Clodine, et les femmes avant elle
Avec Au nom de l’amour – à ces femmes avant moi, Clodine Desrochers remonte le fil de son histoire familiale et plonge le lecteur au coeur de la réalité crue de la Grande Noirceur.
Écrire ce livre répondait-il à un besoin de faire la paix avec votre histoire familiale et de rendre justice à votre mère, à vos oncles et tantes ?
Je porte cette histoire en moi depuis longtemps. C’était une façon de me libérer de la « petite Jeanne » que fut ma mère enfant. Je me souviens d’elle effondrée sur le canapé parce que je me chicanais avec ma soeur : petite, elle a tellement entendu crier que même une querelle d’enfants lui était insupportable. Je voulais aussi découvrir ma grand-mère Thérèse. J’avais besoin de comprendre cette femme, parce que, pour moi, il est inconcevable de ne pas aimer ses enfants. Il me manquait des bouts de mon histoire.
Vous dépeignez une histoire dure, celle de votre famille maternelle. Comment a-t-elle accueilli votre projet ?
Mes oncles et tantes ont accepté de participer parce qu’ils se sont dit qu’ils n’étaient pas les seuls à avoir vécu la Grande Noirceur où la religion faisait la loi, où les femmes n’avaient pas voix au chapitre. Ils ont appris à vivre avec la violence et le manque d’amour, sans en parler. Psychologie, émotions, être à l’écoute de ce qu’on ressent… rien de tout ça n’existait ! J’ai conscience qu’on n’a pas voulu tout me dire. J’étais nerveuse à l’idée de leur présenter la première mouture. Je savais que ça les brasserait. Ils avaient fermé ce chapitre de leur histoire, et ils ont été très généreux de bien vouloir le rouvrir.
Un mot vient à l’esprit tout au long de cette lecture : résilience…
C’est un terme très à la mode, mais effectivement c’est exactement ce dont il s’agit ici. Ma mère s’en est sortie grâce à l’amour de son mari. Mon oncle peint et une de mes tantes aussi, c’est une thérapie pour eux. On ne peut pas guérir du manque d’amour, mais ils ont appris à vivre avec. Je ne voulais surtout pas avoir l’air de dire : « Regardez commebma grand-mère était une femme méchante ! » Mes grands-parents et leurs parents n’ont pas eu d’instruction. Comme tout le monde à l’époque ils étaient en mode de survie, eux-mêmes en manque d’amour. Je crois que ma mère, mes oncles et tantes ont toujours considéré que leurs parents ont fait ce qu’ils ont pu avec ce qu’ils étaient, avec leurs propres carences.
À quels lecteurs pensiez-vous en écrivant ?
À aucun en particulier. J’ai écrit, point. J’estime que cette sombre période fait partie de nous tous puisque c’est notre histoire commune. Cela dit, je pense que ce récit peut interpeller les baby-boomers qui partagent un vécu similaire, tout en leur permettant de prendre une certaine distance par rapport à leur enfance. Des personnes m’ont confié, quand je leur ai présenté le livre, à quel point la religion avait été étouffante. Jadis, on a peut-être jeté le bébé avec l’eau du bain en faisant table rase, car on fait face aujourd’hui à une crise de la spiritualité, mais il fallait faire ce ménage-là. Je n’ai pas extrait la violence hors de son contexte social, c’était important pour moi. Parce que c’est dans ce contexte qu’ont été engendrées des situations semblables.
Est-ce un plaidoyer féministe ?
Je n’aime pas les étiquettes. Mais il est important de dépeindre cette époque qui était très difficile pour les femmes, point. Dans un tel environnement (vivre dans un poulailler pas isolé, dans une grande misère), comment veux-tu ne pas être en rogne ? Il faut se mettre à leur place avant de les condamner. Combien de femmes sont devenues religieuses pour échapper au destin d’être mère de 10, 12, 18 enfants ? À l’époque, c’était le couvent, l’école, ou la pauvreté et les enfants à répétition. Des centaines de milliers de Québécoises l’ont vécu : porter la vie et en éprouver de la honte ou du dégoût. Il faut se souvenir de ça.
Vous racontez comment l’amour de votre mère vous a sauvée, vous qui êtes née avec une malformation et avez survécu contre toute attente. Écrire votre histoire, était-ce aussi une façon de remercier la vie ?
J’ai surtout voulu raconter l’histoire de ma famille, sans mettre la mienne en avant. J’ai voulu rendre hommage à ma mère, si complexée de son manque d’instruction, mais qui, tout comme mes oncles et tantes, fait preuve d’une générosité et d’une intelligence du coeur, qui ne s’apprennent pas à l’école.