Nous étions à Washington depuis moins d’un an quand notre fils s’est tu. À la veille de son troisième anniversaire, ce petit garçon bavard, actif, prolixe en « Je t’aime », «Où est ma tortue Ninja ? », « Je veux une glace ! » a basculé dans le silence. Il pleurait sans arrêt, inconsolable. Il ne dormait plus, évitait tout contact visuel. De son ancien vocabulaire, il ne restait qu’un mot : juice (« jus »).
Je venais d’être engagé comme journaliste en politique intérieure au Wall Street Journal. Ma femme, Cornelia, elle-même ancienne journaliste, restait à la maison avec notre fils – une nouvelle histoire tous les jours, une nouvelle horreur. Il savait à peine se servir du gobelet pour bébé, alors qu’il buvait depuis longtemps à la tasse, à la manière des « grands ». Il se déplaçait comme quelqu’un qui garde les yeux fermés. « Ça n’a aucun sens, disais-je le soir, on ne grandit pas à l’envers. »
Après avoir consulté plusieurs médecins, le mot « autisme » a finalement été prononcé. Plus tard, on finira par parler d’« autisme régressif », qui affecte environ un tiers des enfants souffrant de ce trouble. Contrairement aux autistes de naissance, les enfants de ce groupe semblent normaux jusqu’à l’âge de 18 à 36 mois, puis ils disparaissent.
Dans l’année qui a suivi le diagnostic, l’unique activité d’Owen avec son frère Walt a consisté à regarder des films de Disney, ce que les deux faisaient déjà avant que l’autisme ne foudroie le plus jeune. La Petite Sirène, La Belle et la Bête, Aladin, ainsi que les classiques : Dumbo, Fantasia et Pinocchio. Les deux frères s’installaient dans notre chambre pour regarder les films sur l’écran de la télé et Walt, six ans, passait souvent un bras autour des épaules d’Owen.
Walt s’éclipsait ensuite pour aller jouer avec ses amis et Owen continuait à regarder, film après film. Il rembobinait souvent pour revoir des scènes. Mais il semblait serein et concentré.
Un samedi après-midi pluvieux de novembre, en 1994, nous montâmes tous les trois le retrouver à l’étage. Il était déjà sur le lit à murmurer son charabia : « Juicervose, juicervose. » Cela durait depuis quelques semaines. Il regardait La Petite Sirène et nous arrivâmes à l’une des scènes les plus intéressantes du film, quand Ursula, la sorcière des mers, chante l’infâme chanson à la petite sirène égoïste, lui proposant de la transformer en humaine en échange de sa voix.
La chanson terminée, Owen leva la télécommande, appuya sur la touche pour rembobiner, recula d’environ 20 secondes jusqu’à l’avant-dernier couplet, où Ursula crie : « Ça ne te coûtera que ta voix ! »
Il recommence. Stop. Rembobine. On regarde. La quatrième fois, Cornelia chuchote : « Il n’a jamais parlé de jus (juice), il voulait dire : « Just your voice » (« Que ta voix ») ! »
J’attrapai Owen. « Que ta voix ! C’est ça que tu veux dire ! »Just your voice ». »
Il me regarda, c’était le premier vrai contact visuel depuis un an. « Juicervose ! »Walt hurla : « Owen a recommencé à parler ! » La sirène avait perdu la voix au moment de sa transformation. Le petit garçon silencieux aussi. Et tout le monde de sauter sur le lit, tandis que Cornelia, les larmes aux yeux, souffla doucement : « Dieu merci, il y a quelqu’un à l’intérieur. »
Nous avons raconté à ses différents thérapeutes ce qui s’était passé. Owen était sorti, même brièvement, de son univers complètement fermé. Nous avions parlé à notre enfant.
L’orthophoniste tempéra notre enthousiasme. Tout comme le pédiatre en qui nous avions toute confiance, qui avança que l’écholalie était fréquente chez les autistes comme Owen. Ils reproduisent souvent en écho le dernier mot d’une phrase, parfois deux. « Ces enfants en saisissent-ils le sens ? », demandons-nous, plein d’espoir. « Généralement pas », répondit-il.
