est comme ça que je surmonte ces courses.»
À 18h30, je me suis éloigné de la tente en emportant mon sac de chili déshydraté. Sur le feu où bouillait de l’eau, j’ai préparé le repas. Tout le monde était assis autour à discuter, mais toutes les chaises étaient prises, je me suis donc accroupi sur un rocher pour manger. Après avoir raclé les dernières traces de nourriture du sac, je me suis levé pour retourner à la yourte et dormir.
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La première fois que je l’ai vu
C’est alors que j’ai aperçu un chien. Couleur sable, avec de grands yeux sombres et une petite barbe surmontée d’une moustache amusante, il avançait au milieu des chaises, en se dressant sur ses pattes arrière pour charmer la compagnie et l’inciter à partager sa précieuse nourriture.
Malin, ce chien, ai-je songé. Il n’était pas question que je lui donne quoi que ce soit.
Juste avant 8h le lendemain matin, je grelottais de froid en prenant ma place sur la ligne de départ. Le sol était humide, et les montagnes du Tian Shan devant nous étaient surplombées de nuages sombres. Nous nous trouvions déjà à 2133 m d’altitude, et cette journée nous mènerait à plus de 2800 m. J’étais entièrement concentré sur le défi qui m’attendait. Puis ma concentration a été brisée par un rire et quelques exclamations derrière moi.
«C’est le chien! Il est drôle!»
J’ai baissé la tête. L’animal de la veille se tenait à mes pieds, agitant la queue et observant les guêtres jaune vif que je portais pour ne pas laisser entrer de sable dans mes chaussures.
Puis il a fait quelque chose de très étrange. Il a lentement levé le regard, ses yeux sombres remontant d’abord le long de mes jambes, puis de mon torse vêtu d’un tee-shirt jaune, pour enfin atteindre mon visage. Il m’a regardé droit dans les yeux, et je n’ai pas pu détourner le regard.
«T’es mignon, ai-je déclaré doucement, mais tu as intérêt à être rapide si tu ne veux pas te faire piétiner.»
J’ai regardé autour de moi: il fallait le sortir du passage. «Quelqu’un sait à qui appartient ce chien?», ai-je demandé alors que le compte à rebours commençait. Aucun des habitants de la région ne m’a entendu pas plus que les employés de la course. Neuf, huit, sept…
J’ai baissé le regard. Le chien reniflait toujours mes guêtres. «Tu ferais mieux de sortir de là, petit chien.» Cinq, quatre…
«Allez», ai-je dit en le poussant doucement du pied. Mais il s’est contenté de mordiller ma guêtre et de faire un bond en arrière avant de revenir me humer.
La course a démarré. Je me suis élancé. Le petit chien m’a suivi. Le jeu des guêtres était encore plus plaisant maintenant qu’elles bougeaient, et le chien dansait autour de mes pieds comme s’il ne s’était jamais autant amusé. Mais je ne voulais vraiment pas trébucher sur cette bête et me blesser ni lui faire de mal. Je devais rester concentré pour garder la cadence, j’ai donc été soulagé, en baissant à nouveau les yeux, de découvrir qu’elle n’était plus là.
La forêt s’est clairsemée à mesure que le sentier grimpait dans les montagnes. Je conservais un rythme de 3 min 45 s par kilomètre, en me concentrant sur une foulée courte et des pieds sûrs.
Un compagnon de course
Puis j’ai vu quelque chose bouger du coin de l’œil. J’ai baissé le regard une fraction de seconde. C’était encore le chien. Il n’était plus intéressé par mes guêtres; il semblait simplement heureux de trottiner à côté de moi. Bizarre, ai-je songé. Que fait-il ici ? J’aimais les chiens. Lucja et moi avions eu un saint-bernard appelé Curtly, mais après sa mort nous n’en avions pas adopté d’autre; aucun de nous ne voulait traverser cette épreuve une seconde fois. La seule chose que je craignais avec celui-ci était qu’il me fasse trébucher ou perdre ma concentration.
