Entrevue avec David Suzuki
Vous êtes récemment devenu grand-père pour la sixième fois. Comment voit-on la naissance d’un petit-enfant dans le monde d’aujourd’hui ?
Mes sentiments sont partagés. Je ne dirais jamais qu’il est trop tard pour la planète, mais j’étudie la question depuis assez longtemps pour voir dans quelle direction on se dirige. Lorsque mes deux cadettes sont tombées enceintes, je leur ai demandé : « Vous connaissez la situation mondiale. Pourquoi faites-vous cela ? » Ce qu’elles m’ont dit est intéressant : donner la vie est un véritable engagement pour l’avenir. Elles le défendront bec et ongles ce futur, précisément en raison de cet engagement.
Ce sentiment anime-t-il votre nouveau livre, Letters to My Grandchildren (Lettres à mes petits-enfants) ?
Je croyais que la paternité était la plus belle chose qui me soit arrivée, mais avoir des petits-enfants c’est encore mieux. Même dans les meilleures relations père-enfant, il arrive que l’un d’eux éprouve de la colère envers l’autre. On crie, on part en claquant la porte, que sais-je encore ! Avec les petits-enfants, c’est différent. Ils ne voient pas vos défauts parce ce qu’ils ne vivent pas avec vous. Je repensais récemment à mes quatre grands-parents. À l’exception d’échanges simples, je ne parlais jamais avec eux parce qu’ils ne maîtrisaient pas l’anglais et que je ne connaissais pas le japonais. Après leur mort, j’ai beaucoup regretté de ne pas avoir eu la possibilité de leur poser les grandes questions : pourquoi avez-vous immigré au Canada ? Comment l’avez-vous vécu ? Pourquoi êtes-vous resté ? Êtes-vous heureux d’y être arrivés ? Je voulais laisser une trace de ce que je suis et des raisons qui m’ont poussé à agir ainsi pour mes petits-enfants.
L’inébranlable militant David Suzuki caresse l’espoir d’un avenir meilleur et propose aux générations plus âgées d’entrer dans la danse.
Qu’éprouvez-vous à l’idée d’avoir toute la confiance des Canadiens ?
C’est un grand honneur, mais c’est aussi une énorme responsabilité. Vous savez, je n’ai jamais vraiment appris à faire la cuisine. Lorsque j’ai quitté la maison pour poursuivre mes études, les macaronis au fromage Kraft Dinner sont devenus une sorte de dépendance, un plat réconfortant. Un jour, dans une épicerie de Toronto, une femme m’a apostrophé en disant : « Vous mangez du Kraft Dinner ! Ça alors ! Vous me décevez vraiment ! » Je me suis dit que c’était la rançon de la gloire. Mais je suis humain, et je ne suis pas infaillible.
Certaines personnes craignent de se déclarer écologistes en raison des critiques et des exigences. Elles ne se sentent pas à la hauteur de leurs prétentions, car elles conduisent une voiture, prennent l’avion, ne mangent pas uniquement bio, etc.
Nos infrastructures ne nous permettent pas d’être écologiquement neutres. L’important est de faire circuler les idées et de changer les façons de penser, ce que je fais en rencontrant le plus de gens possible ou en donnant des conférences. Au Canada, malheureusement, cela signifie que je dois prendre l’avion, un mode de transport qui génère beaucoup de gaz à effet de serre. On doit tout de même tenter de réduire notre empreinte écologique. Je l’ai fait en évitant de conduire une voiture, et lorsque j’ai eu besoin de le faire, j’ai acheté la première Prius – une voiture électrique vendue au Canada. Chez moi, prendre l’autobus ou marcher pour me rendre au travail ou à l’école a toujours été la règle. Nous avons réduit notre production d’ordures ménagères à environ un sac-poubelle par mois, et je crois que nous pouvons encore faire mieux. En revanche, chacun de mes déplacements en avion annule mes autres démarches pour un mode de vie durable.
Les habitudes des Canadiens envers l’environnement
Pourquoi est-il si important que les Canadiens adoptent des habitudes écologiquement durables alors que, nous vivons tous dans un système non durable pour l’environnement ?