Trois semaines après la danse du « Juicervose », nous sommes à Walt Disney World. Certaines attractions du Royaume Enchanté renvoient aux films qui plaisent à nos deux fils. Ils s’installent dans le galion volant pour le Vol de Peter Pan qui les emmène tournoyer et plonger autour des paysages et des personnages du Pays imaginaire, des Enfants perdus gambadant dans l’air. Ces deux-là sont comme tous les frères du monde.
Ça nous étonne, chaque fois qu’on a cette impression. On ne veut surtout pas prendre nos désirs pour la réalité. Mais au milieu de l’après-midi, il est clair qu’Owen ne se parle pas tout seul uniquement porté par son charabia, ni qu’il bat des mains comme il le fait à son habitude. Un peu, peut-être, mais pas trop. Non, il se sent chez lui, ici.
En septembre 1997, Walt fête son neuvième anniversaire. Owen a six ans et demi. Après s’être bagarré dans le jardin avec des copains au moment de leur départ, Walt pleure un peu. C’est déjà un garçon solide, indépendant. Mais il lui arrive d’être triste à ses anniversaires. Cornelia et moi entrons dans la cuisine, Owen à nos talons.
Il nous regarde intensément : « Walter ne veut pas grandir, dit-il d’une voix posée, comme Peter Pan. »
Nous hochons la tête bêtement, en le regardant de haut. Il hoche la tête à son tour, puis disparaît dans une de ses rêveries intérieures.
On aurait dit que la foudre était tombée dans la cuisine. Une phrase complète. Une phrase complexe comme il n’en avait pas prononcé depuis quatre ans. En fait, jamais.
Par-delà le langage, cela témoignait d’une faculté d’interprétation dont Owen n’était pas censé disposer : quelqu’un qui pleure le jour de son anniversaire n’a peut-être pas envie de grandir. Non seulement cette perspicacité était-elle improbable chez un enfant normal de six ans, mais la remarque disait avec élégance que Cornelia et moi n’y avions pas prêté suffisamment attention.
C’était comme si Owen nous avait ouvert une porte, un court instant, pour nous permettre d’entrevoir une grille mystérieuse qui se développait en lui, une matrice sur laquelle il fixait des éléments qu’il voyait tous les jours, qu’il alignait ensuite soigneusement à une autre grille dressée en parallèle : le monde de Disney.
Le repas terminé, les enfants se réfugient dans leur tanière au grenier. Cornelia, réfléchissant à haute voix, demande ce qu’il faut faire maintenant. « Comment diable peut-on retourner là-dedans ? »
La question me semble adressée. Son regard dit : « Trouve une façon. »
Me voilà bientôt dans l’escalier, grimpant sur la pointe des pieds sur la moquette. Owen est assis sur son lit et feuillette un livre. Il ne sait évidemment pas lire, mais il aime les images. En silence, j’attrape sa peluche de Iago, le perroquet du film de Disney Aladin, et un de ses personnages préférés. Il a fait beaucoup d’écholalies de Iago. Il ne lève pas la tête.
Je me glisse le long du lit à la vitesse de l’escargot et, arrivé au milieu, je fais sortir la peluche des couvertures. « Alors, Owen, comment ça va ?, dis-je, en imitant au mieux la voix de Iago. Enfin, qu’est-ce que ça fait d’être toi ? » Il se tourne vers Iago comme s’il butait contre un vieil ami. « Je ne suis pas heureux. Je n’ai pas d’amis. Je ne comprends pas ce que les gens disent. » Je n’avais pas entendu cette voix, naturelle et coulante, depuis ses deux ans. Ne pas perdre de vue le personnage.
« Alors, Owen, quand sommes-nous devenus de si bons amis ? »
« Quand j’ai commencé à regarder Aladin tout le temps. Tu me faisais tellement rire. »
J’ai le cerveau en ébullition – il faut trouver une partie de dialogue, n’importe quoi. Je me rappelle l’avoir vu regarder en boucle la scène où Iago dit à Jafar, le méchant vizir, comment devenir sultan.
