Drame vécu: le mortel marécage
Perdre son bras dans la gueule d’un alligator n’est que le début d’un calvaire de trois jours pour Eric Merda…
Sous un ciel étoilé de mille feux au-dessus du lac Manatee en Floride, l’homme traverse l’eau noire en dos crawlé. Épuisé et frustré par son peu de progrès, il nagera toute la nuit s’il le faut. Soudain, il sent une présence qui lui donne la chair de poule. Il se redresse dans l’eau, jette un regard à sa gauche. À moins d’un mètre de lui se découpe la silhouette facilement reconnaissable de la gueule d’un alligator. Ses yeux aux pupilles fendues luisent d’un éclat jaune sous la lumière du ciel. L’homme roule sur le ventre et étend les bras pour nager, mais l’alligator attaque, saisit son avant-bras droit dans sa gueule, enroule son corps puissant et brise le bras de sa proie au niveau du coude. Pendant un moment, lors de ce drame vécu, le monde devient noir. Puis, tenant toujours fermement sa prise, le reptile plonge, cherchant à noyer sa victime dans les profondeurs silencieuses du lac…
Pour Eric Merda, les deux dernières semaines n’avaient été qu’une longue et folle lutte contre Dieu. La vie de ce père de 7 enfants, âgé de 43 ans, avait toujours était faite de batailles – combat contre la dépendance, bagarres de rue, ennuis avec la justice –, mais depuis quelque temps, il y voyait plus clair. Il avait fini par accepter que sa relation avec la mère de 5 de ses enfants fût terminée. Il avait également compris qu’il entretenait de mauvaises fréquentations. Intelligent, créatif et spirituel, un «mec bizarre» selon ses propres termes, il se savait sur la mauvaise pente. Dieu lui commandait de mettre de l’ordre dans sa vie et de se montrer à la hauteur des dons qu’il lui avait faits.
Il s’était donc lancé dans une sorte de quête ascétique. Le jour, il travaillait d’arrache-pied sous le soleil de Floride, dans et autour de sa ville de résidence de Bradenton, à installer et réparer des systèmes d’arrosage automatique comme il le faisait depuis 25 ans. Le soir, il vagabondait et explorait. Pour la première fois, ni femme ni enfants ne l’attendaient à la maison.
Il passait la plupart de son temps libre à la plage de Siesta Key, où il se lançait des défis audacieux: quelle distance suis-je capable de parcourir à la nage dans l’océan la nuit ? Combien de temps puis-je flotter sur le dos, la tête en arrière et les yeux immergés dans l’eau salée ? Depuis un moment déjà, il naviguait sur la mince frontière entre embrasser la vie et flirter avec la mort.
Parfois, il dormait à la belle étoile sur le sable de Siesta Key. Un matin, il s’est réveillé en découvrant des ordures éparpillées sur la plage, et a senti que Dieu lui demandait de les nettoyer. Une fois la tâche effectuée, il a pris l’habitude de collecter les détritus partout où il en voyait, et pas seulement sur la plage.
Une mauvaise surprise
Le lundi 18 juillet 2022, Eric terminait en fin d’après-midi son travail dans les régions rurales du comté de Manatee. C’était le moment de partir en exploration. Près de l’intersection de deux routes de campagne secondaires, il aperçut un chemin de terre battue flanqué d’un panneau portant l’inscription «Campement de pêche du lac Manatee».
Il engage alors sa vieille camionnette blanche de fonction sur la piste, croisant une petite épicerie de campagne et des habitants en train de jouer au fer à cheval. Il arriva ensuite devant une rampe à bateau donnant sur le lac Manatee, un réservoir artificiel d’environ cinq kilomètres carrés, entouré de terres sauvages marécageuses. Apercevant des détritus s’amoncelant sur les bas-côtés, Eric sauta au bas de sa camionnette, laissant son téléphone et ses clefs à l’intérieur, et commença à ramasser les déchets pour former des tas.