J’ai continué et attaqué l’ascension. Zeng, le coureur chinois en tête, avait pris un peu d’avance sur moi, mais je n’entendais personne derrière. Le chien et moi étions seuls, côte à côte, avalant les kilomètres de ce sentier sinueux.
À un certain point du parcours, une buse de près d’un mètre coupait le chemin. J’ai bondi au-dessus de l’eau vive sans perdre le rythme, mais le chien est resté en arrière, aboyant et gémissant. Je ne me suis pas retourné. Je ne le fais jamais. L’animal appartenait certainement à quelqu’un près du camp. Il s’était offert une belle promenade, avait réussi à soutirer de la nourriture, il était désormais temps pour lui de rentrer à la maison. J’ai gardé l’esprit fixé sur ma course sans m’arrêter.
Mais voilà que soudain, dans un éclair brun, le chien est réapparu. Petite bête déterminée, ai-je pensé.
Bientôt, la piste s’est encore élevée, raide, et la température a chuté. L’air froid engourdissait mon visage et mes doigts, l’altitude rendait mon souffle court et me faisait un peu tourner la tête. Chaque pas est devenu un combat.
Un point de contrôle s’est finalement profilé. Les bénévoles et organisateurs ont crié les encouragements habituels, un peu plus forts toutefois: «Revoilà ce chien!» J’avais presque oublié le petit animal à mes côtés. Pendant que je peinais dans la montée, il s’était maintenu à ma hauteur, trottant à mes pieds comme si gravir près de 800 m de dénivelé était la chose la plus naturelle au monde.
Aux points de contrôle, les coureurs remplissent leurs bouteilles d’eau et des médecins vérifient que tout va bien. Mais cette fois le chien a reçu bien plus d’attention et les bénévoles ont pris des photos. Lorsque je suis reparti, je m’attendais à ce que l’animal reste là, où il avait de meilleures chances d’obtenir de la nourriture. Mais non, il m’a encore rejoint.
Si l’ascension était pénible, les huit kilomètres de descente sur un sentier rocailleux semé de pierres roulantes représentaient une nouvelle forme de torture. C’était très dur pour les articulations, et j’avais le plus grand mal à me rapprocher de mon rythme maximal. Tommy m’a doublé avec facilité, suivi de Julian. J’étais en colère contre moi-même d’avoir tant forcé dans la montée, mais finalement le sentier s’est aplani et j’ai retrouvé ma foulée. Je ne rattraperai pas Tommy, Zeng ou Julian ce jour-là, mais j’avais toujours bon espoir pour une troisième place.
Les spectateurs nous encourageaient, le cabot brun et moi, alors que nous franchissions la ligne d’arrivée côte à côte. J’aurais juré qu’il cherchait à épater son public en agitant plus vite la queue. «Ce sacré chien!, s’est exclamé Tommy. Il t’a suivi toute la journée!»
Quelqu’un a trouvé un petit seau et lui a donné de l’eau, mais je me suis éloigné, désireux d’éviter la foule. Lorsque l’animal a fini de boire, il a levé la tête, ses yeux se sont braqués sur mes guêtres jaunes, et il m’a rejoint en trottinant. Il semblait décidé à me suivre.
Dès que je me suis assis dans la tente, le chien s’est roulé en boule près de moi – et j’ai commencé à penser aux germes et aux maladies. Il est essentiel durant ces courses de rester aussi propre que possible, car sans accès à une douche ou à un évier, il est facile d’attraper des maladies en touchant toutes sortes d’objets.
Il me restait quelques heures avant mon repas de 18 h 30, j’ai donc sorti une poignée de noix et de la viande séchée. Le chien me fixait droit dans les yeux sans jamais détourner le regard. Un morceau de viande à mi-chemin en direction de ma bouche, je me suis soudain rendu compte que je ne l’avais pas vu manger de la journée. «Allez, tiens», ai-je dit en lui lançant la moitié de la viande. Je ne voulais pas que sa gueule touche mes doigts. Le chien a mâché les morceaux, les a avalés, a tourné sur lui-même quelques fois, puis s’est couché. Quelques secondes plus tard il ronflait, profondément endormi. Puis j’ai fait de même.