Me revoilà Iago : « Rigolo ? D’accord, Owen, par exemple quand je dis… « Tu épouses la princesse et tu deviens son crétin de mari. » » Owen prend une voix rocailleuse, comme s’il cherchait un ton plus grave : « J’adoooore la manière dont ton petit esprit d’oiseau fonctionne. » C’est une réplique de Jafar, la voix est plus haute, bien sûr, mais tout y est, le léger accent britannique, le ton sinistre.
Puis j’entends un rire, un petit rire joyeux comme je n’en ai pas entendu depuis des années.
Une semaine après la percée Iago, nous tentons une nouvelle expérience. Nous voilà réunis devant la télé au sous-sol pour voir la version Disney de 1967 du Livre de la jungle, inspiré du roman de Rudyard Kipling sur les aventures du jeune Mowgli, un petit garçon élevé par des loups dans la forêt indienne, et qui reçoit son éducation d’un ours.
Nous regardons le film quelques minutes, puis c’est la chanson phare, « Il en faut peu pour être heureux ». Nous baissons le son et, tentant au mieux d’imiter la voix de l’ours, je dis : « Écoute ce que je vais te dire, mon petit bonhomme. Tout ce que tu dois savoir, c’est que… » Et tous en chœur, tâchant de bien nous rappeler les paroles : « Il en faut très peu pour être heureux. Il faut se satisfaire du nécessaire… Et quand je retourne un gros caillou, je sais trouver des fourmis dessous. Essaye, c’est bon, c’est doux. »
Juste quand l’ours regarde le petit garçon, je fixe Owen. Il soutient franchement mon regard, et c’est alors que cela se produit, pile au bon moment : « Tu manges des fourmis ? » C’est la réplique de Mowgli. Owen personnifie Mowgli.
Quelques minutes plus tard, quand l’orang-outan déjanté chante à Mowgli la chanson sur la manière de devenir un homme, Walt est prêt : « Je veux savoir le secret du feu rouge des hommes », dit-il. Owen s’étonne, comme Mowgli dans le film, et répond : « Mais je n’ai jamais appris à faire du feu. »
Cornelia attire mon attention. Je secoue la tête. L’inflexion de la voix et cette aisance lui sont habituellement étrangères. On a l’impression que l’autisme a disparu. L’imitation est une chose. Ce n’est pas ce qui se passe ici. Les mouvements, le ton, les émotions semblent tout à fait authentiques.
À trois ans, Owen a perdu l’intelligence des mots. Le visionnement en boucle des films de Disney semble lui avoir permis de consigner des sons et des rythmes : les mots comme intonation, leurs sens restant impénétrables. Il s’est alors mis à utiliser les expressions faciales des personnages animés, les situations dramatiques et leurs interactions pour définir ces sons si mystérieux. Cette réserve de sons l’aide à tout replacer dans son contexte avec les sauts, les pirouettes, la transpiration et les expressions joyeuses, comme nous venons de le faire avec Le Livre de la jungle.
Ainsi débutèrent nos séances au sous-sol. Le jour, chacun vaquait à ses occupations. Le soir, nous nous transformions en personnages animés.
À l’automne 1999, Owen entame sa troisième année au Lab School de Washington, une école privée pour enfants ayant des problèmes d’apprentissage, et nous voyons ses compétences s’améliorer, il lit de manière rudimentaire, il fait des calculs simples.
Il a appris à lire grâce au lent défilé des génériques à la fin des films. Il appuyait sur pause et décodait – animateurs, directeurs artistiques, assistants, acteurs ayant prêté leur voix – prêt à tout pour savoir ce qui se cachait derrière cet écran de lumière.
Les problèmes ont commencé au cours de la cinquième année au Lab. Les autres enfants, moins atteints, avançaient plus vite. Le directeur de l’école nous a annoncé que ça ne marchait pas pour Owen. Nous rappelons Ivymount, l’école pour enfants handicapés qu’il fréquentait avant. Ils sont heureux de le reprendre.
« Ce sera formidable, Owie, lui dit Walt en passant un bras autour de son épaule. Je suis sûr que tu vas retrouver tes anciens copains. » Owen a cette drôle de tête qui le voit afficher un large sourire. Selon ses termes, c’est son « visage souriant ». Il le fait chaque fois qu’il a peur de pleurer.
