Le bouclier humain
Nick Karol freina brusquement. Devant lui, en travers de la route de Bornite Mountain, gisait un conifère de 50 m de long, immense et lourd.
Le guide de pêche de 32 ans sortit de son camion pour s’approcher de l’arbre en se grattant la barbe. Comment allait-il rentrer chez lui ? Au même moment, un autobus scolaire jaune s’arrêta de l’autre côté du tronc, à 30 m de là.
La nuit tombait et le vent se levait. Terrace, en Colombie-Britannique, est une ancienne ville de bûcherons, formée de maisons dispersées sur le versant nord d’une vallée très boisée. Quatre ans plus tôt, une tempête avait dévasté la forêt de pruches et de thuyas. Bien des arbres encore debout avaient été fragilisés et, depuis, chaque gros coup de vent en déracinait quelques-uns. Nick fixait l’autobus. Chaque rafale augmentait sa nervosité. Il n’avait qu’une chose en tête : « Ne faites surtout pas descendre les enfants. »
Au même moment, Rachel Côté regardait par la fenêtre. Elle vit son voisin Nick debout devant chez elle, à côté d’un arbre couché et, plus loin, le bus qui, chaque jour à 16 h, déposait ses cinq petits-enfants de 5 à 17 ans. Rachel, 68 ans, avait passé la plus grande partie de sa vie dans la vallée. Elle savait que le temps pouvait changer rapidement, et les arbres se balançaient à présent si fort que leurs cimes semblaient toucher le sol. « Le chauffeur du bus était jeune, il n’avait que 23 ans, raconte-t-elle.
Il ne savait pas quoi faire. Il a ouvert la porte et a dit à mes petits-enfants de courir chez eux. » Les cinq se précipitèrent dehors mais ils n’avaient pas fait trois mètres que les arbres commencèrent à tomber, déracinés, en projetant de la terre partout.
Rachel se rua dehors. Nick agitait les mains en criant aux enfants de remonter dans le bus. Ils se figèrent, indécis, dans leurs vestes de couleurs vives, avant de faire demi-tour, alors que trois pruches percutaient le véhicule avec ses 14 passagers, en en bloquant la porte. Le vent soufflait maintenant aussi fort qu’un moteur à réaction. Piégés dehors, les enfants se mirent à hurler. Nick leur cria de courir se mettre à l’abri chez eux. Tous obtempérèrent, sauf la timide Felicity, sept ans, restée au milieu de la route, recroquevillée sur elle-même, les mains sur la tête.
Nick courut vers l’arbre couché et l’escalada pour aller la prendre dans ses bras. Il tourna sur lui-même et avança de quelques pas. Il entendit alors un craquement assourdissant. « Je me suis préparé au pire », dit-il. Un thuya arracha une ligne électrique, et s’abattit derrière lui. Le souffle coupé, Nick réussit à protéger la fillette. D’autres arbres tombaient autour d’eux. Il se précipita en avant, protégeant Felicity de son corps. « C’était comme si la forêt entière s’effondrait. » Il enjamba des arbres, en esquiva d’autres, se frayant un chemin entre branches, troncs et lignes électriques comme dans une course d’obstacles.
Sur son porche, Rachel avait regroupé les autres enfants, tous indemnes. Elle vit Nick approcher, Felicity dans les bras. « Tout s’est passé si vite, ce n’est qu’en les voyant apparaître au milieu des arbres déracinés que j’ai compris que j’avais failli la perdre, affirme Rachel. Ma petite-fille aurait été écrasée si Nick n’avait pas risqué sa vie pour elle. » Il déposa Felicity par terre et ils coururent rejoindre les autres à l’abri. Grimaçant sous la douleur des coups reçus sur le haut du corps et le bras, il regarda le bus, intact, reculer et repartir pour déposer les autres enfants.
– Par Ryan Stuart
On apprend tous les jours
Au début de l’été, nous avons offert un vélo à Seth, notre fils de 12 ans, pour avoir réussi sa sixième année du primaire.
Seth n’avait jamais eu de vélo neuf. Malheureusement, on le lui a volé en coupant le cadenas deux jours après avoir commencé à l’utiliser pour aller à l’école. J’ai posté une annonce sur Kijiji pour raconter la mésaventure et demander des informations.
Un couple m’a écrit, disant qu’ils aimeraient pouvoir redonner à notre fils ce qu’on lui avait pris. Ma femme et moi avons mis notre fierté de côté et accepté leur offre.
Nous avons emmené Seth au magasin de vélos sous prétexte de regarder les modèles d’occasion pour un futur achat. Il en a essayé plusieurs et nous a montré celui qu’il préférait. Il se préparait à partir quand le jeune couple, dans la mi-vingtaine, s’est approché avec une enveloppe contenant de quoi aider à payer le vélo qu’il avait choisi.
« Sache qu’il y a des gens biens, qui ne volent pas », lui ont-ils dit. Nous les avons abondamment remerciés et ils sont partis, nous laissant tous trois éberlués. Aujourd’hui, nous avons un peu plus foi en la bonté humaine.