Je me suis réveillé au son de mes camarades de tente qui s’extasiaient tels des enfants. «Oh, comme c’est mignon!» «N’est-ce pas la chienne de la nuit dernière? Vous avez entendu qu’elle l’a suivi toute la journée?»
«Elle». Je ne m’étais même pas demandé si c’était un mâle ou une femelle. J’ai ouvert les yeux, et elle me contemplait avec une intensité que je n’aurais jamais crue possible. «Ouais, ai-je répondu aux autres. Elle est restée avec moi toute la journée. Elle en a dans le ventre.»
Certains d’entre eux l’ont nourrie, et elle a gentiment accepté, comme si elle se montrait sous son meilleur jour. Je leur ai dit qu’à mon avis elle appartenait à quelqu’un du dernier camp.
«Je ne pense pas , a rétorqué Richard. D’autres coureurs ont dit qu’elle les avait rejoints sur la dune hier.»
J’étais abasourdi. Elle avait parcouru presque 80 km en deux jours sur ces petites pattes.
«Tu sais ce qu’il te reste à faire maintenant, n’est-ce pas? a repris Richard.
— Quoi donc? ai-je demandé.
— Lui donner un nom.»
On aimerait parfois leur demander leur avis: et si la télépathie pouvait permettre de découvrir ce que pensent les chiens?
Faire demi-tour
Le lendemain matin, je me suis arrêté au bout d’un peu plus d’un kilomètre, en maudissant ma stupidité. J’avais enfilé une veste parce qu’il faisait froid, mais soudain le soleil était apparu. Alors que je rangeais la veste dans mon sac, Tommy, Julian et deux autres m’ont dépassé. Puis une autre coureuse est arrivée, et j’ai souri.
«Salut, Gobi, l’ai-je interpellée du nom que je lui avais donné. Tu as changé d’avis?»
Elle avait passé la nuit lovée contre moi, mais une fois sur la ligne de départ elle a disparu dans la foule. J’étais trop concentré sur la météo pour me soucier d’elle. Mais la voilà de retour, levant la tête vers moi tandis que j’endossais mon sac. Elle était prête à partir. Moi aussi.
Un peu plus tard, nous avons atteint une rivière au courant rapide d’au moins 45 m de large. Julian l’avait déjà traversée, et je me suis tout de suite engagé dans l’eau. J’étais immergé jusqu’aux genoux et les rochers étaient glissants sous mes pieds. Un faux pas et ma course pouvait s’arrêter là.
J’étais tellement concentré que je n’ai pas pensé à Gobi. Je supposais peut-être qu’elle trouverait le moyen de traverser, comme la veille. Mais à chacun de mes pas, ses aboiements et gémissements devenaient de plus en plus désespérés. J’avais parcouru un quart de la traversée lorsque, pour la première fois dans une course, j’ai fait demi-tour.
Gobi courait de long en large sur la berge, en m’observant revenir vers elle. Cela me coûterait-il une place sur le podium ? Je l’ai coincée sous mon bras gauche et suis retourné patauger dans l’eau froide. Elle était beaucoup plus légère que je ne le pensais. En utilisant uniquement mon bras droit pour garder l’équilibre, j’ai progressé à petits pas. J’ai glissé à plus d’une reprise, dont une fois où j’ai basculé lourdement sur la gauche, mouillant Gobi. Mais elle n’a pas bronché. Elle est restée calme, en me laissant faire ce qu’il fallait pour la mettre en sûreté. À un moment, son museau au niveau de mon visage, j’aurais juré qu’elle m’adressait un regard empli d’affection et de gratitude.
Je l’ai posée au sol de l’autre côté du cours d’eau et elle a escaladé la berge, s’est ébrouée et m’a lancé un regard. «Tu es prête, n’est-ce pas, ma fille?, ai-je répondu, incapable de ne pas sourire. Eh bien alors allons-y!»
