Atterrissage à haut risque
Le pilote s’était évanoui à 3000 mètres au-dessus de l’océan et le passager n’avait jamais piloté un avion…
Vêtu d’un short blanc et d’un tee-shirt, les pieds nus posés sur un moelleux siège de cuir, Darren Harrison se tire le portrait. Dans la vaste cabine de six places, il paraît décontracté. Il est l’unique passager du monomoteur Cessna 208 turbopropulseur qui vole à quelque 3600 mètres au-dessus de l’Atlantique, au large de la côte de la Floride.
Il envoie l’égoportrait à sa femme, Brittney, enceinte de six mois de leur premier enfant. Âgé de 39 ans, Darren est directeur commercial d’une société de revêtements de sol. Il rentre chez lui à Lakeland, en Floride, après avoir participé à un tournoi de pêche en eaux profondes à Marsh Harbour, aux Bahamas. Il est près de midi. En ce matin de mai 2022, le temps est clair et la vue est saisissante – un ciel bleu limpide au-dessus de l’eau cristalline de l’océan.
Ken Allen, un pilote expérimenté de 64 ans, est aux commandes. À sa droite, son ami Russ Frank, 70 ans, a pris la place du copilote. Russ, qui n’est pas pilote, est enchanté de la balade.
Après environ 45 minutes sur les 75 que doit durer le vol, les contrôleurs aériens de Miami autorisent le pilote à amorcer l’approche vers l’aéroport international Treasure Coast, à Fort Pierce, à environ 110 kilomètres à l’ouest. L’avion doit d’abord descendre à 3000 m. «November 333 Lima Delta. Bien reçu, Miami Center», dit Ken Allen, en déclinant l’indicatif d’appel de l’appareil.
Quelques minutes plus tard, le pilote éprouve un martèlement puissant du côté droit de sa tête. Chaque battement de cœur est comme un coup de massue. Qu’est-ce qui m’arrive…? se demande-t-il en grimaçant de douleur. De son œil droit, il voit fuser des éclairs bleus.
«Je ne me sens pas bien!» lance-t-il à Darren et à Russ. La douleur est intense, les coups, de plus en plus violents. Il ajoute d’une voix tremblante: «Tout est flou!» Darren réagit aussitôt: «Que se passe-t-il?
— Je ne sais pas. J’ai très mal à la tête! Je ne…» Il s’effondre sur son fauteuil. L’avion s’incline brusquement, sans pilote aux commandes.
Darren réussit à détacher sa ceinture de sécurité et, luttant contre la force d’accélération qui tend à le visser à son siège, il titube vers Ken, qu’il tente de ranimer avec Russ. Pas de réaction. Le pilote est inconscient et l’avion, hors de contrôle, plonge à 550 km/h vers l’océan.
Le ciel bleu a disparu, les deux hommes n’ont d’yeux maintenant que pour l’écume blanche des vagues qui ne cessent de grossir. L’avion descend à 2700 mètres, puis à 2400, 2100… Les alarmes d’urgence du Cessna Caravan hurlent.
S’il n’a jamais suivi de cours de pilotage, Darren a en revanche souvent voyagé à bord de ces petits avions et il a pu observer les pilotes. Suffisamment en tout cas pour savoir qu’il doit tirer le manche pour redresser l’appareil. Il faut y aller lentement, sinon le moteur risque de caler, ou les ailes d’être arrachées. Installé derrière le fauteuil du pilote, il se penche par-dessus Ken inconscient et saisit le manche, pendant que Russ prend celui du copilote.
L’avion a perdu plus de 1200 mètres d’altitude en 30 secondes et il poursuit sa descente. Les deux hommes tentent de le stabiliser, y arrivent. L’avion se redresse, remonte à 2750 mètres.
«Tenez-le fermement», demande Darren à Russ, qui, en serrant d’une main le manche du copilote, aide l’autre à détacher la ceinture de sécurité de Ken. Darren tire doucement le pilote et l’allonge sur le sol de la cabine. Il revient vite au fauteuil et évalue la situation. Certes ils sont en vie, mais ils sont loin d’être tirés d’affaire. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais piloté un avion.
Un vol sans pilote
À l’aéroport de Fort Pierce, le contrôleur Chip Flores est à son poste depuis 7 h. Le vent s’est levé et de nombreux élèves pilotes qui devaient s’entraîner sont cloués au sol. Chip n’est pas mécontent de cette accalmie.
Mais voilà que ce calme est interrompu par un appel dans son casque d’écoute. C’est Darren Harrison: «Contrôle aérien. N Triple 3 Lima Delta. Répondez», dit-il en se souvenant de l’indicatif d’appel que Ken a utilisé plus tôt.
— Caravan 333 Lima Delta, tour de Fort Pierce.
— Nous avons un problème, explique Darren. Notre pilote… euh… il est… n’a plus tous ses esprits et je ne sais pas du tout piloter un avion.»
