La réalité s’installe
Un matin de juin 2004, je jetai un œil dans la chambre de ma fille. Kate avait 23 ans et dormait pelotonnée dans le lit blanc en fer forgé de son enfance. En contemplant son joli visage encadré de boucles indisciplinées, je me dis alors que je ne pourrais pas vivre un jour de plus si un malheur arrivait à cette enfant.
Cinq mois plus tard, à Bloomington, dans l’Indiana, Kate était en route vers l’école secondaire Indian Creek où elle enseignait l’anglais, lorsqu’un homme de 45 ans, sous l’emprise d’opiacés et de cocaïne, percuta la Honda Civic de ma fille.
Je survécus un jour de plus. Puis un autre. Et un autre encore.
Le jour du premier anniversaire de la mort de Kate, je lui écrivis une longue lettre. J’avais prévu de la brûler et d’en déposer les cendres dans le mur de pierre que Steve, mon mari, érigeait en sa mémoire à notre chalet, dans le Maine. À la dernière minute, j’avais décidé d’en faire une copie.
Depuis, chaque année à son anniversaire, je lui écris une lettre dans laquelle je relate les naissances et les décès, les mariages et les ruptures, les gentillesses et les déceptions, ainsi que des chroniques de la vie quotidienne, comme les dernières bêtises de Lola, son petit labrador croisé.
Un an après sa mort, j’ai écrit que je n’avais « rien de lumineux à dire sur la guérison et l’espoir ». Neuf ans plus tard, voici le récit de ce que j’ai appris depuis, accompagné de quelques extraits de ces lettres à Kate.
Si mon expérience aide quelqu’un à mieux comprendre ce que signifie la perte d’un enfant, si elle procure de l’espoir aux personnes endeuillées qui tentent de surmonter leurs propres épreuves, alors la vie de Kate continuera d’avoir un sens. Et c’est un cadeau que je peux encore lui offrir.
« Nous utilisons souvent le mot « magique » pour te décrire. Tu n’étais pourtant pas une sainte. Tu fumais, tu pouvais être têtue et tu aimais que les choses tournent à ta façon. Mais ta capacité à donner et à recevoir de l’amour, à voir la beauté dans les petites choses, à faire rire les gens, était vraiment magique… J’aimais que tu sois si prodigieusement belle, mais j’aimais davantage ce que tu étais intérieurement. C’est cette lumière intérieure qui me manque le plus. » – Juillet 2005
À plusieurs égards, la deuxième et la troisième année qui suivent la perte d’un enfant sont encore plus difficiles que la première. Quand votre enfant meurt, le coup est si violent que vous tombez dans un état d’engourdissement et de choc émotionnel.
Moins d’une heure après avoir appris la mort de ma fille, j’étais assise dans la salle d’attente des urgences et je demandais à une collègue ce qu’elle pensait de ses étudiants du semestre. Je n’ai pas versé une larme lors des funérailles. Une semaine plus tard, j’avais repris mon poste d’enseignante en journalisme à l’Université de l’Indiana.
L’engourdissement commence à se dissiper à peu près au moment où les proches retournent vaquer à leurs affaires. Le flot d’appels téléphoniques et de cartes se tarit. À l’épicerie, vous apercevez un voisin changer brusquement d’allée pour vous éviter.
Les premières années, préserver une apparente normalité requiert une vigilance de tous les instants. Je faisais de longues promenades en forêt où je pouvais pleurer et parler à Kate à l’abri des regards. Un soir, nous jouions aux cartes avec des amis lorsque leur fils a téléphoné. Levant les yeux au ciel en signe d’agacement, le père lui a répondu qu’il le rappellerait le lendemain. Je me suis réfugiée dans la salle de bains et me suis appuyée sur le meuble-lavabo pour me ressaisir. J’aurais donné chaque jour du reste de ma vie pour cet appel de 30 secondes. J’ai rejoint mes amis, le sourire aux lèvres. Personne n’a soupçonné ma détresse.