En levant la tête, j’ai aperçu un vieil homme sur un âne. Il nous observait, l’air impassible. De quoi avais-je l’air? me suis-je inquiété.
Je me trouvais derrière le peloton de tête, mais j’ai poussé pour les rattraper. Dès que je commençais à fatiguer, il me suffisait de jeter un coup d’œil à Gobi. Par sa simple présence et sa détermination, elle me donnait envie de continuer.
Plus tard, à quelques kilomètres de la ligne d’arrivée, j’ai réalisé une série d’accélérations pour rattraper Tommy et Julian. Mes poumons étaient en feu, mais Gobi trouvait cela très amusant, me poussant à persévérer – et nous avons dépassé les coureurs de tête. J’ai franchi la ligne d’arrivée en premier, Gobi sur mes talons. Le son du tambour de l’arrivée ne pouvait éclipser les acclamations des organisateurs et bénévoles.
Chaleur du désert
Les jours quatre et cinq s’annonçaient éreintants sur le sol noir et dur du désert de Gobi accablé de soleil. J’ai décidé que ce serait trop dur pour la petite chienne, elle a donc voyagé jusqu’au prochain camp dans la voiture d’un bénévole. Je me suis assuré que cette personne la garderait au frais et bien hydratée, mais j’ai senti un frisson d’inquiétude. Se sentirait-elle bien en compagnie d’inconnus ? Ou prendrait-elle la fuite vers de nouvelles aventures?
Le quatrième jour était terriblement chaud, la température oscillant autour de 37°C. Je suis resté longtemps en tête, mais cela signifiait que je devais suivre l’itinéraire et endurer un féroce vent de face. Gobi et ses petits coups de dents sur mes guêtres pour me faire accélérer me manquaient. Mes jambes semblaient lourdes comme du ciment et mon esprit dérivait vers des pensées familières. Peut-être que j’étais fini. Peut-être que venir ici était une grossière erreur. Lorsque Tommy, Julian, Zeng et un autre concurrent m’ont dépassé, plus rien n’avait d’importance pour moi. Dans le dernier kilomètre, je ne souhaitais qu’une chose: que tout cela soit enfin terminé. J’imaginais Lucja me dire que la nuit porte conseil, que je me sentirais mieux après m’être reposé et avoir mangé, mais une autre voix m’exhortait à cesser complètement de courir.
Puis j’ai amorcé le dernier virage et j’ai vu Gobi assise sur un rocher devant la ligne d’arrivée, scrutant l’horizon. L’espace d’un instant elle est restée immobile, et je me suis demandé si elle allait me reconnaître.
Soudain, elle a bondi au pied du rocher, un éclair de fourrure fauve fonçant sur moi, sa petite langue au vent. Pour la première fois de la journée, j’ai souri.
Dans la tente, Gobi pelotonnée à côté de moi, j’ai dormi d’un sommeil haché. Lucja me manquait. Je comptais sur elle de tant de manières durant mes compétitions. Dès que je sentais monter la frustration, elle m’apaisait. L’un de mes souvenirs de course préférés avec elle est notre premier marathon des Sables. Le premier jour, j’avais failli abandonner.
Mais je m’étais amélioré, et en approchant du terme du dernier jour, j’étais heureux de m’être placé proche des 100 premiers. Puis, quelques centaines de mètres avant la ligne d’arrivée, j’ai aperçu Lucja, la main en visière sur ses yeux pour les protéger du soleil, regardant dans ma direction.
«Que fais-tu là?», lui ai-je demandé en arrivant à sa hauteur. Elle aurait dû avoir atteint ce point une heure auparavant.
«Je voulais terminer avec toi», a-t-elle répondu. Nous avons franchi la ligne d’arrivée main dans la main. Elle aurait pu se placer bien plus haut dans le classement, mais elle avait choisi de m’attendre.