– Témoignage de Don Woligroski, de Winnipeg au Manitoba, recueilli par Samantha Rideout
Payer au suivant!
En attrapant un paquet de couches à l’épicerie, une enveloppe collée au dos de la boîte a attiré mon attention.
Je l’ai ouverte, pour trouver à l’intérieur une dizaine de dollars : de quoi payer les couches ! Sur l’enveloppe, on pouvait lire ces quelques phrases, écrites à la main. « Un geste de bonté fait au hasard… C’est nous qui offrons ! Félicitations pour votre nouveau-né ! Payez au suivant : l’amour, voilà tout ce qui compte ! »
Ça s’est passé l’été dernier. Avec nos cinq enfants, nous avions laissé Rosemère derrière nous pour des vacances à Cape Cod. J’ai été profondément émue, et surprise. Un peu désarçonnée par une telle générosité, j’ai demandé au commis ce que je devais faire.
« Avez-vous vu le film Payez au suivant ? a-t-il demandé. Prenez ce don ! » Il a souri. Avait-il déjà vécu cette même scène ? Je n’en sais rien, mais je crois qu’il a été touché, lui aussi.
J’ai laissé une photo du bébé sur le tableau d’affichage de l’épicerie, accompagnée d’un mot de remerciement. J’ai l’impression d’avoir reçu quelque chose d’immense, ce jour-là.
Ce geste anonyme a renforcé notre volonté d’être de meilleures personnes. Ainsi, avec les enfants, nous faisons plus attention aux gens dans le besoin.
Recevoir donne envie de donner. C’est toute la beauté de la chose !
– Témoignage de Stéphanie Nantel, de rosemère au Québec, recueilli par Sophie Mangado
Une vie de chien
Le poil crotté et la peau sur les os, l’animal se penche sur une flaque d’eau fétide pour boire.
Après deux jours passés à Sarajevo, ma fiancée et moi sommes habitués aux chiens errants. Mais celui-là a quelque chose de spécial. Ce n’est qu’un chiot, à l’air timide et doux, avec un poil orange et noir sur lequel tranchent les taches blanches du nez et des pattes. « Est-ce qu’on devrait le prendre ? » demande Shannon.
« On traverse l’Europe en voiture. Ce n’est vraiment pas raisonnable. » Mais, deux jours plus tard, la chienne s’approche et s’affale près de notre table, dans un café de la vieille ville, près du lieu où nous l’avons vue la première fois. Shannon s’agenouille pour la caresser. Elle n’a jamais pu résister à un chien, et je n’ai jamais pu lui résister. Notre nouvelle compagne s’appellera donc Sara, en souvenir de la ville.
Nous n’espérons aucune aide dans cette ville hantée par la guerre, mais c’est pourtant tout ce qu’on nous offre dès que je prends Sara sous le bras et que Shannon hèle un taxi. Après un coup d’œil au chiot tremblant, le chauffeur refuse de nous faire payer plein tarif et, cigarette au bec, fonce vers une clinique vétérinaire. Charmé par Sara, le praticien refuse tout paiement pour la batterie de tests qui confirment ce que nous craignions : elle pourrait bien être mourante.
Sara souffre de la maladie de Carré, un virus incurable attaquant le système nerveux. On lui donne des antibiotiques contre les infections secondaires qui peuvent être mortelles, comme la pneumonie. Mais la clinique ne peut la garder tant que les médicaments n’agissent pas, et nous serons sur la route les trois prochaines semaines.
Dans la salle d’attente, une femme intervient. Représentante des Nations unies pour les droits des animaux, elle a des contacts. Le lendemain matin, dans le stationnement de la clinique, nous rencontrons un jockey musclé aux cheveux longs. Très vite, le colosse se pâme en bosniaque devant Sara. Pendant que nous parcourons la Hongrie, l’Autriche et la Suisse, ses deux fils, qui parlent anglais, envoient consciencieusement des nouvelles (« Le chiot va mieux aujourd’hui ! »).
Quand nous récupérons Sara, l’homme n’accepte qu’un dédommagement dérisoire.
Nous quittons les Balkans avec Sara dans notre minuscule Volkswagen Polo. En Slovénie, un commis d’épicerie boutonneux cherche pendant 10 minutes la boîte idéale pour Sara. En Pologne, un hôtelier boiteux nous amène ses propres draps pour qu’elle soit mieux installée. En Autriche, une employée d’animalerie enjouée refuse de nous laisser partir sans les jouets que Sara va sûrement adorer. La gentillesse fait des miracles. Sara mange, court et développe une haine des pigeons, au grand plaisir des passants.
La gentillesse ne suffit plus, elle perdure tout de même. Une semaine plus tard, à Berlin, Sara a des convulsions. La seule clinique ouverte le dimanche nous envoie aux urgences. La vétérinaire de service promet de venir voir Sara dès que possible, mais c’est encore trop long et, après quelques heures, nous décidons d’euthanasier Sara. La maladie a gagné son cerveau. De retour à l’hôtel, Shannon et moi pleurons ensemble pour la première fois depuis notre rencontre, un an plus tôt.