Chip bondit et appuie sur un bouton qui diffuse la transmission radio dans les haut-parleurs de la tour de contrôle. Alertés par une situation d’urgence, tous les employés interrompent leur travail et tendent l’oreille.
Le contrôleur demande sa position à Darren. «Je n’en sais rien. J’ai la côte de la Floride devant les yeux, mais je ne sais pas.» L’autre inspire profondément. Il ignore que, pour une raison inconnue, les écrans n’affichent plus rien à bord du Cessna. En tirant Ken hors de son fauteuil, Darren a sans doute par mégarde appuyé sur un bouton qui les aura éteints. Seuls quelques instruments restent opérationnels: l’altimètre, le compas et l’horizon artificiel qui mesure l’inclinaison de l’appareil.
Chip réfléchit à ce que vient de lui dire Darren: il ne sait pas voler. Il lui faudra donc un cours de pilotage accéléré. Mais il craint également de perdre le contact radio d’un instant à l’autre, car l’avion qui vole vers le sud sera bientôt hors de portée de la radio-transmission de l’aéroport.
Il n’y a pas à traîner. Chip appelle Darren par radio et, calmement, lui transmet ses instructions. «Tâchez de maintenir les ailes à l’horizontale et essayez d’amorcer une descente. Poussez les commandes vers l’avant et descendez très lentement.»
À la tour, tous attendent la réponse de l’infortuné.
«En ce moment, nous descendons à 167 m/min. Quelle direction dois-je prendre?» Mais le contrôleur n’a pas le temps de répondre, il a perdu le contact avec l’avion tout juste sorti de la zone de transmission radio de l’aéroport.
Il tente de joindre Darren: «Ici Fort Pierce. Êtes-vous sur la fréquence?» Pas de réponse.
Darren et Russ comprennent que le November 333 Lima Delta a perdu le contact avec la tour de contrôle. La voix de Chip a d’abord grésillé avant de se taire. Les deux hommes sont de nouveau livrés à eux-mêmes. Pendant que Darren s’efforce de maintenir le vol stable, Russ tente de déterminer leur position et s’ils vont dans la bonne direction. Il a laissé l’avion entre les mains de Darren, plus jeune, persuadé, à tort, qu’il a pu faire du simulateur de vol. Il semble si concentré!
Russ regarde par la fenêtre. «Là-bas, je vois la côte.» Il vérifie sur le compas pour s’en assurer. «Il faudra se diriger vers l’ouest si on veut rejoindre l’aéroport.» Darren hoche la tête et amorce un léger virage vers la côte.
D’instinct, Russ va retrouver Ken Allen toujours allongé et lui tapote doucement les pieds. Le pilote foudroyé remue légèrement. L’autre lui chuchote à l’oreille: «Accroche-toi, Ken. Accroche-toi.»
Quand le passager devient le pilote
Quand l’avion entre dans l’espace aérien de l’aéroport international de Palm Beach, les contrôleurs reprennent là où Chip a dû s’interrompre. Et ils doivent rapidement trouver quelqu’un qui pourra apprendre à un passager qui n’a jamais piloté comment poser un avion.
Greg Battani, spécialiste du contrôle de la circulation aérienne, fait appeler Robert Morgan, qui profite de sa pause pour lire à l’extérieur. Instructeur de vol et contrôleur aérien expérimenté, Robert entend l’appel: «Présentez-vous au radar, c’est urgent.» Il remet ses chaussures et court à l’intérieur.
Mark Siviglia, directeur des opérations à l’aéroport, le rejoint à la porte et explique brièvement la situation. «Deux passagers à bord d’un avion, un Cessna 208. Le pilote est inconscient. Pouvez-vous les aider à poser l’appareil?» Robert écarquille les yeux. Je rêve? On se croirait dans un film!
Il s’installe devant un écran dans la salle de radar obscure et réfléchit. Que vais-je pouvoir dire à ce type? Il se ressaisit et lance un appel radio à Darren Harrison; l’avion se trouve à environ 32 kilomètres au sud et vole vers l’ouest en direction de la côte. «Ici 322 aux approches de Palm Beach. Nous allons vous guider jusqu’à l’aéroport de Boca Raton.
— Je ne suis pas pilote, répond Darren. Mes écrans sont noirs.
— Ça n’a pas d’importance. Vous allez légèrement virer vers le nord et maintenir une altitude stable à 900 mètres.»
Robert et ses collègues contrôleurs suivent sur les écrans le Cessna qui se dirige au nord. Il félicite Darren. «Formidable, ça se présente bien.» Puis il ajoute d’un ton rassurant: «Ne craignez rien, je m’occupe de vous.»
Lors d’une urgence aérienne, la pratique la plus courante consiste à ramener rapidement l’appareil à l’aéroport le plus proche, dans ce cas, celui de Boca Raton. Mais Boca Raton est une zone encombrée et l’aéroport ne compte qu’une piste. Robert préfère dès lors rediriger Darren au nord, vers l’aéroport international de Palm Beach, plus vaste avec ses pistes de trois kilomètres et ses services d’urgences.