J’avais besoin de Lucja. Mais cette journée m’avait appris autre chose. Gobi m’avait manquée, et me manquerait encore le lendemain. Elle était une excellente distraction pendant les heures de course, et elle représentait une source d’inspiration. Elle ne connaissait rien des techniques ou des stratégies de course; c’était une battante qui refusait d’abandonner. Après deux jours seulement passés à courir avec elle, j’avais compris que j’aimais voir ses petites pattes trotter.
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Mon arme secrète
Alors même si le cinquième jour, l’équivalent de près de deux marathons, était encore plus étouffant – nous nous trouvions maintenant dans le sable noir du désert de Gobi et la température montait jusqu’à 51°C – je suis resté en tête. Et lorsque j’ai vraiment commencé à me sentir en difficulté, j’ai sorti mon arme secrète de mon sac: un iPod. Je l’avais gardé pour le moment où j’aurais besoin d’être propulsé, et mon carburant s’appelait Johnny Cash. Lorsque sa voix de baryton a empli mes oreilles de paroles sur des marginaux et le genre d’hommes que tout le monde néglige, mon moral est remonté en flèche. Il ne chantait que pour moi, m’enjoignant de dépasser mes limites, à prouver aux sceptiques qu’ils se trompaient sur mon compte.
J’étais complètement épuisé en approchant de la fin, mais Gobi était là, comme la veille. Elle a fusé pour courir les 60 derniers mètres avec moi et nous avons franchi la ligne d’arrivée ensemble.
J’étais sur un nuage. Ma deuxième position générale sur le podium était assurée; le dernier jour se résumerait à 10 km symboliques, suivis d’un festin de célébration. Je m’étais prouvé à moi-même que ma carrière de coureur de fond n’était pas totalement terminée.
«Que vas-tu faire de cette petite chose?», m’a demandé plus tard l’un des coureurs, en indiquant Gobi du doigt.
C’était une bonne question, que je m’étais déjà posée. Gobi avait-elle un propriétaire en bordure du désert? Toutes les personnes que j’avais interrogées pensaient qu’il s’agissait plus probablement d’un des innombrables chiens errants de Chine. Je ne voulais pas la laisser continuer à se débrouiller seule, mais ce n’était pas tout: Gobi m’avait choisi, parmi tant d’autres. Dès l’instant où elle a commencé à mordiller mes guêtres, elle avait décidé de rester presque constamment à mes côtés. Elle m’avait fait confiance pour l’aider, et avait donné tout ce qu’elle pouvait pour me suivre. Comment pouvais-je l’abandonner?
«Tu sais quoi?, ai-je répondu. Je vais trouver le moyen de la ramener chez moi.»
Je n’avais pas parlé à Lucja depuis une semaine, et lorsque j’ai enfin pu l’appeler j’étais un peu nerveux. Comment allais-je lui annoncer que je voulais ramener un chien errant de Chine? Mais avant que je ne puisse dire autre chose que bonjour, Lucja a demandé, «Comment va Gobi?»
J’étais abasourdi. «Tu es au courant?»
«Oui! Certains coureurs ont parlé d’elle sur leur blog. Une mignonne petite chose, c’est ça?
— Oui. Je voulais te dire…
— Tu vas la ramener à la maison? Dès que j’ai entendu parler d’elle, j’ai su que tu voudrais la garder.»
Mais ce n’était pas aussi simple que nous l’aurions espéré.
Ramener Gobi à la maison
J’ai laissé Gobi chez un bénévole de confiance dans la capitale régionale, Ürümqi. De retour chez moi, j’ai repris le travail, et Lucja et moi avons fait des recherches sur la manière de ramener un chien au Royaume-Uni. Gobi devrait être placée en quarantaine pendant quatre mois à l’aéroport d’Heathrow. Mais d’abord, comme nous l’a appris une femme très serviable appelée Kiki, employée de WorldCare Pet Transport, un service de transport d’animaux domestiques basé à Pékin, Gobi devrait passer un dépistage de la rage à Ürümqi, suivi d’une période d’attente de 30 jours dans la ville. Elle prendrait ensuite un vol pour le Royaume-Uni – mais uniquement au départ de Shanghaï ou Pékin. Pour se rendre dans l’une ou l’autre de ces villes par avion, Gobi devrait être accompagnée par la personne qui la ferait sortir de Chine.