Au bout d’un moment, une pensée le traversa: je vais regarder ce qui se trouve dans ces bois. Avec l’insouciance d’un écolier, il disparut entre les arbres et arriva bientôt devant un fourré de broussailles, ronces et plantes grimpantes. En apparence impénétrables, les taillis présentaient un défi intéressant. Il s’enfonça dans la végétation et lutta pour avancer. C’était épuisant, mais il s’obstinait. Lorsqu’il eut fini par émerger dans un bosquet d’orangers rachitiques, il était trempé de sueur, éraflé et fatigué. Il avait progressé dans les fourrés pendant des heures et ne rêvait maintenant que de retourner à sa camionnette et rentrer chez lui. Mais il ne savait plus où était le lac.
Il passa quelques heures de plus à errer dans les orangers, alignés en un quadrillage qui s’étendait à perte de vue. Aucun signe de civilisation. Le lac et sa camionnette ne se trouvaient certainement pas dans cette orangeraie, il retourna donc dans la forêt pour se retrouver bientôt à patauger dans une eau marécageuse. Ce marais semblait sans issue, mais il s’acharna des heures pendant que le soleil disparaissait à l’horizon. D’épaisses hautes herbes et ronces lui bloquaient le passage; la boue et l’eau emplissaient ses bottes. Il avait si mal aux pieds qu’il retira ses chaussures – mais les brindilles et les ronces lacéraient la plante de ses pieds. Il s’arrêta donc pour les enfiler à nouveau et tenta de s’orienter grâce au soleil, mais ne cessait de le perdre de vue. Chaque fois qu’il observait un repère ou choisissait une direction à suivre en ligne droite, il s’égarait encore quelques minutes plus tard.
La nuit commençait à tomber lorsqu’il finit par ressurgir sur les berges du lac. Là, de l’autre côté de l’étendue d’eau, se trouvait la rampe à bateau, désormais déserte, et un petit pont routier à environ 400 mètres de là. Il était épuisé, endolori et assoiffé. Retourner dans le marécage? Hors de question. Qui pouvait dire où il déboucherait? Il ne lui restait plus qu’à traverser le lac à la nage.
L’eau était étonnamment froide, surtout à mesure qu’elle devenait plus profonde. Eric s’est mis à décrire d’amples mouvements de nage vers l’autre rive, buvant l’eau du lac pour étancher sa terrible soif. Au bout de quelques minutes, il a compris qu’il n’y arriverait jamais avec ses vêtements. Il a tout retiré, laissant son uniforme de travail couler.
Il a continué de nager, mais un étrange courant le ralentissait. Bon nageur, il ne cessait pourtant de s’écarter de sa trajectoire. Il fixait la rampe à bateau, effectuait quelques brasses, relevait la tête et découvrait qu’il avait complètement dévié. C’était exaspérant, mais il refusait de s’emporter. Dans un combat à mains nues, celui qui entre dans la bataille en paniquant, sans maîtrise de lui-même, est celui qui perd. Le soleil disparut, remplacé par les étoiles, mais il luttait toujours, alternant entre dos crawlé et crawl.
C’est alors qu’il aperçut l’alligator. Avant de pouvoir amorcer un mouvement, avant de pouvoir se sauver, avant de pouvoir laisser échapper un cri, la créature avait frappé vive comme un serpent. Elle enfonça ses dents dans l’avant-bras d’Eric, le brisant au niveau du coude, et l’entraîna sous la surface. Luttant désormais pour sa survie, Eric saisi l’alligator à l’abdomen de son autre bras tout en battant des pieds pour ne pas se laisser engloutir au fond du lac.
L’homme et la bête ont refait surface et Eric a avalé une grande goulée d’air – mais tout aussi rapidement, l’alligator l’a ramené sous l’eau. La troisième fois, le saurien a fait ce que font les alligators: il a fait rouler son corps entier comme un tonneau en un vicieux coup de grâce, et Eric a senti la chair de son bras se déchirer et son membre s’arracher. La créature a disparu dans les ténèbres, emportant l’avant-bras.