Le chagrin et la colère causés par la mort de Kate n’étaient cependant rien comparativement au terrible manque qui a suivi. « Il m’arrive de sentir la panique s’emparer de moi, écrivais-je à une amie, et elle me manque tellement que j’ignore comment je vais m’en sortir. »
Une recherche en ligne m’a menée à une étude sur le deuil de l’Université Yale. Les auteurs y avancent que le sentiment de manque est le symptôme le plus éprouvant de deuil, particulièrement au cours des deux premières années. Les sujets avaient perdu leur conjoint ou leur conjointe, leur père ou leur mère, un frère ou une sœur. J’ai écrit à Holly G. Prigerson, coauteure de l’étude, pour savoir pourquoi on n’avait pas interrogé des parents qui avaient perdu un enfant. Elle m’a répondu que la perte d’un enfant appartenait à un ordre de grandeur tellement plus dévastateur qu’elle ne pouvait être comparée à d’autres deuils.
En ce troisième anniversaire de la mort de Kate, Steve et moi étions debout dans la cuisine, en sanglots. « Ce n’est pas que je veux qu’elle soit là, dit-il, ou que j’ai besoin qu’elle soit là… C’est qu’elle doit m’être rendue. »
Le manque se manifestait par vagues. Lorsqu’il atteignait son apogée, que je ne croyais plus à la vie, je me répétais ces mots : « C’est ton état d’esprit maintenant. Accroche-toi et attends de voir de quoi demain sera fait. » D’une manière ou d’une autre, la douleur semblait toujours s’atténuer le lendemain.
Étrangement, au cours de ces premières années, le seul moment où j’ai éprouvé un peu de soulagement s’est produit en sautant dans l’eau glacée d’un lac après une randonnée. L’eau a chassé toute autre sensation : la lourdeur, la tristesse, la colère et même le manque. Je me suis rappelé, quelques secondes, à quoi ressemblait la vie avant.
Une période éprouvante
« Ce dont j’ai le plus criant besoin, c’est la force de voir plus loin que mon chagrin et de ne pas juger les autres trop durement. J’accepterai davantage les gens pour ce qu’ils sont. Je me montrerai plus courageuse. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour veiller à garder ton souvenir bien vivant. » – Juillet 2006 et 2007
Six mois après la mort de Kate, Steve reçut un appel d’un ami new-yorkais dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis plus de 10 ans. Tout à coup l’idée lui prit de taper le nom de mon mari sur Google et il trouva les articles de journaux parlant de la mort de notre fille. Il appelait pour annoncer qu’il prenait un vol pour Indianapolis. Il passa finalement quelques jours avec nous et, depuis, sa femme et lui sont devenus de véritables amis.
Tous les parents endeuillés que je connais ont vécu ce genre d’histoires. Une simple connaissance ou un ancien ami perdu de vue se manifeste et offre un soutien providentiel. Malheureusement, le contraire est vrai aussi. Ils perdent également de bons amis qu’ils imaginaient garder toute leur vie.
L’un des amis de longue date de Steve a lu un témoignage lors des funérailles de Kate. Mais comme Steve a mis plus de temps à surmonter sa peine que ce à quoi s’attendait son ami, ils se sont brouillés.
Honnêtement, nous avons aussi rompu quelques liens. Peu de temps après le décès de notre fille, je reçus une lettre d’une amie qui m’informait que l’opération de la prostate de son mari avait été un succès. Selon elle, Dieu avait guidé les mains du chirurgien. Je sais que ce n’est pas ce qu’elle sous-entendait, mais à mes yeux, il fallait donc comprendre que Dieu n’avait pas guidé les mains de celui dont la voiture avait heurté celle de Kate.
Lorsqu’ils se réunissent, les parents endeuillés s’échangent souvent les curieux commentaires qu’on leur fait.
« Je sais ce que tu éprouves : j’ai perdu mon grand-père l’an dernier. » (C’est triste, en effet, mais c’est à des années-lumière du deuil d’un enfant.)
« Je dis toujours à mes enfants de ne pas emprunter cette route. » (Ma fille vivrait donc encore aujourd’hui si j’avais dit la même chose ?)
« Rien n’arrive pour rien. » (Ce serait bien si c’était vrai, mais cela ne me réconforte pas.)
La plupart des gens maladroits le sont bien malgré eux. Et puis dire quelque chose, même si c’est parfois blessant, vaut mieux que de ne rien dire du tout. On se sent encore plus isolé lorsqu’ils évitent le sujet.
Mais nous avons dû faire quelques ajustements. Certains amis chers peuvent tout entendre, même les choses les plus difficiles. D’autres ont du mal à supporter notre chagrin, mais écouteront avec plaisir des anecdotes heureuses au sujet de Kate. Nous comptons aussi quelques amis que son seul nom semble plonger dans un état de panique. Je comprends maintenant que chacune de leurs visites, sachant que nous risquons de parler de Kate, est en soi un geste de compassion.