Pourrions-nous vraiment ramener Gobi? Le montant total s’élèverait à plusieurs milliers de dollars. Nous avons donc décidé de créer une page internet de financement participatif, en plaçant le montant à atteindre à 6500$. Deux jours plus tard, le Daily Mirror nous a contactés, et 24 heures après avoir publié un article intitulé «Une belle relation entre un coureur d’ultra-marathon et le chien errant qu’il refuse d’abandonner», nous avions dépassé notre objectif. Une couverture médiatique internationale a suivi, et nous avons pu collecter assez d’argent pour ramener Gobi à la maison.
Il n’y avait qu’un seul problème: elle avait disparu.
Gobi avait réussi à s’échapper de la maison du bénévole quelques jours plus tôt. Lucja et moi étions d’accord: si nous voulions avoir une chance de trouver Gobi, je devais retourner à Ürümqi. Mes employeurs à la distillerie de whisky où je travaille comme directeur commercial se sont montrés très compréhensifs. J’étais au désespoir, mais mon désir de retrouver Gobi était plus fort que tout.
Lorsque j’ai atterri à Ürümqi, j’ai rencontré l’équipe de recherches organisée par Kiki et menée par une amoureuse des chiens appelée Lu Xin. Ces gens avaient posé des affiches et frappé aux portes. J’étais ébahi par la gentillesse d’inconnus qui s’étaient précipités pour nous venir en aide. Mais je ne voyais pas comment nous allions pouvoir retrouver Gobi dans cette ville de plus de quatre millions d’habitants. Il faudrait frapper aux milliers de portes d’innombrables appartements. Et cela faisait déjà plusieurs jours qu’elle était partie ; si Gobi avait décidé de prendre la direction des montagnes à l’horizon – en admettant qu’elle parvienne à éviter les dangers de la circulation – elle était peut-être déjà loin. La tâche semblait impossible.
Il était tard lorsque je suis rentré à l’hôtel après ma première journée entière passée à chercher Gobi avec l’équipe. Je souffrais du décalage horaire et je n’avais rien mangé depuis le petit-déjeuner, j’ai donc commandé à dîner dans ma chambre, je me suis servi une boisson dans le minibar, et j’ai tenté d’appeler Lucja. Pas de réponse. J’ai attendu et j’ai pris un autre verre. Puis un autre.
Lorsque Lucja m’a rappelé, une vague de tristesse s’est répandue hors de moi, comme de l’eau disparaissant dans une canalisation. Je ne pouvais rien faire d’autre que pleurer.
Quand j’ai fini par me ressaisir, Lucja m’a dit qu’elle avait parlé à Kiki, et qu’elles étaient convenues qu’il nous fallait une couverture médiatique locale. Elle avait arrangé un entretien télévisé pour le lendemain.
«Peut-être que ça fera bouger les choses, comme avec le Daily Mirror, m’a-t-elle encouragé.
— Je l’espère, ai-je doucement répondu. Mais Lucja, elle est peut-être déjà à des centaines de kilomètres d’ici.
— Tu sais ce que je vais te dire, n’est-ce pas?», a-t-elle rétorqué.
Je le savais. Mais je voulais l’entendre quand même.
«Va dormir. La nuit porte conseil.»
En parlant de conseils, voici ce qu’il faut savoir avant d’adopter un animal de compagnie.
Un reportage à la télé
Le journaliste voulait savoir pourquoi un homme vivant en Écosse avait parcouru tout ce chemin à la recherche d’un chien, et il savait que les recherches étaient dirigées par des habitants de la région. Le reportage télévisé a fonctionné: le lendemain nous avons accueilli un plus grand nombre de bénévoles et reçu des demandes d’entrevues en provenance de toute la Chine. Une chaîne a envoyé une équipe pour filmer et diffuser en direct l’évolution des recherches.