«Maintenez l’altitude et tournez légèrement à droite.» Le secret, c’est le virage à faible inclinaison. Si celle-ci est trop importante, et le pilote peu expérimenté, l’avion risque de décrocher et de tomber en vrille jusqu’au sol.
Robert notifie le changement par radio. Aussitôt les employés de l’aéroport entrent en action. Les contrôleurs aériens prennent en main les radios, interrompent tous les départs et placent les vols à l’approche en position d’attente. Les intervenants d’urgences sont disposés le long de la voie d’atterrissage et les véhicules et les avions sont retirés des trois pistes de l’aéroport.
Un atterrissage stressant
Collés à leurs écouteurs, Darren Harrison et Russ Franck suivent les instructions de Robert Morgan. Russ scrute le sol en quête de repères familiers. Il reconnaît l’autoroute I-95 et fait signe à Darren. Ils poursuivent vers le nord en direction de Palm Beach.
Ce faisant, Darren s’entraîne à contrôler l’altitude du Cessna en poussant le manche vers l’avant pour descendre un peu, puis en le tirant pour faire remonter l’appareil. Il exécute quelques légers virages à droite, puis à gauche. L’avion se trouve à une dizaine de kilomètres au sud de sa destination. «Vous devriez déjà apercevoir l’aéroport droit devant, dit Robert à Darren. Il faut maintenant descendre à 600 mètres.»
Robert commence à craindre que la vitesse de l’avion ne soit trop forte pour un atterrissage sans risque. Il s’inquiète aussi des vents latéraux violents qui balaient la piste et risquent de déporter l’appareil. Robert demande au pilote de fortune de se diriger légèrement vers l’ouest. «Cela vous donnera plus de temps de descente et un meilleur alignement avec la piste», explique-t-il.
Darren suit les instructions à la lettre. L’avion se dirige maintenant vers l’aéroport pour préparer l’approche vers l’imposante piste 10L.
«Vous allez maintenant réduire la vitesse. Devant vous, il y a la manette des gaz. Elle est noire. Tirez-la légèrement et maintenez la vitesse au-dessus de 110 nœuds.»
Darren tire la manette et se met dans l’axe de la piste qui se trouve maintenant à cinq kilomètres. Le silence règne dans la salle de radar; tous les regards sont rivés sur les écrans, surveillant l’approche finale.
«C’est bon pour la vitesse. Au fur et à mesure de votre avancée, la piste va s’élargir et quand elle sera vraiment large, vous tirerez la manette de puissance vers vous, puis celle des commandes.
— Je ne sais pas comment freiner! Je fais quoi, une fois l’avion au sol?
— Dès que vous y serez, appuyez légèrement sur la partie supérieure des pédales.» Et il ajoute rapidement: «Il faut y aller doucement! Appuyez très doucement sur les pédales.» Il ne précise pas qu’une trop forte pression sur les freins risque de faire éclater les pneus, auquel cas, le pilote perdra le contrôle de l’appareil qui pourrait s’écraser sur la piste.
Le Cessna est tout près de l’aéroport et Robert rend compte de l’altitude à Darren. «Deux cents mètres… 150… 120. Formidable!» À moins de deux kilomètres de l’atterrissage, Darren fait descendre l’appareil à 90 mètres. Il est en place pour se poser sur la piste 10L. Le radar de l’aéroport ne capte pas les avions qui sont plus bas et Novembre 333 Lima Delta disparaît de l’écran de Robert. «Vous êtes toujours là ?», demande ce dernier d’une voix forte.
Suivent 10 secondes d’un silence intenable. Dans la pénombre de la salle de radar, il déglutit en contemplant avec les autres les écrans vides.
Trois secondes… quatre… cinq… six… rien.
Sept … huit … neuf secondes.
Soudain, le haut-parleur se met à grésiller dans la pièce. C’est Darren. «Je suis au sol. Je fais comment pour arrêter ce truc?» Robert enfonce le bouton de la radio: «Le frein en bout de pieds – délicatement!» Darren, toujours pieds nus, appuie sur la pédale. L’appareil s’arrête au milieu de la piste, 25 minutes après avoir été pris en main par un pilote improvisé.
Un cri de joie éclate dans la salle de radar. Épuisé, mais gonflé d’adrénaline, Robert se lève et ravale ses larmes. Darren, désormais soulagé, demande: «Souhaitez-vous que je roule le coucou au garage?» Robert glousse. «Incroyable. Ce type est incroyable.»
Note de la rédaction: Ken Allen a été conduit en ambulance au Palm Beach Gardens Medical Center où on lui a diagnostiqué une dissection aortique, une déchirure de la couche interne de l’aorte, souvent fatale. Les chirurgiens l’ont opéré et il a pu se rétablir complètement.
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