La crise écologique et l’urgence d’agir
À 81 ans, Jane Goodall demeure plus déterminée que jamais. Dans cet entretien, la célèbre militante parle des chimpanzés, du vieillissement et de la postérité.
Debout, ses longs cheveux blancs attachés en queue de cheval qui retombent le long de son dos, la plus illustre des primatologues émet les sons suivants : « Ouu ouu oh – iou oh iii ! » Cette variante d’un cri strident de chimpanzé ne manque jamais d’impressionner l’auditoire. Mais Jane Goodall n’a pas besoin d’effet théâtral pour attirer l’attention.
Où qu’elle aille, on l’approche, parfois même en pleurant et en tremblant. D’autres lui demandent la permission de la toucher. Car la dame fait l’objet d’un véritable culte en raison de son travail avant-gardiste de plusieurs décennies sur les chimpanzés sauvages, recherche qui l’a menée à concevoir une plus vaste mission de défense de l’environnement – et à la création d’un programme mondial, Roots and Shoots, pour encourager les nouvelles générations à suivre ses traces. L’octogénaire britannique a récemment rendu visite à l’antenne canadienne de l’institut qui porte son nom pour le lancement de Launch + Link, programme dans le cadre duquel des chefs d’entreprise, des célébrités médiatiques et d’autres personnalités influentes parraineront des adolescents engagés dans des activités communautaires.
Ces jours-ci, l’urgence de livrer son message oblige Mme Goodall à passer plus de temps dans les aéroports et les hôtels qu’en pleine nature, mais elle découvre de la beauté dans les lieux les plus insolites et croit toujours en notre avenir collectif.
Vous voyagez 300 jours par an. C’est un emploi du temps incroyable !
Disons stupide.
Alors, pourquoi vous y astreindre ?
À mon âge, on n’a plus la vie devant soi, et j’ai un message très important à livrer. La planète ne peut plus se ressourcer. Nous n’avons plus beaucoup de temps.
À part l’urgence, qu’est-ce qui vous garde motivée ?
Tous les jours, je vois de petits enfants. Je pense aux dommages que nous avons infligés à la Terre depuis mon enfance, et cela me pousse à continuer. À mes débuts, la forêt s’étirait d’un bout à l’autre de l’Afrique. Aujourd’hui, elle est toute morcelée, et ce, partout dans le monde.
Vous n’êtes jamais déprimée ?
Bien sûr, mais cela signifie que je dois me battre encore plus fort. Seule, je n’arriverais à rien. Il faut que je convainque d’autres personnes, une masse critique de jeunes ayant compris que, s’il faut de l’argent pour vivre, les choses tournent mal quand on ne vit que pour lui.
Les jeunes sont au cœur de votre action. Pourquoi ?
On pourrait s’épuiser à protéger une forêt ou une espèce, mais c’est peine perdue si les générations suivantes ne reprennent pas le flambeau. Hélas, en Occident, la génération actuelle vit dans un monde de plus en plus virtuel. Elle n’a pas l’occasion de découvrir la nature, qui joue pourtant un rôle capital dans le développement psychologique.
Avez-vous été inspirée par certains jeunes de cette génération ?
Plusieurs sont extraordinaires. Au Texas, j’ai vu des enfants en visite sur un lopin de terre aux plantes exotiques et les remplacer par des espèces indigènes. Graduellement, la prairie naturelle a repris ses droits, avec ses abeilles, ses oiseaux, ses papillons. J’en ai vu d’autres dépolluer un ruisseau – non seulement pour en retirer les détritus, mais pour remonter à la source du problème. Ils ont appris à écrire des lettres aux pollueurs et aux législateurs.
C’est souvent dans l’enfance qu’on apprend à aimer la nature.
En lisant sur la vôtre, j’ai appris que vous aviez déjà mis une poignée de vers dans votre lit…
J’avais un an et demi et une mère compréhensive et sage.
Elle ne vous a pas grondée ?
Non. Quelques années plus tard, nous avons habité dans une ferme. J’ai commencé à demander à mon entourage : « D’où l’œuf sort-il de la poule ? » Personne ne me l’a expliqué. Alors je me suis cachée dans un poulailler vide et j’ai attendu des heures qu’une poule y entre. Inquiète, ma famille ne savait pas où j’étais passée. Enfin, ma mère m’a vue rentrer en courant et m’a écoutée lui raconter tout excitée comment pond une poule. Elle aurait facilement pu s’écrier : « Comment oses-tu partir sans nous prévenir ? Ne nous fais plus jamais ce coup-là ! » Et elle aurait étouffé ma curiosité. L’anecdote révèle ce qui fait un chercheur : être curieux, poser des questions et, si les réponses ne sont pas satisfaisantes, chercher à comprendre et apprendre la patience.
Vous avez beaucoup d’empathie, tant pour les personnes que pour les animaux.
Vous avez été parmi les premiers à soutenir que les animaux ont des personnalités et des sentiments…
Je le savais enfant. Quand je suis arrivée à Cambridge, en 1962, après avoir passé deux ans à observer les chimpanzés, on m’a dit que j’avais tout faux. J’avais donné des noms, pas des numéros aux chimpanzés. Et je n’étais pas censée leur attribuer une personnalité, la faculté de résoudre des problèmes, encore moins des sentiments, car seul l’être humain possédait ces qualités ! Mais dans mon enfance, un maître m’avait enseigné que, malgré leurs connaissances, mes professeurs avaient tort : mon chien !