Il est difficile de déterminer ce qui distingue ceux qui expriment leur soutien de ceux qui disparaissent. Nous n’avons observé aucune corrélation entre l’empathie et l’âge d’une personne, son sexe, son éducation, ses croyances religieuses ou même le fait d’avoir elle-même des enfants. Ces personnes ont en commun ce que Steve appelle « grâce » séculière : le courage de tendre la main, d’écouter sans changer de sujet ni donner de conseil, et de nommer le disparu – le cadeau le plus précieux qui soit.
À la mort de Kate, deux amis de longue date se rendirent chez elle avec une camionnette et empaquetèrent ses biens, une semaine avant Noël. Une simple connaissance de l’école de Steve lui apporta à dîner tous les jours pendant un an. Un ami avocat nous accompagna à toutes les audiences auxquelles le contrevenant fut convoqué, puisqu’il était accusé de conduite avec facultés affaiblies ayant causé la mort.
Ceux qui nous ont tendu la main au cours de la dernière décennie ne sont pas tous restés. Le temps, la distance et les aléas de la vie les en ont empêchés. Je leur garde cependant une place dans mon cœur car ils nous ont aidés à tenir le coup jusqu’à aujourd’hui.
Deux pas en avant, un pas en arrière
« Nos vies sont toujours en suspens. Ton père et moi traversons chaque jour le cœur terriblement lourd. Je sais que ce n’est pas ce que tu souhaiterais, et j’essaie de mettre de la nouveauté dans ma vie… Les gens saluent notre courage et se disent ravis de voir que nous « sommes passés au travers », mais la réalité est tout autre. » – Juillet 2008
Cinq ans après la mort de notre fille, nous nous étions installés dans une routine où les immenses vagues de chagrin s’étaient espacées sans pour autant laisser place au bonheur.
Je me suis lancée dans des projets pour cultiver son souvenir. J’ai préparé des diaporamas et monté des scènes qu’elle avait filmées. J’ai cousu des dessus-de-lit pour les amis qui nous avaient tant aidés, en utilisant des découpes de vêtements de Kate.
Occupés à survivre, il nous restait bien peu d’énergie pour encaisser les soubresauts et les revers de la vie. Un jour, nous avons reçu la visite d’un ami proche et sa nouvelle compagne. Trois semaines plus tard, ils nous ont envoyé une liste de ce que nous, parents endeuillés, avions fait de travers et de ce qu’il fallait faire pour qu’ils se sentent plus à l’aise. Nous avons tenté d’arranger les choses, mais notre amitié n’a pas survécu.
D’autres revers importants ont fait voler en éclats la paix fragile que nous procurait notre routine. Ma mère apprit au printemps 2009 qu’elle souffrait d’un cancer ovarien et mourut durant l’été. Des erreurs dans le prononcé de la sentence de l’homme qui a tué Kate entraînèrent la réouverture du dossier. Nous faisions parfois des progrès pour nous retrouver le lendemain à nouveau plongés dans les affres du chagrin.
Certains jours sont toujours plus difficiles que d’autres. Les anniversaires d’un enfant deviennent plus importants – pas moins – après sa mort. Vous espérez alors que d’autres prendront le temps de se souvenir de votre fils ou de votre fille. Comme me l’a dit une mère dont la fille était décédée 14 ans plus tôt : « Chaque année, je me demande s’il s’agit de l’année où personne ne se souviendra de l’anniversaire de ma fille. »
Steve et moi faisions de notre mieux lors des fêtes de famille. Notre fils
Daniel avait non seulement perdu une sœur qu’il aimait, mais aussi les parents qu’il avait toujours connus. Nous craignions que la mort de Kate ne l’affecte, alors nous avons continué d’emballer des cadeaux, de
décorer un sapin et de faire cuire une dinde. Mais nous savions tous qu’il manquait un couvert à table.
Les mariages suscitent des émotions contradictoires : vous êtes heureux pour les nouveaux mariés, mais en même temps, vous pleurez ce que votre enfant ne vivra jamais. « Les funérailles sont beaucoup plus faciles », nous disait récemment un père endeuillé. À cette occasion, tout le monde est triste. Dans un mariage, il n’y a qu’un seul cœur brisé, et c’est le vôtre.