Nous avions besoin de cette visibilité pour aider à convaincre les habitants de la ville de porter un peu d’attention à un petit chien, et nous avons effectivement reçu plus d’appels de signalements, mais jusque-là tous s’étaient révélés des impasses. Il fallait toutefois que je reste prudent avec les médias, surtout les chaînes internationales: on nous avait conseillé de ne jamais critiquer l’État. Si les autorités avaient le sentiment que la Chine était dépeinte sous un mauvais jour – par exemple, comme un pays de barbares mangeurs de chiens –, nous pourrions perdre leur coopération. Un article avait émis l’hypothèse que Gobi ait pu être volé pour finir dans le commerce de la viande de chien. (J’avais écarté cette idée; les habitants de la ville m’avaient affirmé que cette pratique était peu courante dans la région.)
Le quatrième jour, j’étais enthousiaste lorsque Richard, mon compagnon de tente durant la course, est arrivé. Son travail l’entraînait régulièrement aux quatre coins de la Chine, il a donc proposé d’aider aux recherches. Je l’ignorais à ce moment-là, mais Lucja avait demandé à Richard de prendre soin de moi. Elle savait que j’étais stressé et que je mangeais mal. Nous sommes allés courir, ce dont j’avais grand besoin: mon regard était tourné vers les montagnes et Richard m’a aidé à distribuer des affiches dans les villages là-bas.
Pourtant, le désespoir m’envahissait en parcourant quotidiennement les rues d’Ürümqi à la recherche de Gobi. Je ne pouvais m’empêcher de douter de nos chances de la trouver, et de ressentir la douleur de la certitude d’être en train de perdre cette chienne. Nous avions enquêté sur 30 signalements pour découvrir des chiens qui n’avaient rien à voir avec elle, réduisant chaque fois mes espoirs à néant.
Le 14e jour de la disparition de Gobi, nous avons reçu un autre signalement. Quelqu’un avait aperçu un chien errant et l’avait ramené chez lui, pensant qu’il s’agissait de Gobi. Cette personne a envoyé une photo par texto, mais elle était floue et le chien présentait une profonde cicatrice sur la tête. J’avais des doutes, mais nous sommes tout de même allés vérifier.
Nous sommes entrés dans une communauté à accès restreint et nous sommes garés. Je suis entré dans la maison, et soudain un éclair de fourrure couleur sable a fusé de l’autre bout de la pièce pour bondir vers mes genoux. «C’est elle!», ai-je crié, attrapant le chien avec l’impression d’avoir plongé dans un rêve. Elle émettait ce mélange de gémissement et de petit aboiement excité qu’elle avait produit lorsque nous nous étions retrouvés près de la ligne d’arrivée. «C’est Gobi!» Elle s’est lovée sur mes genoux à la manière d’un chiot.
J’ai appelé Lucja. «On l’a trouvée, bon sang!», ai-je annoncé à la seconde où elle a décroché. Nous n’avons pas beaucoup parlé pendant un moment. Nous étions tous deux trop occupés à pleurer.
Je ne pouvais plus risquer de laisser à nouveau Gobi seule en Chine. En outre, elle avait dû être heurtée par une voiture: en plus de la plaie sur sa tête, elle souffrait d’une douloureuse dislocation de la hanche et avait besoin d’une opération. Lucja et moi avons donc décidé de rester.
J’accompagnerais Gobi durant les 30 jours suivant le vaccin contre la rage, puis mon petit chien et moi pourrions effectuer une quarantaine de trois mois ensemble en Chine et lui éviter ainsi d’endurer des mois de confinement seule au Royaume-Uni. Je craignais que mes employeurs pensent que j’avais perdu la raison, mais encore une fois ils se sont montrés très compréhensifs et ont refusé ma demande de démission.
«Je crois que c’est ainsi que commence notre nouvelle vie ensemble», ai-je déclaré à Gobi lorsque notre décision a été prise. Elle m’a rendu mon regard, ses grands yeux braqués dans les miens, exactement comme pendant la course. Pour moi, c’était assurément sa façon d’affirmer qu’elle était prête à plonger dans cette nouvelle aventure, quelle qu’elle soit.