En quoi la femme de 81 ans est-elle différente de celle qui a tissé des liens si forts avec des chimpanzés, il y a 55 ans ?
J’espère être un peu plus sage et avoir bien employé mon expérience.
Parmi les changements intervenus depuis, lesquels vous ont le plus surprise ?
Je suis plus troublée par ce qui n’a pas changé. Je me souviens très bien de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. J’avais autour de neuf ans. J’étais épouvantée par l’Holocauste, Hiroshima et Nagasaki. Tout le monde disait : « Ça n’arrivera plus. » Nous croyions que c’était fini, nous avions tort. Il y a toujours des génocides. Les armes atomiques sont toujours prêtes à servir. Et les valeurs occidentales – le culte de l’argent, le matérialisme, l’absence de spiritualité – se sont répandues. Les gens n’ont plus de temps pour leur famille, leurs amis, pour vivre ! C’est de plus en plus frénétique. Si vous n’avez pas répondu à un courriel après 10 minutes, on vous bombarde : « As-tu eu mon message ? Ta messagerie est en panne ? Es-tu malade ? Es-tu morte ? »
Que devrions-nous faire de notre temps, alors ?
Nous devrions cultiver nos dons. Penser tous les jours aux conséquences de nos choix – ce que nous achetons, mangeons, portons et le mode de fabrication. Tous les jours, nous avons un choix à faire. Le but de notre vie, c’est de rendre le monde meilleur et de vivre pleinement. Comme l’a écrit Walter de la Mare : « Contemple jusqu’à ta fin toutes les choses belles / À toute heure. »
Et surveille tes courriels.
Non ! Prends le temps de vivre ! Je marchais dans un aéroport l’autre jour. Il y avait là une foule de gens penchés sur des écrans. Il y avait aussi deux moineaux, un mâle et une femelle. Pour faire sa cour, monsieur devait offrir de la nourriture à sa bien-aimée, mais le parquet était très glissant. Chaque fois qu’il se posait, il dérapait. Enfin, il a réussi à attraper une miette. Il est remonté. Elle a battu des ailes, il a fait pareil. C’était ravissant à regarder, mais personne n’a rien vu.
Que vous ont appris les animaux sur la bonne façon de vivre ?
Ils vous montrent comment vivre dans le présent. Les animaux jouissent sans réserve de tous les plaisirs de la vie. Il n’y a pas de spectacle plus magnifique qu’une troupe de chimpanzés tombant sur un arbre plein de fruits : ils s’enlacent, ils trépignent de joie.
Comment les chimpanzés accueillent-ils le vieillissement et la mortalité ?
Ils se mettent en retrait, ne se déplacent plus beaucoup.
Vous n’êtes pas allée à leur école !
Non !
Le fait que vous vieillissiez bien a-t-il quelque chose à voir avec la passion que vous inspire votre travail ?
C’est une conséquence : pour bien vieillir, il faut avoir une passion. Je viens de lire les résultats d’une grande enquête sur les personnes de plus de 80 ans, et ils prouvent incontestablement que les gens passionnés demeurent en bonne santé, en forme et allumés. Les autres ont succombé parce qu’il n’y avait pas de raison de résister. Ils n’étaient pas malades, juste vieux. Ils ont succombé à la vieillesse.
Vous avez révolutionné notre compréhension des chimpanzés et des êtres humains ; vous avez ouvert la voie aux femmes en science ; vous êtes une héroïne militante. Qu’espérez-vous léguer à l’humanité ?
En Afrique, nous cherchons à diminuer la pauvreté, car nous avons besoin du soutien des populations locales pour préserver la nature sauvage. Si les habitants vivent dans l’indigence, ils ne nous aideront pas. Ce que j’espère vraiment léguer, c’est Roots and Shoots. Il est aussi très important d’aider les êtres humains à mieux comprendre les animaux. Ils ne sont pas des objets.
Il y a des gens qui vous considèrent comme une sainte.
Il y en a.
Quel effet cela vous fait-il ?
Je ne me reconnais pas. Je m’en tire en me disant qu’il y a deux Jane Goodall. Moi et la personnalité publique. Oui, elle a un rapport avec moi, mais le plus souvent, j’essaie d’être à sa hauteur.
Vous vous débrouillez plutôt bien.
Dans ma famille, nous nous taquinions beaucoup. Le sens de l’humour, c’est important. On ne doit pas se prendre trop au sérieux. D’un autre côté, quand on vient me dire que c’est grâce à moi qu’on a surmonté un cancer… Deux personnes m’ont confié que la lecture de mon livre Le cri de l’espoir les avait dissuadées de se suicider. Mon image publique a donc une utilité.
Votre mission aura-t-elle une fin ?
Non. C’est pourquoi il nous faut d’autres Jane.
Quand vous songez à vos années dans la jungle avec les chimpanzés, à quoi revenez-vous ?
Y a-t-il des moments que vous aimeriez revivre ?
Oh oui. Quand David Greybeard, le premier qui a cessé d’avoir peur de moi, n’a pas voulu de la noix que je lui offrais et m’a doucement serré la main pour me rassurer. Quand Flo a laissé son précieux bébé tituber jusqu’à moi et me toucher.
Vous pensez à cette période encore aujourd’hui ?
Je pense à eux assez souvent même.
C’est cela entre autres qui vous nourrit ?
Oui. Cela et les petits échanges que j’ai avec les autres. Et je pense à maman tout le temps. Et à Rusty, mon maître chien. Je pense beaucoup à lui.