L’anniversaire du jour qui a divisé à jamais votre vie d’« avant » de celle d’« après » demeure très difficile. Des semaines avant cette date fatidique, la douleur s’installe et les jours qui y conduisent sont en fait pires que l’anniversaire proprement dit. Au terme de cette journée, vous respirez à nouveau en sachant qu’une autre année peut s’écouler avant son retour.
Certains chocs émotionnels surviennent toutefois sans crier gare. Un jour, j’ai appelé à la maison et la voix d’une jeune femme a répondu : « Bonjour, vous êtes bien chez la famille Comiskey… » C’était Kate. Pour une raison inconnue, notre répondeur était tombé en panne, et le message d’accueil du téléphone du sous-sol avait pris le relais. Le pire ne fut pas d’entendre ma fille, mais d’avoir mis quelques secondes à reconnaître sa voix.
Le souvenir
« Tu as touché tellement de gens au cours des 24 ans de ta vie, et je sais qu’ils se souviennent de toi, même s’ils ne pensent pas toujours à nous le dire. Voici ce que je te promets : chaque heure qu’il me reste à vivre, tu seras dans mes pensées et dans mon cœur. Ton nom précédera mon dernier souffle et ton beau visage sera ma dernière image. » – Juillet 2010
Après la mort de Kate, je croyais que mes amis, mes collègues et même des étrangers devineraient mon état d’esprit, et sauraient ce qu’ils devaient faire et dire pour me réconforter. Comme si j’avais écrit un scénario sans le leur montrer et que je m’énervais chaque fois que l’un d’eux ne connaissait pas la réplique.
J’ai compté principalement sur ses amies pour combler le vide terrible qui m’habitait. En les fréquentant, nous avions un peu l’impression de nous rapprocher d’elle. Elles nous écrivaient et nous rendaient visite. Trois d’entre elles nous invitèrent à leur mariage et une autre donna à sa fille, en guise de deuxième prénom, celui de Kate.
Je leur écrivais souvent et leur envoyais des cartes à leur anniversaire. Je me disais qu’en recevant de mes nouvelles elles se souviendraient d’elle.
En 2008, Steve et moi avons organisé une réunion à la maison. Nous considérions cette journée comme une sorte d’événement commémoratif et avions monté une vidéo des voyages que ses amis avaient faits en sa mémoire grâce à l’argent de l’assurance que nous leur avions donné. Deux d’entre eux sont venus de loin pour assister à la réunion, mais d’autres devaient travailler tard ou partir tôt ou ne sont tout simplement pas venus. Ce n’était pas ce que nous espérions.
Après coup, je vois que mes attentes étaient irréalistes. À l’aube de la trentaine, les amis de Kate déménageaient et étaient au début de leur carrière ; leur vie adulte venait tout juste de commencer. Même si elle leur manquait beaucoup, ils avaient surmonté leur chagrin.
Je compris alors pour la première fois que si je devais survivre sans ma fille, j’allais devoir trouver en moi la volonté de le faire. Je pouvais espérer que les gens gardent une place pour elle dans leur cœur, mais je ne devais pas m’attendre à ce qu’ils l’expriment comme je l’aurais voulu.
J’envoie encore un mot à ses amis le jour de leur anniversaire et j’apprends sur Facebook ce qu’il advient d’eux. J’aime toujours les voir ou recevoir de leurs nouvelles, mais je ne m’en fais plus autant lorsque cela n’arrive pas. Et nous sommes devenus encore plus proches de certains de ses amis, de manière toute naturelle.
Récemment, Steve et moi sommes allés manger dans une pizzeria de
Bloomington. Lorsque Steve a remis sa carte de crédit à la serveuse, celle-ci a lu son nom puis a demandé : « Connaissiez-vous Kate Comiskey ? » Lorsque Steve lui a dit qu’il était son père, la jeune fille, les larmes aux yeux, lui donna l’accolade. C’était une élève de Kate, qui avait justement pensé à elle cette semaine-là. Ses mots nous ont rappelé que même si nous ne le savons pas toujours, les gens qui l’ont côtoyée ne l’ont pas oubliée.