C’est une façon de reconnaître l’importance de ces questions. Nous devons au moins essayer parce que nous espérons convaincre les autres d’en faire tout autant. Toutefois, il y a différentes manières d’agir pour chacun. Au Canada, la plus importante contribution doit provenir du premier ministre. C’est à lui de prendre les grandes mesures, par exemple en s’engageant à renoncer aux carburants fossiles et à se lancer entièrement dans les formes d’énergie renouvelable.
Nous vivons à une époque de surabondance d’informations. Comment savoir à qui faire confiance en matière d’enjeux environnementaux ?
Ce matin, j’entendais un chef d’entreprise, un représentant en oléoducs affirmer : « Nous utilisons une technologie de pointe, ne vous inquiétez pas. » Je me suis dit : « Et qu’est-ce qu’il pourrait bien dire d’autre ? Il installe des oléoducs. On ne risque pas de l’entendre déclarer : « Nous ne détectons que 5 % des fuites de pétrole chaque année », ou bien : « Quand un déversement se produit, on ne peut pas faire grand-chose. » Alors pourquoi nous donnons-nous la peine d’écouter ces gens-là ? »
Les groupes environnementaux versus l’État
Nous pourrions dire la même chose des écologistes : que ce n’est que de la propagande opposant des groupes environnementaux à l’industrie ou l’État.
On croit que les militants essaient de nous faire peur pour recevoir plus d’argent. Cette critique est très étonnante, car ils doivent grappiller le moindre dollar : un organisme comme la Fondation David Suzuki dépend entièrement des dons annuels de 30 $ ou 50 $ que leur envoient les simples citoyens.
Il existe donc des moyens plus faciles de s’enrichir…
Beaucoup plus faciles. L’idée que l’on puisse s’enrichir en devenant écologiste est ridicule.
En 2012, vous avez écrit que l’« écologie a échoué ». Votre Tournée bleu Terre, visant la reconnaissance juridique du droit à un environnement sain, découle-t-elle de ce constat ?
J’en étais arrivé à un point où, sans aller jusqu’à dire qu’il fallait renoncer, je ne savais plus quoi faire. Pour nous attaquer sérieusement aux défis environnementaux, nous devons tout changer. Mais comment fait-on pour convaincre la société ? Il n’existe pas de solution miracle. Et puis David Boyd, un avocat spécialisé en droit de l’environnement, nous a un jour confié : « Saviez-vous que plus de 100 pays ont inscrit le droit à vivre dans un environnement sain dans leur constitution, et pas le Canada ? » J’ai aussitôt répondu : « C’est ça ! » Un amendement constitutionnel qui garantit le droit à un environnement sain, ça change la nature du discours.
Le Canada, un pays écologique?
Comment les Canadiens ont-ils réagi ?
Nous nous sommes dit que si nous pouvions convaincre une seule communauté à approuver une déclaration sur le droit à un environnement sain au cours des six premiers mois de la campagne, ce serait un bon début. La ville de Richmond, en Colombie-Britannique, l’a signée trois semaines après le lancement de la Tournée bleu Terre. À ce jour, Montréal, Vancouver, Yellowknife et The Pas, dans le nord du Manitoba, l’ont signée, et des citoyens de dizaines d’autres communautés tentent d’en obtenir une de leurs élus. La campagne a pris de l’ampleur. Si vous croyez sincèrement que la salubrité de l’air, de l’eau et des sols devrait faire partie des grandes priorités de notre pays, alors vous devez agir. On doit lutter pour y arriver.
Nous avons déjà eu la réputation d’être un pays tourné vers l’écologie. Bien sûr, les choses n’ont jamais été si simples. On nous a critiqués pour les coupes à blanc de forêts primaires et pour la surpêche, par exemple. Néanmoins, on dirait que quelque chose a changé. Partagez-vous ce sentiment ?
Oui, et le mouvement écologiste en est en partie responsable. Cela dit, en 1992, à Rio de Janeiro, au Brésil, des députés de l’opposition, des écologistes et de jeunes militants ont assisté au Sommet de la Terre avec l’appui du gouvernement canadien. Le Canada était partie prenante de la démarche. Ce à quoi on assiste aujourd’hui est très différent. Je n’arrive pas à comprendre Stephen Harper, notre actuel premier ministre. Ce n’est pas un bâtisseur. Il divise l’opinion.
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Les priorités des Canadiens
Selon vous, les Canadiens entretiennent-ils un lien particulier avec leur environnement naturel ?
