De nos archives: entrevue avec Jean Vanier
Jean Vanier est décédé dans la nuit du mardi 7 mai 2019, à Paris. Le magazine Sélection à déniché dans ses archives une entrevue inoubliable avec ce grand homme, défenseur des droits des personnes ayant une déficience intellectuelle.
Rose a vingt-cinq ans. Victime à sa naissance de graves lésions cérébrales, abandonnée par ses parents, elle avait été pendant vingt et un ans dans des foyers pour handicapés, à l’écart de la société. Au mois d’août 1984, on l’a fait entrer à Daybreak, un centre ontarien qui appartient au réseau de maisons pour handicapés de l’Arche. Et sa vie en a été transformée.
A son arrivée, c’était un petit être misérable, tout tordu par la scoliose, mesurant 1,29 m et ne pesant que 17 kilos. Il fallait des trésors de patience pour la tirer de sous sa couverture. Quand elle sortait de son lit, elle était incapable de se tenir debout, s’opposait à ce qu’un l’habille, évitait tous les regards et crachait la nourriture qu’on lui donnait. Elle manifestait sa détresse en refusant notre aide, explique Joe Egan, quarante ans, directeur du centre. On aurait dit qu’elle voulait mourir.
Quand j’ai rencontré Rose à Daybreak, trois ans plus tard, elle avait pris 6 kilos, s’intéressait à tout ce qui l’entourait et participait à la vie communautaire. J’ai vu les photos de la fin de semaine sensationnelle qu’elle a passée à New York avec deux assistants de l’Arche. Pour Joe
Egan, Rose est « peut-être le plus bel exemple des petits miracles de l’Arche. »
Et des miracles, il s’en produit constamment dans les 88 centres que l’Arche a fait surgir dans 21 pays. La maison mère a été fondée en 1964 par Jean Vanier. Renonçant à sa carrière universitaire, il s’installa à Trosly, un petit village situé à 90 kilomètres au nord de Paris, pour partager la vie de deux handicapés mentaux. Il donna à sa petite communauté le nom de l’Arche, parce qu’elle devait contribuer « à sauver les plus démunis de la noyade, dans le déluge de notre civilisation ».
Chaque communauté est un modèle unique. Trosly compte aujourd’hui 28 maisons et appartements et près de 400 résidents, tandis que le centre de Béthanie, dans les territoires occupés par IsraëI, est un appartement en sous-sol où vivent trois Arabes handicapés et deux assistants français. Asha Niketan (la Maison de l’espoir) se trouve tout près de la plus grosse gare de Calcutta ; Daybreak occupe un domaine de 8 hectares à Richmond Hill, à une trentaine de kilomètres au nord de Toronto.
Les grands principes, par contre, demeurent immuables : chaque communauté a pour vocation d’offrir aux handicapés un refuge où panser leurs plaies. « Ce sont tous de grands blessés, dit Jean Vanier de sa voix douce et réconfortante. Depuis le jour de leur naissance, leur vie n’a été qu’une succession de rejets. » Il évoque la réaction de Michel, qui, après avoir gagné une médaille d’or aux Jeux olympiques spéciaux de Paris, lui a demandé les larmes aux yeux : « Croyez-vous que ma mère trouvera que je suis bon à quelque chose maintenant ? »
Les handicapés ont soif d’amitié, de sécurité et de loyauté : « Nous essayons de leur redonner foi en eux-mêmes et sérénité, ajoute Jean Vanier, mais cela prend des mois, parfois des années. »
L’histoire d’Innocente, une fillette de quatre ans trouvée dans la brousse près de Bouaké, en Côte-d’Ivoire, en est la preuve. Squelettique, incapable de s’asseoir toute seule, elle avait été confiée à l’Arche de Bouaké en 1982. Pendant des mois, elle n’a fait que pleurer. Elle mangeait à peine et refusait tout contact humain. Aujourd’hui, c’est une petite fille vive et gaie, aux grands yeux noirs, « le soleil de la communauté », dit Claire de Miribel, l’assistante française qui a pris soin d’elle.