Des lueurs d’espoir
« Cette année, nous nous sommes fait de nouveaux amis qui ont aussi perdu des enfants… Même si nous sommes plus « avancés » que la plupart d’entre eux dans notre deuil, ils nous ont aidés. Le simple fait d’écrire à propos de ces gens formidables me donne des forces. » -Juillet 2010 et 2011
Pour une longue période, nous n’avons eu que des contacts occasionnels avec d’autres parents endeuillés. Puis un couple dont la fille s’était noyée nous a téléphoné. Nous avons commencé à nous fréquenter autour d’un repas, notre deuil commun nous procurant une forme de réconfort. Un an plus tard, nous fîmes la connaissance d’un couple dont la fille de 20 ans avait péri dans un accident de voiture. Ils organisèrent un repas intime pour six couples. Cette rencontre a transformé notre deuil.
Au premier coup d’œil, nous formons un groupe disparate. Nous sommes baptistes, bouddhistes et athées. Parmi nous, il y a des artistes, des enseignants, des gestionnaires, un courtier immobilier, un pasteur et un conseiller en gestion de crise. Nous partageons cependant un lien puissant : nous avons tous perdu un enfant au moment où il entrait dans la fleur de l’âge. Dès cette première rencontre, nous nous sommes sentis profondément à l’aise avec eux. Nous n’avions pas à faire attention à ce que nous disions ou faisions. Nous pouvions exprimer des pensées épouvantables sans faire frémir personne. Ils comprenaient.
Nous nous épaulons lors des inévitables rechutes et célébrons les petits plaisirs. Nous parlons de nos enfants librement et avec joie. Tout le monde écoute sans servir de conseil ni faire de prosélytisme. Nous partageons plutôt ce qui nous aide.
À notre plus grande surprise, nous rions beaucoup. Une mère qui avait traversé Indianapolis en voiture pour se joindre à notre groupe nous écrivit le lendemain : « Quand je suis avec des parents qui ont connu la même expérience, ils comprennent que je vis un bon moment lorsque je ris. Mais quand d’autres personnes me voient dans un « bon » jour, d’humeur joyeuse et profitant de la vie, ils se disent que j’ai dû « tourner la page ». Ils sont désarçonnés lorsqu’ils me revoient en proie au chagrin. »
Bien que notre groupe original demeure intact, nous avons agrandi notre cercle pour accueillir d’autres pères et mères. Lorsque nous rencontrons des parents récemment endeuillés, nous n’essayons pas d’enjoliver ce qui les attend, mais nous leur rappelons que leur chagrin finira par s’alléger. Surtout, nous pouvons tous obtenir du réconfort en sachant que nous ne sommes pas seuls.
Réconfort et joie
« J’ai finalement déballé tous tes vêtements pour les laver, les sécher et les suspendre dans la garde-robe… Je n’ai pu me résigner à laver certains articles qui ont conservé un peu de ton odeur, et j’ai compris que si je ne peux te voir, te toucher, ni t’entendre nulle part sur cette terre, je peux encore sentir ton odeur. Quelle pensée formidable ! » -Juillet 2011
Après le décès d’un enfant, des semaines, des mois voire des années peuvent s’écouler avant que l’on sache ce qui deviendra précieux à nos yeux, ce qui nous rappellera le mieux son souvenir. Tous les soirs, je dors avec un petit oreiller que Kate a confectionné peu de temps avant sa mort. Steve garde sur sa table de chevet une assiette en coquillages que nous avons reçue de Kate pour notre 15e anniversaire de mariage. Après sa mort, j’ai conduit ma Honda Accord 2001 neuf ans et sur 274 000 km parce que c’était la dernière voiture dans laquelle nous nous étions assises ensemble. Cependant, peu de choses suscitent de souvenirs plus puissants que les vêtements de votre enfant disparu.
Ceux de Kate sont restés hermétiquement emballés chez nous six ans et demi. À l’occasion, j’ouvrais une boîte pour trouver une jupe ou un pull à porter. Quand, certains jours, le chagrin prenait toute la place, j’allais plonger mon nez dans ses vêtements dans l’espoir de capter un effluve de son parfum, Fragile de Jean Paul Gaultier.
Puis, par un doux après-midi de mai, en 2011, je décidai que les vêtements de Kate avaient passé assez de temps dans le noir, et je les sortis, un souvenir après l’autre. La jupe rose pastel qu’elle portait pour son entretien d’embauche comme enseignante. La robe bustier en lin noir que son père avait fini par lui acheter à force de cajoleries chez Banana Republic. La jupe sympa qu’elle et moi avions confectionnée dans un vieux jean.