Retour à Ivymount à l’automne 2002. Owen a 11 ans et ne connaît guère de stimulations intellectuelles et sociales. Il reste la tournée des thérapeutes et des activités périscolaires. Mais il a peu de sorties chez des amis.
Ça ne semble pas l’affecter. Il réclame des blocs à dessins et des crayons. Des feutres aussi. Il met quelques jours seulement à remplir son bloc, puis il en demande un autre.
Nous l’observons de près depuis qu’il a quitté le Lab. Nous savons qu’il est blessé, mais son vocabulaire expressif est trop limité pour qu’il puisse expliquer ce qu’il ressent.
Un samedi après-midi, Owen traverse la cuisine à pas de loup en direction du sous-sol, un bloc, des crayons et un de ses grands livres d’animation sous le bras. Je le suis sur la pointe des pieds et m’arrête sur la dernière marche. Il est à genoux sur le tapis, penché sur son livre dont il tourne frénétiquement les pages. Je vois des images de Learn to Draw Disney’s The Little Mermaid (« Apprenez à dessiner La Petite Sirène de Disney »).
Il s’arrête à des images de Sébastien, le crabe futé qui veille sur l’héroïne, Ariel. Devant une diapo de Sébastien arborant un air craintif, la bouche et les yeux grand ouverts, Owen se lance sur son bloc, un crayon à la main. Il passe de l’image au bloc, image, bloc, image, bloc… Puis serrant fort son crayon, il commence à tracer lentement sa ligne de plomb. D’abord le contour, avec la patte du crabe, puis la pince, qu’il forme d’un seul trait.
Tout son corps bouge, à part cette main lourde et stable. Il se tord et tressaille, le bras libre plié avec le même angle que la pince gauche de Sébastien. Quand il arrive au visage, je constate que c’est celui du reflet de mon fils sur l’écran noir de la télé quand Sébastien regarde Ariel perdre sa voix.
Puis c’est fini, comme un orage passager. Il lâche le crayon, recule, tourne la tête, bondit et disparaît.
Je reste en bas à tourner les pages du bloc. C’est un enchaînement de personnages. Les expressions sont si vivantes, surtout craintives. Owen parcourt-il les livres à la recherche d’une expression qui corresponde à ce qu’il ressent pour littéralement ramener cette émotion à la surface par le dessin ?
Puis je distingue un peu d’écriture. À l’avant-dernière page, son gribouillage habituel, les lettres sont à peine lisibles : « Je Suis le Protekteur des Acolytes. » Je passe à la dernière page. De l’écriture maladroite d’un enfant de maternelle, il a tracé une seule phrase : « Aucun Acolyte ne Sera Oublié. »
Il faut la bonne occasion pour réagir. Elle se présente. Owen regarde La Belle et la Bête et nous invite à se joindre à lui. Nous sommes bientôt rassemblés au sous-sol pour voir un beau prince éconduire une affreuse vieille femme qui se transforme en belle enchanteresse qui métamorphose à son tour le prince en horrible bête. Le sort ne sera rompu que s’il « apprend à aimer une femme et à gagner son cœur en retour ».
Pendant le générique, nous imitons quelques voix : « Sacrebleu, des envahisseurs ! » C’est dit sur le même ton que Lumière, le chandelier de La Belle et la Bête. Cornelia imite Mme Samovar : « Il a enfin appris à aimer. » Owen réagit à chaque réplique avec la suite du dialogue. Nous sommes les personnages. Qui sont dessinés de façon très vivante dans son bloc. « C’est une formidable paire… d’acolytes », dit Cornelia. On ne s’est jamais servi de ce mot dans nos conversations avec lui. Owen répond aussitôt : « J’aime Mme Samovar et Lumière.
- C’est quoi, un acolyte ? demande Cornelia.
- Un acolyte, c’est celui qui aide le héros à réaliser son destin, énonce Owen très naturellement. Une définition élégante, classique.
- Te sens-tu comme un acolyte, Owie ? demande doucement Cornelia. Ils se regardent droit dans les yeux, jusqu’à ce qu’il affiche son « visage heureux ».