Nous avons déménagé à Pékin, où j’ai loué un petit appartement. Le résultat du test de dépistage de la rage est arrivé, négatif, puis Gobi a été opérée de la hanche. Elle était de nouveau sur pieds à peine quelques jours plus tard. Nous avons passé beaucoup de temps dehors, à marcher le long du canal les jours où il faisait beau. Gobi et moi avons bientôt découvert les meilleurs stands de nourriture de rue servant du jianbing, une crêpe fourrée aux œufs. Nous ne pouvions plus nous en passer. Nous avons même trouvé un café où les employés nous laissaient nous asseoir à l’extérieur ; pour une ville qui n’autorise généralement pas les chiens dans les taxis ou les bus, et ne permet aux chiens guides d’entrer dans les métros que depuis 2015, c’était une remarquable trouvaille.
Gobi semblait plus heureuse que jamais, marchant la tête haute et le regard vif. On n’aurait jamais cru que récemment encore il s’agissait d’un chien errant. Parfois je m’absentais pour me rendre à la salle de sport ou à l’épicerie, mais Gobi n’aimait pas rester seule. Dès que je revenais, elle tournait sur elle-même et fonçait sur moi en aboyant d’excitation. Je la prenais dans mes bras et elle semblait alors envahie d’un grand calme, comme lorsque nous avions traversé la rivière.
La vie à Pékin est devenue plus difficile en novembre: le gouvernement a fait allumer les chauffages de toute la nation et la pollution a empiré. L’appartement était une fournaise mais je n’osais pas ouvrir les fenêtres et laisser entrer l’air encrassé. Nous ne pouvions pas aller nous promener. La fin du mois de décembre paraissait si lointaine.
Mais finalement, après quatre mois d’attente en Chine, nous avons pu rentrer à la maison.
Rentrés à la maison
«Wouah!, s’est exclamé Lucja alors que nous montions tous trois partis à l’assaut d’Arthur’s Seat, la colline escarpée recouverte d’herbe qui domine Édimbourg. Regarde-moi cette énergie!»
Nous sommes le jour de mon 42e anniversaire – le lendemain de notre retour – et nous courons ensemble tous les trois pour la première fois. Gobi se retourne, la langue sortie, les yeux vifs, le thorax bombé. Lucja et elle se sont entendues à la seconde où elles se sont rencontrées, et c’est comme si elle comprenait parfaitement ce que ma femme vient de dire.
«Tu n’as encore rien vu, lui dis-je tout accélérant pour relâcher la tension sur la laisse de Gobi. Elle était comme ça dans les montagnes du Tian Shan.»
Gobi est une véritable alpiniste, elle semble revivre à chaque nouveau pas. Bientôt, sa queue s’agite si vite qu’elle paraît floue et son corps sautille de joie.
Je commence à peine à prendre la mesure de toutes les façons dont ce petit chien m’a changé. Qu’une créature vivante m’accorde ce degré de confiance, et être l’objet d’un amour et d’une dévotion aussi grands est un sentiment puissant.
L’amour. La dévotion. L’affection. Tout cela a disparu de ma vie pendant 10 longues années quand j’étais enfant. J’avais désormais l’occasion de traiter un être vulnérable de la façon dont j’aurais aimé être traité à l’époque. De bien des manières, en trouvant Gobi, c’est une part de moi-même que j’ai retrouvé.
Gobi se retourne à nouveau, tirant sur sa laisse, et je pourrais jurer qu’elle sourit. Allez! Plus vite! Lucja et moi échangeons un regard et rions en courant, profitant de ce moment que nous avons tant attendu: être ensemble. Il n’y a que de bonnes raisons d’adopter un chien plus âgé!
Extrait du livre Gobi et moi de Dion Leonard, avec Craig Borlase. ©2017 par Dion Leonard. Réédité avec la permission de Thomas Nelson.