J’ai mis de côté les quelques vêtements qui avaient conservé une trace de son odeur – une robe de demoiselle d’honneur bleu pâle, un chandail à col bénitier en mohair ivoire, un blouson court en denim. Puis j’ai lavé, séché et plié tous les autres articles. J’ai suspendu les robes, les chemisiers et les jupes sur des cintres dans une grande penderie. Sur les étagères, j’ai placé la lingerie dans du papier de soie et disposé des sachets de lavande.
J’ai raconté ma journée dans un courriel que j’ai envoyé à mon groupe de parents, et leurs réponses n’ont pas tardé. Un père nous a raconté qu’il avait commencé un régime, sept ans après la mort de son fils, pour pouvoir porter à nouveau ses chemises. Une mère a trouvé les tongs de sa fille dans un placard. Lorsqu’elle les porte dans la maison, elle entend les pas de sa fille.
Je sais que certaines personnes peuvent trouver étrange, voire sinistre, de faire la lessive pour une enfant décédée. Cependant, quand j’ai eu fini de ranger la dernière tournée de linge de Kate, cet après-midi-là, quand je me suis enveloppée de ces souvenirs frais lavés, j’ai eu l’impression qu’elle était avec moi. Ça m’a rendue heureuse.
Un regard vers l’avenir
« Il m’arrive, en me regardant dans une glace, de me demander ce que tu penserais si tu me voyais. Trouverais-tu que j’ai beaucoup vieilli ? Rougirais-tu à l’idée de ce que j’ai fait et dit ? Je crois que tu serais fière de mon courage et déçue de mon manque de patience. Mais nous faisons des progrès. » – Juillet 2013
Quelque temps avant sa mort, nous lui avions acheté une mandoline dont elle n’a jamais eu la chance de jouer. Lorsque mon mari a quitté le lycée Warren Central, les autres enseignants lui ont offert une guitare. Les deux instruments ont dormi dans un placard pendant des années. Puis un jour, nous avons décidé d’apprendre à en jouer. Ce fut un tournant. On n’apprend pas la musique pour le passé, ni même pour le présent. Il faut voir loin. Pour nous, c’était une nouvelle façon de penser.
Avec l’aide d’un professeur de musique, nous avons pris contact avec d’autres personnes qui s’initient à la guitare, au violon, au banjo et à la mandoline, et nous avons formé un groupe. Nous nous réunissons deux fois par mois pour jouer et chanter, et à défaut de talent, nous déployons beaucoup d’enthousiasme. « Ça n’a pas d’importance, affirme l’un des membres, parce que nous sommes tous très bons dans quelque chose d’autre. »
La romancière Louise Penny décrit le moment où le désespoir se transforme en espoir comme un minuscule point de lumière – imaginé plus que réel – au milieu d’une nuit de regret, de trahison et de deuil. Pour moi, cette lumière semblait infinitésimale dans les années qui ont suivi la mort de Kate. Nous avons trouvé une signification dans les bourses, les dons et les autres gestes que nous accomplissions en sa mémoire. L’espoir demeurait cependant insaisissable. Lorsqu’il s’est manifesté, il n’y a pas eu de révélation ni de grande illumination. L’espoir, pour nous, fut un lent éveil à la possibilité du bonheur.
Presque dès le début, j’ai trouvé une raison d’être dans l’enseignement : je dis souvent qu’il m’a sauvée. Lorsque je préparais un cours, que je corrigeais des travaux ou que je parlais avec des étudiants, je devais me concentrer sur autre chose que sur mes chances de survie sans Kate. L’enseignement m’a également rapprochée d’elle. Elle n’a enseigné qu’un peu plus d’un an, mais elle avait un talent naturel, comme son père. Elle arrivait à faire sentir à chacun de ses élèves qu’il était le plus important de la classe. Lorsque je donne un cours réussi, j’ai l’impression d’honorer sa mémoire. J’enseignerai toujours à des étudiants qui, comme Kate, sont dans la jeune vingtaine, avec la vie devant eux. C’est une façon de suspendre le cours du temps.
Steve, lui, a trouvé un sens dans la construction d’un mur de pierres sur notre propriété du Maine, semblable à ceux qu’admirait Kate en Irlande et en Nouvelle-Angleterre. Pendant neuf ans, il a assemblé 30 tonnes de pierres en les plaçant une à une, travaillant souvent de l’aube au crépuscule. Des amis et des parents nous ont apporté des galets, des coquillages et des pièces de monnaie que Steve a coincés entre les pierres. Aujourd’hui, le mur contient un morceau de faïence de la plage d’Ipanema, à Rio, des gravats de la Grande Muraille de Chine, du sable des plages de Normandie et un caillou de l’Antarctique. Les cendres de Kate s’y trouvent aussi, de même que celles de Lola, sa chienne, décédée l’an dernier. Un jour, les nôtres y seront également déposées.