- Je suis un acolyte ! »
Il l’a dit d’une voix résolue. « Je suis un acolyte. » Les mots sont énoncés directement, sans affectation. Mais il compense et leur ajoute une expressivité en hochant la tête à toutes les deux syllabes. « Et aucun… acolyte… ne sera… oublié. »
Il n’y a désormais plus de doute. Il voit des enfants de tout genre évoluer, alors que lui reste à la traîne. Les acolytes se sont manifestés, croquis par croquis, au cours des mois difficiles qui ont suivi son expulsion du Lab. Comme réponse, il a choisi de se saisir de l’occasion pour devenir le protecteur des laissés pour compte.
Même dans les films les plus anciens de Disney, les premiers acolytes, Dingo, Pluto et plus tard Donald Duck étaient faits de confusion, de fragilité, de folie, de fierté, de vanité et d’une perspicacité durement acquise et souvent à contrecœur. En fait, les acolytes abritent une riche palette d’émotions humaines complexes.
Owen et moi descendons avec précaution les marches glacées de l’entrée latérale du cabinet de Dan Griffin, à Takoma Park, dans le Maryland. C’est un après-midi de décembre, en 2005. À notre arrivée, M. Griffin nous serre dans ses bras, comme à son habitude.
Owen a commencé à voir ce psychologue l’année précédente, à l’âge de 13 ans. Plus que tout autre thérapeute, Dan Griffin a adhéré à la « thérapie Disney », ou plus largement à ce qui pourrait s’appeler la « thérapie de l’affinité », celle que Cornelia et moi, avec le soutien de Walt, pratiquons depuis des années chez nous. Cornelia faisait l’école à la maison avec Owen depuis un an. Les scénarios de Disney servaient de passerelle pour enseigner les bases qui permettraient à notre fils de fréquenter une école pour enfants ayant des besoins particuliers, dans le Maryland. À chaque séance, M. Griffin recourait aux mêmes scénarios pour lui inculquer quelques leçons de vie et de société.
Dan Griffin avait conçu un plan ingénieux qui devait permettre à Owen de protéger et conseiller un acolyte. Nous avions tablé sur le fier calao chargé de la protection du jeune Simba dans Le Roi Lion.
Aujourd’hui, durant la séance, Owen parle de la difficulté pour le calao d’aimer les gens – parce qu’il « a honte d’avoir failli à sa tâche de surveiller Simba », qui s’est échappé et a eu des ennuis qui ont fini par entraîner la mort de son père.
Dan Griffin risque une question : « Quand as-tu échoué par rapport à tes propres attentes, et déçu la personne à laquelle tu étais attaché, et qu’est-ce que ça te fait ? » J’ai articulé « P-h-i-l » en silence à M. Griffin. Il a su tout de suite à quelle scène je me référais et a demandé à Owen si c’est ce qui arrivait à un personnage appelé Phil dans Hercules, un film de 1997.
Owen éclate de rire. « Je peux le faire ? »
Il n’attend pas notre réaction et est déjà sur ses pieds pour reproduire la scène où Phil tâche de convaincre une foule incrédule du potentiel d’Hercule. Il accède aux émotions de Phil, Hercules et trois autres personnages dans le film. Il termine avec l’appel d’Hercule : « Comment puis-je devenir un héros si personne ne m’en donne l’occasion ? »
À la fin de la séance, Dan Griffin me prend à part. « Les autistes comme Owen ne sont pas censés pouvoir faire ça. C’est de plus en plus étrange, mais très positif. »
Avril 2012. C’est la réunion du dimanche soir au Disney Club. Owen a 20 ans. Il a formé ce groupe peu de temps après son arrivée à Riverview, une école pour enfants atteints de troubles du spectre autiste en âge d’aller à l’université. Il n’avait jamais été membre, encore moins président d’un club. Toutes les semaines, une douzaine d’étudiants se réunissent, discutent un moment et se passent leurs films préférés. Owen a demandé il y a quelques semaines que nous soyons les conseillers parentaux du Disney Club.
