Destinées à l’amitié
On raconte cette histoire de la même façon. Le premier jour de maternelle, Kristin et moi portions la même robe écossaise marron. Cela a suffi à nous déclarer meilleures amies. Le destin, et non une simple coïncidence, était à l’œuvre. À quatre ans, c’est ainsi que je voyais les choses. Je suis encore tentée d’y croire aujourd’hui.
Notre prodigieuse sensibilité à l’imaginaire a cimenté notre amitié. Ensemble, nous devenions Rose et Kris, aventurières dans un vaste royaume parsemé de châteaux et de rivières tumultueuses qu’il nous fallait traverser pour échapper à notre ennemi, le métamorphe Dugly Ugly, tour à tour garçon, homme ou animal.
Si l’une de nous était capturée, l’autre venait à la rescousse. L’attrait du jeu résidait dans chaque nouvelle péripétie, inventée dès que le sort semblait s’acharner sur nous.
Dugly Ugly nous a suivi à l’école primaire : en sixième, année du règne des clans sans pitié, nos camarades nous ont exclues en raison d’un faux pas social de Kristin dont je ne me souviens même plus.
Tout l’hiver, nous avons été confinées à la périphérie de la cour. Pendant la récréation, nous nous évadions dans des royaumes imaginaires, des univers partagés qui se pliaient à nos lois et où nous contrôlions notre destin. L’intimidation aurait pu être traumatisante mais, ensemble, c’était simplement une aventure de plus.
Plus tard, ces exploits se sont poursuivis dans le monde réel, nous entraînant loin de chez nous : emploi dans un camp d’excursions en canot, tour de l’Irlande, visites dans nos villes universitaires respectives.
Puis mon demi-frère, mon aîné de 11 ans, est mort des suites de complications liées à l’alcoolisme. J’avais 24 ans. Il était protecteur, toujours bienveillant, gauche et d’une infinie gentillesse. Je savais qu’il avait des problèmes, mais je n’aurais jamais imaginé qu’il en mourrait.
C’était la plus triste histoire du monde, et j’étais incapable d’en parler. J’ai donc interdit à mes amis de venir aux funérailles.
Seule Kristin a ignoré mon souhait. Je la vois encore, à la veillée, au sous-sol de l’église, debout, près de moi, pendant que je parlais aux parents et amis. J’étais soulagée. Nous faisions la paire, comme dans nos jeux.
Elle n’avait pu m’épargner cette tragédie, comme elle l’aurait peut-être fait dans notre monde imaginaire, mais sa présence était suffisante. Grâce à sa désobéissance, j’ai appris que, pour aider un ami, on doit parfois ignorer ses demandes et faire ce qu’on pense être juste.
Dernièrement, j’ai observé ma fille de quatre ans nouer ses premières amitiés.
Elle me parle de ses journées à la maternelle, de ses camarades et des jeux qu’ils inventent. Le nom d’une fillette revient plus souvent que les autres et, en pensant à Kristin, je me demande quel rôle elle jouera dans sa vie.