Même si une forme de contentement a repris sa place dans notre vie, voir les amis de Kate s’établir, se marier et fonder une famille procure un sentiment doux-amer. Il y a trois étés, cependant, un de ces couples est venu avec son bébé nous rendre visite dans le Maine. Quatre jours durant, j’ai porté ce bambin, l’ai emmené en promenade dans toute la ville et l’ai bercé pour l’endormir. Je me suis fait la réflexion que Kate aurait adoré voir cela.
Notre fils n’avait pas encore rencontré sa femme, à l’époque, si bien qu’il n’y avait pas de petits-enfants à l’horizon. Je me suis cependant rendu compte que même si je ne devais jamais avoir de petit-fils ou de petite-fille, je pouvais trouver du plaisir auprès de cette nouvelle génération. Cette acceptation transforma ce qui suivit en bonheur encore plus grand.
Il y a un peu plus de deux ans, Daniel a épousé une jeune femme aussi gentille et brillante que jolie, et il est aujourd’hui le fier papa de deux fils. Les garçons nous ont offert un nouveau regard sur l’avenir. Nous leur achetons des jouets, construisons des pâtés de sable avec eux et rêvons du jour où nous les emmènerons en randonnée ou de celui où nous leur construirons une cabane dans l’un de nos arbres du Maine.
Lorsqu’ils nous rendront visite, nous leur montrerons le mur que leur grand-père a construit. Et nous leur raconterons des anecdotes de la courte mais non moins magique existence de leur jolie tante Kate.
La route devant soi
En relisant pour la première fois, au printemps dernier, les lettres que j’avais écrites à ma fille, je me suis réjouie d’avoir quitté ce lieu sombre que j’habitais en pensée durant les premières années de deuil. Cependant j’ai envié cette proximité viscérale que je semblais entretenir avec elle à l’époque. On dirait bien que tout a un prix, même le soulagement.
Je sais néanmoins que je ne suis pas la même qu’il y a 10 ans, et qu’à certains égards, je suis devenue une meilleure personne. J’ai accepté que certains problèmes ne puissent être résolus et que certaines relations ne puissent être sauvées. J’écoute mieux. J’ai plus d’empathie et je suis moins portée à juger. J’ai appris que lorsqu’on cherche des défauts à quelqu’un, on finit toujours par en trouver.
Je sais à quel point un petit geste – un mot d’encouragement, une carte d’anniversaire, un souvenir partagé – peut réconforter. J’apprécie davantage les petites joies que la vie m’envoie : le chant de l’engoulevent au crépuscule, un câlin chaleureux d’une amie, soulever au sortir du bain un petit-fils dégoulinant.
En novembre 2014, nous avons atteint le 10e anniversaire de la mort de notre fille. Il m’a semblé qu’une vie entière s’était écoulée depuis la dernière fois que je l’ai tenue dans mes bras. Il m’a aussi semblé que c’était hier. Nous avons marqué ce jour comme nous le faisons toujours : en marchant en forêt, en regardant des vidéos d’elle et en déposant des fleurs au pied de l’arbre que ses amis ont planté à sa mémoire sur le campus. Puis nous avons repris notre route.
La tristesse et le manque nous accompagnent toujours, et nous avons nos bons et nos mauvais jours. Pour la première fois depuis la mort de Kate, nous arrivons à considérer l’avenir sans désespoir. Il y a neuf ans, j’ai écrit que j’avais perdu toute crainte de mourir en perdant ma fille. C’est encore vrai, mais je suis moins pressée d’y arriver. Dans son livre Gödel, Escher, Bach. Les brins d’une guirlande éternelle, Douglas Hofstadter avance que, lorsque nous mourons, nous demeurons dans l’esprit de ceux qui nous ont particulièrement aimés tels un jeu de reflets, certains vifs, d’autres plus fuyants.
Je me souviens avec acuité de la lumière qui nimbait Kate lorsqu’elle vivait. Quoi que je fasse et où que j’aille désormais, cette lueur restera toujours dans mon cœur et mon âme.