Plus de 90 % des Canadiens affirment que la nature est un élément essentiel de notre identité. En réalité, 80 % d’entre nous habitent de grandes villes où la priorité est l’emploi. Nous en sommes venus à accepter que l’économie soit la grande priorité de l’État. Les enfants passent beaucoup moins de temps dehors que devant un ordinateur. Le monde dans lequel nous vivons est coupé de la nature.
Quelles transformations y avez-vous observées au cours de votre vie ?
Pour moi, une des idées fondamentales réside dans l’évolution constante de ce que l’on considère comme normal. Je suis né à Vancouver en 1936, et quand j’étais petit, mon père et moi allions pêcher l’esturgeon à l’embouchure du fleuve Fraser. À la baie des Anglais, il y avait à l’époque un tournoi annuel de pêche, juste à la sortie du centre-ville, avec des milliers de dollars en prix. L’évènement a été annulé il y a une trentaine d’années parce qu’il n’y avait plus rien à pêcher. Les changements auxquels j’ai assisté au cours de ma vie sont immenses. En Amérique, on a pris l’habitude de dire : « C’est la rançon du progrès. » Il nous faut une autre définition du progrès.
Vous songez à quoi ?
Une façon de vivre une vie heureuse et en bonne santé, dans un environnement sain et une communauté qui nous donne un sens et de la dignité.
David Suzuki désire que nous rétablissions la démocratie
Aujourd’hui, que signifient pour vous les moments dans la nature ?
Pour être franc, à mon âge, de nombreuses activités – dont la randonnée pédestre, que j’adore – sont moins faciles à pratiquer qu’avant. Lorsqu’on est plus jeune, on se réjouit de tout. Il pleut ? Qu’importe ! Maintenant, on se dit : « Oh, non ! Je vais avoir froid. » Et puis ma femme a eu une grave défaillance cardiaque, si bien qu’on doit toujours avoir accès à un établissement de soins médicaux. Les longs voyages en camping dans l’arrière-pays sont donc terminés. La nature demeure néanmoins la solution à tous mes maux. J’aime me retrouver dans des lieux où l’on n’a pas à se soucier de notre boîte vocale et de nos courriels. Nous avons rendu nos vies si complexes que c’en est devenu malsain.
2015 est une année électorale. Quels sujets aimeriez-vous voir inscrits dans le programme des partis politiques ?
Nous faisons face à une période bien sombre en ce qui concerne les changements climatiques. Et nous avons assisté à cette incroyable chute des prix du pétrole. C’est l’occasion de discuter sérieusement de l’avenir énergétique de ce pays, et nous ne le faisons pas. Il faudrait que les Canadiens participent en grand nombre au débat politique. Je dis aux parents qu’ils doivent militer pour l’environnement et se battre pour que l’avenir de leurs enfants devienne un enjeu. Nous devons forcer les candidats à prendre position en définissant la place qu’ils consacrent à l’avenir des jeunes dans leur programme. Nous devons rétablir la démocratie.
J‘ai l’impression que votre image publique évolue. Vous n’êtes plus seulement le gentil scientifique de The Nature of Things avec qui j’ai grandi. Vous semblez plus en colère.
Je crois que c’est de la passion plus que de la colère. Je ne m’excuse jamais d’être passionné. Mais il est vrai que je suis plus contrarié parce que je parle au nom de mes petits-enfants et à titre d’aîné. Je crois que c’est à nous qu’il incombe d’exprimer notre ras-le-bol ! Nous jouons un rôle très important parce que nous n’avons plus à craindre d’être licenciés ou de voir filer une promotion ou une augmentation de salaire. Les personnes âgées sont libres de dire ce qu’elles pensent vraiment. On n’a jamais eu autant de raisons d’être inquiets ou en colère qu’aujourd’hui, alors si c’est ainsi qu’on me perçoit, parfait. J’assume !
Vous ne prévoyez donc pas vous soustraire au regard du public dans un proche avenir.
Ma femme m’a finalement convaincu de cesser de parler de « retraite ». Elle dit toujours : « Tu fais ce que tu veux faire et ce que tu aimes, et tu y crois : que pourrais-tu faire de mieux ? » Je continuerai aussi longtemps que je le pourrai.