Nous savions depuis toujours que d’autres enfants du spectre autiste fixaient leur attention sur les films de Disney. Nous en avions rencontré plusieurs au fil des ans. Les enfants comme Owen sont attirés par ces films pour une raison fondamentale. Walt Disney a exigé de ses premiers animateurs que les personnages et les scènes soient assez vivants et limpides pour qu’on puisse les comprendre, même sans le son. Pour ceux qui ont du mal avec le traitement de l’information auditive, ça ouvre grand la fenêtre onirique, d’autant que, depuis quelques décennies, on peut se repasser les films et les scènes aussi souvent que l’on veut.
Ce soir, ils ont choisi Dumbo, une histoire riche sur l’auto-reconnaissance et l’épanouissement. Après avoir regardé quelques scènes, nous arrêtons la projection et rappelons que les grandes oreilles du petit éléphant qui font de lui un paria sont précisément ce qui lui permet de voler. Je demande à chacun de me parler de « ses oreilles cachées », cette chose « qui les rend différents et parfois même les exclut, mais peut s’avérer une grande force ».
Le silence s’installe chez les étudiants. Pour nombre d’entre eux, cette passion pour Disney n’a rarement, voire jamais été traitée comme quelque chose de sérieux. Une jeune fille explique comment sa douceur, qui la laisse vulnérable, est aussi une force quand elle s’occupe de chiens de sauvetage. Un jeune homme qui s’exprime de façon très normalisée veut connaître ma date de naissance. Je réponds et ses paupières cillent. « C’était un vendredi. »
Quand je leur demande à quel personnage de Disney ils s’identifient le plus, le même étudiant, soudain animé, répond que c’est Pinocchio et explique pourquoi : « Je me sens comme un garçon de bois et j’ai toujours rêvé de savoir ce que pouvaient ressentir les vrais garçons. »
La conseillère de la résidence, qui m’avait prévenu que le cœur affectif de cet étudiant était inatteignable, le complimente. « C’était magnifique », dit-elle en me regardant, soufflée.
Et ça dure comme ça une heure. La digue a sauté. Ces étudiants qui, pour plusieurs, ont une capacité d’expression réduite, formulent des vérités subtiles et extrêmement émouvantes.
Tous les autistes ont un intérêt particulier, quel qu’il soit, et ce n’est pas sans raison. Trouvez cette raison et vous les trouverez, eux, cachés quelque part, et peut-être aurez-vous un aperçu de leurs aptitudes sous-jacentes.
À l’été 2012, Owen et moi roulons vers le cabinet de Dan Griffin pour une rare visite. Dans la voiture, Owen demande qu’on fasse « le truc de l’amour ». Depuis quelques temps, on le fait au moins une fois par jour.
« D’accord, tu fais Merlin », dis-je, ce qui me laisse le rôle du jeune Arthur dans « Merlin l’enchanteur », un film de Disney de 1963. Arthur n’a heureusement qu’une réplique.
« Tu sais, mon petit, l’amour a un grand pouvoir d’attraction sur les créatures, dit Owen avec la voix haut perchée du vieillard.
- Plus grand que la gravitation ? rétorque Arthur, que j’incarne.
- Oui, mon garçon, mais différent. » Owen fait une pause, s’accorde un instant de réflexion, comme le sorcier dans ce passage qui est l’un de ses préférés. « Je dirais même que c’est la plus grande force sur cette terre. »
L’amour romantique. Un sentiment nouveau, tout frais, qui l’habite pour la première fois, et c’est ce qu’il raconte à M. Griffin dans son cabinet. « Je suis tombé amoureux d’une merveilleuse, d’une généreuse, gentille, douce et belle fille qui aime les mêmes choses que moi : les films d’animation, essentiellement ceux qui sont dessinés à la main, essentiellement ceux de Disney. »
Dan Griffin est grisé. Il veut tout savoir sur Emily, la petite amie d’Owen, qui ne lui épargne aucun détail : l’histoire de leur rencontre à Riverview, son engagement au Disney Club, leur premier baiser.
Pour Owen, l’interaction sociale reste difficile. Il a beau répéter à M. Griffin qu’il veut être populaire – une sorte de fourre-tout pour la joie que lui procurent les contacts avec autrui – cet objectif avant tout théorique a été comme un carburant à l’eau pour son moteur poussif.