Au matin, nous retournons à la clinique chercher la confirmation qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Notre vétérinaire est sortie mais, avant notre départ, son collègue, l’archétype de l’Allemand parfaitement rasé et coiffé, nous crie de revenir. Devant ses employés, il nous serre longuement dans ses bras, ultime geste de bonté. Il a entendu parler de Sara, et il tient à nous dire que nous avons fait de notre mieux.
Sara nous aura fait comprendre qu’il était impossible de tout maîtriser. L’admettre devant des étrangers a déclenché une réaction inattendue : la générosité.
– Par Drew Gough
Le don anonyme
Le 3 juillet, le téléphone sonne. « Je voudrais vous donner un chèque, déclare une voix masculine robotique et monocorde. Puis-je passer dans une vingtaine de minutes ? » J’ai dit oui.
L’appel ne m’a pas étonnée. Il y a 12 ans, j’ai appris que j’avais une sclérodermie systémique, maladie auto-immune caractérisée par une surproduction de collagène causant un durcissement de la peau et des organes internes.
Pour résumer, je me transforme en pierre. La prise d’immunosuppresseurs et de stéroïdes a retardé l’échéance, mais la progression de la maladie s’est accélérée et mes médecins font leur possible pour éviter la fibrose pulmonaire, cause d’infarctus.
En mai, on m’a parlé d’une procédure expérimentale à Chicago, avec un taux de réussite de 80 %, recréant un système immunitaire sain à partir de cellules souches prélevées, purifiées puis greffées à nouveau dans le corps. Le traitement coûtant 125 000 $, mes quatre enfants ont lancé une collecte de fonds en juin. J’ai donc supposé que l’homme avait lu l’article dans le journal local et voulait faire un don.
Dix minutes plus tard, un homme d’âge moyen a frappé à ma porte. Grand et mince, il portait une casquette de golf blanche, d’énormes lunettes noires et
un léger manteau gris fermé jusqu’au cou. Il m’a remis une grande enveloppe.
J’ai dit : « Dieu vous bénisse. » Il n’a pas dit un mot. Il s’est contenté de sourire en s’éloignant. J’ai refermé la porte et ouvert l’enveloppe. Le montant du chèque était insensé, je devais me tromper : 128 000 $. Je suis tombée, et ma mère est arrivée en courant. Nous nous sommes embrassées en pleurant et en criant.
Qui était-il ? Des amis m’ont demandé s’il pouvait s’agir d’un acteur ou d’un joueur de hockey. Je ne crois pas qu’il était célèbre.
Mais cela n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est qu’en janvier je serai à Chicago pour la procédure de trois mois. Qui qu’ait été cet homme, il m’a sauvé la vie.
– Témoignage de Stephanie Headley, 48 ans, de Kanata en Ontario, recueilli par Carmine Starnino
Un ange dans le ciel
Je vis à Montréal depuis près de 20 ans, et je rends régulièrement visite à ma famille à Saskatoon.
Depuis la naissance de mes enfants, chaque déplacement exige un peu de planification et beaucoup de patience !
J’ai décidé l’été dernier de faire le voyage seule avec mes trois enfants de cinq ans, trois ans et sept mois. Ça ne doit pas être si difficile, ai-je pensé…
Après une escale à Toronto, alors que nous venions de monter à bord du vol pour Saskatoon, mon fils de trois ans n’avait qu’une envie : marteler le moniteur vidéo du siège. Celui de cinq ans avait mal aux oreilles, et bébé Matteo pleurnichait.
Lynne, l’agente de bord, s’accroupit près de moi. « Vous voyagez seule ? demanda-t-elle en regardant les enfants. Je passerai vous aider tout à l’heure quand on sera en vol. » Je fis à peine attention à ce qu’elle disait.
Mais peu de temps après le décollage, elle revint et prit dans ses bras le petit Matteo qui se tortillait en se frottant les yeux. Je vis sa bouille ronde s’éloigner en bondissant vers l’avant de l’appareil et disparaître derrière le rideau de la première classe.
Je retins mon souffle. Puis mon bébé réapparut ; il dormait paisiblement. J’étais infiniment reconnaissante – plus que deux heures et demie à patienter. Un peu plus tard, je revis avec
stupéfaction Lynne marchant d’un bon pas vers l’avant de l’avion, portant un autre enfant.
Regardez, pensai-je, c’est la femme qui murmure à l’oreille des tout-petits d’Air Canada.
Matteo n’avait pas dormi longtemps, mais juste assez. Lynne était de nouveau occupée avec ses passagers. Elle vint une seconde fois prendre le bébé.
Le rideau fut tiré à nouveau et Matteo me fut rendu profondément endormi. Je ne savais comment exprimer ma reconnaissance.
Grâce à Lynne, le voyage n’avait pas dégénéré ; pas de montagnes russes d’émotions qui vous font passer du calme confiant aux larmes et aux gémissements.
Non, ce fut l’un des meilleurs vols et des plus faciles que j’aie connus. Mes parents nous retrouvèrent sains d’esprit, grâce à la gentillesse de cet ange des airs.
– Par Jennifer Varkonyi