Une fête à chaque repas
Dans la plupart des communautés, les membres sont répartis par groupes de 10 à 12 personnes (en comptant les assistants) dans plusieurs petites maisons. La communauté de Verdun, à Montréal, occupe deux maisons de brique de deux étages et trois appartements. Dans une des maisons, on a aménagé un confortable salon. Il donne sur une salle à manger où tout le monde se retrouve à la fin de la journée et où se tiennent les réunions hebdomadaires.
Dans toutes les communautés, le repas du soir est le grand événement de la journée. Tout le monde se rassemble autour d’une grande table ; amis, voisins, anciens assistants sont souvent de la fête. J’ai été invitée un dimanche soir à Val-Fleuri, la plus grande maison de Trosly. Les 25
convives débordaient de gaieté : les rires fusaient, on discutait ferme du dernier match de soccer, on buvait à la santé d’amis absents. A la fin du repas, une équipe a débarrassé la table, une autre a fait la vaisselle. Puis tous les membres ont chanté en chœur à la flamme des deux bougies.
Beaucoup trouvent à l’Arche leur premier foyer. Stephen, qui est âgé de vingt et un ans, avait vécu en institution toute sa vie avant d’arriver à Trosly. L’Arche est « son château » ; il y invite fièrement tous ses amis. Pour Rosalind, trente-huit ans, le centre de Bognar Regis, sur la côte méridionale de l’Angleterre, est « l’endroit où je reçois de l’amour, même quand je suis odieuse ». En voyage au bord de la mer avec Jean-Pierre Millard, assistant de la communauté d’Ambleteuse, dans le nord de la France, Claude dessine dans le sable un immense soleil.
« C’est très bien, lui dit Jean-Pierre. Maintenant, dessine-moi la joie. » Claude regarde la plage, qui s’étend à l’infini, puis se tourne vers Jean-Pierre et répond : « Je n’ai pas la place. »
C’est cette extraordinaire capacité d’amour qui a attiré Jean Vanier vers les handicapés. Après avoir terminé ses études au Royaume-Uni et servi dans les marines britannique et canadienne, il s’inscrit en 1950 à la faculté de philosophie et de théologie de la Sorbonne, à Paris. Son doctorat en poche, il vient au Canada, où l’université de Toronto lui offre un poste. En 1963, il se porte volontaire pour peindre la chapelle d’une institution pour handicapés mentaux, à Trosly.
En faisant la tournée des pavillons psychiatriques de Paris, il constate que les patients, s’ils sont logés et nourris convenablement, vivent trop souvent dans l’oisiveté et l’isolement. Il achète à Trosly une maison de deux étages très délabrée, la rénove et invite Raphaël et Philippe, deux jeunes pensionnaires d’un asile voisin, à venir chez lui. Ils y sont restés. « Je n’aurais jamais pu me résoudre à les renvoyer là-bas », dit Jean Vanier.
De l’aube au crépuscule
Jean Vanier pensait avoir une vie simple et tranquille avec ses nouveaux amis. Mais, moins de six mois après son emménagement, un psychiatre de la région lui demande de prendre deux de ses patients ; peu après, des gens lui offrent leur aide. C’est la naissance de l’Arche.
Parmi les premiers assistants, il y a un jeune couple canadien, Ann et Steve Newroth. En 1968, ils rentrent au Canada et, l’année suivante, fondent Daybreak, la première des 24 Arches de notre pays. Une assistante allemande, Gabriele Einsle, crée la même année la première communauté indienne, à Bangalore. Au Royaume-Uni, c’est Thérèse Vanier, sœur de Jean et hématologiste à Londres, qui lance le mouvement : une communauté s’installe dans un ancien presbytère près de Canterbury. En quelques années, le réseau s’étend à tous les continents, de Bruxelles à Ouagadougou, au Burkina Faso, de Burwood en Australie à Port-au-Prince en Haïti.
Jean Vanier a renoncé en 1980 à ses fonctions de directeur du réseau. Mais il continue à faire la tournée des nouvelles communautés, à visiter les familles des handicapés, à donner des conférences et à participer à des retraites. Âgé de cinquante-neuf ans, il a maintenant les cheveux gris, et sa haute taille s’est voûtée. Il réside à Trosly et a gardé des liens étroits avec ses amis Raphaël et Philippe, qui habitent dans l’une des communautés du village.