Et maintenant, c’est de l’essence de la meilleure qualité. C’est ce que peut faire un premier baiser. Le bienfait thérapeutique spécifique de cet éveil se manifeste par un intérêt soutenu, tant attendu, pour l’engagement social.
Owen explique à M. Griffin qu’Aladin et Jasmine, la petite amie d’Aladin, l’ont aidé. « Je dois lui faire de la place, dit-il au sujet d’Emily. C’est ce qu’Aladin apprend : Jasmine doit faire ses choix pour elle-même, et lui a besoin de savoir ce qu’elle veut. »
Dan Griffin s’avance sur son fauteuil, le visage tout près de celui d’Owen. « Mais comment peux-tu savoir ce qu’elle veut ? »
Owen hoche aussitôt la tête. Il est prêt. « Je connais une chanson. » Il s’agit de « Looking Through Your Eyes ». Il l’écoute tous les matins « pour ne jamais oublier de voir le monde à travers ses yeux ».
Depuis près d’une décennie, Owen retrouve M. Griffin dans son cabinet au sous-sol pour essayer de déchiffrer les motifs subtils qui permettent aux êtres humains de se rapprocher les uns des autres. Ce désir d’entrer en relation a toujours existé et, suivant les dernières études, il serait présent chez tous les autistes. Leurs barrières neurologiques ne tuent pas le désir, même s’il est profondément enfoui. Owen est encore comme ça – l’autisme n’est pas un sortilège qui aurait été brisé, c’est une manière d’être. Autrement dit, le monde continuera à lui être inhospitalier, tandis qu’il l’explore, incertain, ratant parfois certains signaux, le cœur à vif.
Mais il a toujours désespérément cherché à entrer en contact, à éprouver pleinement sa vie. À l’aide des films et de la boîte à outils improvisée que nous lui avons constituée, il a trouvé sa place. Pendant des années, c’est nous qui l’avons cherché, une quête à laquelle se sont joints M. Griffin et d’autres. Aujourd’hui, c’est lui qui se cherche.
« Owen, mon bon ami, dit M. Griffin, les yeux brillants, on peut dire que tu es sur la bonne voie. »
Il fait nuit déjà, cette même journée, et nous sommes en voiture, à cinq minutes de la maison.
« Je sais que l’amour est éternel », dit Owen.
Il me faut aborder délicatement l’idée que l’amitié et l’amour comportent certains risques. L’éternité n’est pas garantie. Mais on s’y prête quand même. S’il y a une leçon, lui dis-je, c’est « qu’il ne faut jamais avoir peur d’aller vers l’autre ».
Il m’interrompt. « Je sais, je sais ». Puis recourt à une voix pour soutenir son propos, celle d’une gargouille du Bossu de Notre-Dame.
« Quasi (du nom de Quasimodo, le héros tragique), crois-en ma vieille expérience, la vie n’est pas un spectacle. Si tu restes passif, tu la verras te passer sous le nez. »
Il glousse et reprend son souffle, puis il a un mouvement d’épaule. C’est ce qu’il fait quand il est submergé par une émotion. « Tu sais, elles ne sont pas comme les autres acolytes. »
Une fois de plus, il a été plus rapide que moi. Je réponds très vite :
« Non ? Comment ça ?
- Les autres acolytes vivent dans les films comme des personnages. Ils bougent, font des choses. Les gargouilles ne prennent vie que lorsque Quasimodo est seul avec elles.
- Et pourquoi ça ?
- Parce qu’il leur insuffle la vie. Elles ne vivent que dans son imagination. »
Le temps est suspendu. « Qu’est-ce que ça veut dire, mon grand ? »
Il se pince les lèvres et sourit.
« Ça veut dire que les réponses sont en lui.
- Alors, pourquoi a-t-il besoin des gargouilles ?
- Il lui fallait leur donner vie pour qu’il puisse se parler à lui-même. C’est le seul moyen qu’il a trouvé pour découvrir qui il est.
- Tu en connais un autre comme lui ?
- Moi. »
Il rit. C’est un petit rire mélodieux, doux et profond. Puis il y a une longue pause. « Mais on se sent parfois très seul, à se parler à soi-même, dit finalement mon fils Owen. Il faut vivre dans le monde. »