La douleur n’était pas encore arrivée, seule la terreur dominait Eric, qui n’avait qu’une pensée: sortir de l’eau. Il a nagé furieusement, frappant l’eau de son moignon, et s’est échoué sur la rive, non loin de l’endroit où il était entré dans l’eau. Par miracle, la plaie saignait à peine ; l’alligator semblait avoir entortillé ses chairs en une sorte de garrot. Il s’est reposé un instant dans les herbes partiellement submergées, pantelant, avant d’apercevoir un gros arbre sur un terrain plus sec. Il s’est traîné jusque là – et a crié à l’aide au-dessus du lac désolé.
Puis il a pris conscience d’une chose: je suis le seul à pouvoir me sortir de là. Et je suis le seul à pouvoir arranger tous les autres aspects de ma vie. Il s’est adossé contre le tronc de l’arbre et a attendu l’aube. Lorsque la douleur est arrivée, elle était intense.
«Si tu choisis de mourir, tu choisis de mourir»
Au matin, Eric a aperçu deux avions. Chaque fois, il a grimpé dans l’arbre, agitant les bras et criant, en vain. Il était complètement nu, le bras droit arraché, sans aucun moyen de signaler sa présence. Il s’est remis à avancer dans les hautes herbes et a aussitôt perdu son chemin, errant en cercles. Il a décidé que son meilleur plan était de retourner dans l’eau et de patauger le long de la berge, en suivant la courbe du lac jusqu’à atteindre la rampe à bateau.
Mais cela aussi était presque impossible. Des troncs submergés, de hautes herbes, des buissons saillants et de soudains trous d’eau entravaient sa progression. Il hurla de douleur en trébuchant soudain sur un bâton qui s’enfonça dans le muscle exposé de son bras droit. Enfoncé jusqu’à la taille dans l’eau trouble, il jeta un regard en arrière: à environ 30 m de lui l’observaient les yeux protubérants de l’alligator, qui le suivait en silence. Il rejoint alors des eaux moins profondes et aperçoit les yeux de l’animal replonger sous la surface. Tout au long de cette interminable journée, alors qu’il avançait péniblement, la créature le traquait. Les méandres du rivage donnaient l’impression désespérante que la rampe à bateau était plus éloignée que jamais.
À la nuit tombée, il a rencontré une structure de béton sur le bord du lac, sans doute un élément du système de réservoir. Affamé, assoiffé et à l’agonie, il s’est péniblement juché au sommet, où il s’est allongé et endormi. Il s’est réveillé dans le noir, avec l’horrifiant constat d’être dangereusement proche de l’eau du marécage, son bras gauche pendant le long de la structure, offert comme un second morceau de choix. C’en était assez. Il voulait sortir du marais. Il voulait de la terre ferme.
Jusqu’ici, la vie et la mort éveillaient des sentiments ambigus chez Eric. Il pouvait désormais entendre Dieu le sermonner: «Bon. Après ça, je ne veux plus en entendre parler. Si tu choisis de mourir, tu choisis de mourir. Si tu choisis de vivre, eh bien bonne chance à toi, car ça ne va pas être facile.»
Il s’était toujours douté que sa conception de Dieu le ferait expulser de la plupart des églises: selon sa philosophie, puisque nous sommes tous créés à son image, il fait partie de chacun de nous, et chacun de nous fait partie de Dieu. Ainsi, avoir la foi revient à avoir foi en soi-même, et une dispute avec Dieu est une dispute avec soi-même. Et cela, il en avait assez.
Dans les ténèbres, il trébuchait en avant dans ce qui lui semblait être une étendue infinie d’herbes de trois mètres de haut, dont les racines s’enfonçaient dans une eau à hauteur des genoux. Il était à nouveau désorienté.
Le soleil s’est levé sur la troisième journée d’Eric Merda dans la nature. Bientôt le soleil de Floride s’est mis à accabler le marais de sa chaleur impitoyable. Un essaim de taons verts s’agglutinait autour de la blessure d’Eric, où le muscle à vif palpitait et l’os exposé luisait d’un éclat blanc. Le sol était si spongieux que même lorsqu’il ne se trouvait pas dans l’eau, il pouvait ramasser une poignée de terre de sa main valide, et une petite flaque d’eau sale emplissait le trou ainsi creusé pour s’abreuver. Grignotant de minuscules fleurs violettes qui poussaient dans le marais, il commençait à s’affaiblir, complètement épuisé et ensanglanté. Mais il avait pris sa décision.