Si les handicapés sont la raison d’être de l’Arche, la vie en communauté est aussi une motivation importante pour les centaines d’assistants de tout âge, milieu social et religion qui passent tout leur temps aux côtés des pensionnaires, à part une journée de congé par semaine. Ils reçoivent un petit salaire, ou de l’argent de poche, trois bons repas par jour et une chambre qu’ils partagent d’ordinaire avec un collègue. Certains restent quelques mois, d’autres beaucoup plus longtemps : Barbara Swanekamp est venue à l’Arche après avoir travaillé comme volontaire pour le Peace Corps américain et y a élu domicile. Christiane Peloquin, de Vancouver, est arrivée à Trosly en 1975 pour six mois. Aujourd’hui âgée de trente et un ans, elle est I’un des chefs de la communauté. La doyenne de Trosly est Pauline Vanier, la mère de Jean. Cette grande dame de quatre-vingt dix ans sait comme personne offrir thé et tendresse maternelle à ceux qui frappent à la porte de la jolie maison où elle vit depuis 1972.
Ce qui attire ces gens si divers, c’est le goût de servir leurs semblables et le défi que leur propose l’Arche. Jean-Louis Munn, trente-quatre ans, réalisateur à Montréal pour Radio-Canada, voulait passer l’été 1983 à Trosly. Il n’est jamais reparti. Isabelle Nesler une jeune
Française, a interrompu sa carrière en physique nucléaire pour travailler à Trosly. En 1979, un an après avoir rendu visite à un ami qui vivait à l’Arche de Dulwich, au sud de Londres, Joe McKeown a démissionné de la police de Londres, où il comptait dix armées de service, pour aller enseigner la ferronnerie à Trosly. En 1986, on y a célébré son mariage avec une assistante danoise, Anne Vibeke. Ils vivent maintenant en Ecosse dans la communauté d’Inverness.
Portes grandes ouvertes sur le monde
Chaque communauté a ses propres activités : mosaïque, menuiserie, poterie, boulangerie, peinture sur soie, batik, élevage de poulets, viticulture, etc. Tout le monde travaille, et tout le monde gagne un salaire, dont une partie est remise à la communauté pour payer la pension. Ceux qui sont incapables d’avoir un emploi à plein temps suivent des programmes récréatifs : natation, équitation, visites à des musées ou à des centres commerciaux locaux.
L’Arche offre aussi à ses pensionnaires des leçons pratiques sur l’hygiène personnelle, la cuisine, l’entretien ménager, le jardinage, la couture, les emplettes, les opérations bancaires.
Des psychiatres et des thérapeutes de toute sorte viennent régulièrement pour des consultations. L’Arche garde ses portes grandes ouvertes sur le monde. « Nous ne devons pas devenir un ghetto », dit Jean Vanier. En 1966, il était à la tête d’un convoi de 12 véhicules qui a fait le pèlerinage de Trosly à Rome. L’Arche a aussi organisé des voyages en Pologne, à Jérusalem et à Vancouver (pour I’Expo 1986). Plusieurs groupes ont fait à pied les 200 kilomètres qui séparent Londres de Canterbury. Ailleurs, on attire des visiteurs. La maison de Sainte-Thècle, au nord-est de Trois-Rivières, invite des écoliers à quelques reprises pendant l’année ; les enfants apportent des instruments de musique pour accompagner les chœurs et donnent des spectacles. Le groupe de Verdun propose deux fois par mois des soupers-partage à une cinquantaine ou une soixantaine de voisins et d’amis.
« Nous sommes la preuve que des êtres humains de races, de croyances et de facultés intellectuelles très différentes peuvent vivre de façon harmonieuse côte à côte », observe Joe Egan. Jean Vanier renchérit : « Notre message, c’est qu’il est possible de renverser les barrières, que les handicapés ne sont pas un fardeau, mais un cadeau, car ils sont capables d’apporter aux autres énormément d’amour. »
Tiré du magazine Sélection du Reader’s Digest, août 1988.