Il avait choisi la vie, même si elle impliquait la douleur et la frustration d’une lutte éternelle. Chaque fois que la fatigue l’emportait, il aplatissait les hautes herbes pour en faire un matelas sur lequel dormir.
Il finit par trouver la terre ferme – une terre envahie de broussailles épineuses. Il avait le choix entre le marécage et ce mur infranchissable de ronces. Ce n’est qu’un peu de douleur, s’est-il encouragé. Tu ne t’en souviendras même plus lorsque ce sera passé. Il s’est donc traîné dans cet hallier, marchant parfois en crabe, lacéré et perforé, s’arrêtant de temps en temps pour se donner le courage de poursuivre.
Un passant à la rescousse
En fin d’après-midi, Eric aperçut le verre brun d’une bouteille de bière abandonnée dans la boue, comme un signe de civilisation. Il savait désormais qu’il était tiré d’affaire. À quelle distance peut-on bien lancer une bouteille de bière – 10 mètres? Cela signifiait qu’il se trouvait à cette distance environ de la route. Tu peux parcourir encore 10 mètres, s’est-il exhorté.
C’est ce qu’il a fait, et lorsqu’il est sorti du roncier, il titubait le long de la route, non loin de l’endroit pour faire demi-tour devant la rampe à bateau. De l’autre côté d’une clôture de fil barbelé, un homme se tenait debout près d’une voiture rouge.
«Hé! Hé!», a crié Eric.
L’homme a observé d’un air incrédule cet inconnu, nu à l’exception du sang et de la boue qui maculaient son corps.
«Qu’est-ce que vous faites là? s’est-il enquis.
— Un alligator m’a attaqué! a répondu Eric, en agitant son moignon. Vous auriez de l’eau?
— Nom de… Je n’ai pas d’eau, mais je vais vous en trouver.»
La clôture était le dernier obstacle entre lui et la civilisation. Eric en avait assez. Il s’est allongé dans les mauvaises herbes du côté marécageux de la séparation et a attendu les secouristes, qui couperaient la clôture et le transporteraient jusqu’à l’hélicoptère qui l’emporterait vers un nouveau chapitre de sa vie.
Quand un drame se tourne en leçon de vie
Eric Merda a passé près de trois semaines dans un hôpital de Sarasota. Sa blessure s’étant infectée dans le marécage, les chirurgiens ont dû retirer beaucoup plus que ce que l’alligator avait emporté, ne lui laissant qu’environ la moitié du bras. Qu’il ne se soit pas vidé de son sang semblait un miracle, selon les propres termes du survivant.
À l’hôpital, Eric a mangé comme un ogre et a demandé à un ami de lui apporter un plat qui ne figurait pas au menu de l’établissement: de croustillantes croquettes de viande d’alligator frite.
À sa sortie, il a tenté de retourner au travail. «Je suis encore capable de le faire, a-t-il déclaré, mais avec une seule main, c’est plus lent.» Conserver son ancien métier n’était pas pratique. Aujourd’hui, il tente donc de trouver un moyen de gagner sa vie tout en transmettant ce qu’il a appris. Faire du conseil? Enseigner? Écrire un livre pour enfants? Devenir conférencier? Ou humoriste?
Il veut pousser les gens à réfléchir: «Si un type malingre de Sarasota peut combattre un alligator à mains nues et s’en sortir, pourquoi ai-je peur de démarrer mon entreprise, d’aller à l’université ou d’obtenir un permis d’entrepreneur?»
Le chemin qu’il lui reste à parcourir ne sera pas facile. Mais cela fait partie de son accord avec Dieu. Parfois, il se sent impuissant, comme si ses rêves avaient l’air trop ambitieux, trop ridicules. Mais comme il l’affirme avec la sagesse d’un homme qui a livré bataille contre le divin: «L’idée que je puisse sortir vivant de ce marécage semblait également assez ridicule.»
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