Les dangers de l’alpinisme
«Monique, I’m dying!» parvient à dire Arvid Lahti à l’aube du 26 mars 2016 à l’alpiniste québécoise Monique Richard. Le blizzard qui s’est levé la veille au mont Rainier, sur la côte ouest américaine, a forcé les aventuriers à se réfugier dans une cavité rocheuse où ils ont passé la nuit. Le vent, la neige et le froid glacial les ont menés au bord de l’épuisement. Au matin, l’alpiniste norvégien a le visage gelé et est incapable de se lever. Il est en train de mourir dans les bras de son amie.
«Arvid ne se plaignait pas; il avait l’air invincible. Des deux, c’était moi qui grelottais le plus», relate la femme de 45 ans, encore secouée quatre années après le drame.
Culminant à 4392 mètres d’altitude, ce sommet ne représentait pas un défi particulier pour le duo très expérimenté – tous deux avaient gravi l’Everest –, mais à la suite d’une série de malchances, les alpinistes ne sont pas parvenus à retrouver le refuge quand la nuit est tombée.
Voyant son compagnon inanimé, Monique a littéralement dévalé une partie de la montagne pour apercevoir un groupe de patrouilleurs partis à leur recherche. Après avoir retrouvé un peu de ses forces, la Québécoise est évacuée par un hélicoptère de l’armée américaine. Le lendemain, le corps de son ami part pour la Scandinavie.
Avec son regard doux, sa chevelure blonde et sa chienne Janette, un yorkshire-terrier de quatre ans qui la suit partout quand elle n’est pas en déplacement au bout du monde, Monique Richard fait plus penser à une banlieusarde qu’à une alpiniste de calibre international. Pourtant, cette factrice chez Postes Canada est de la classe des grands. En 32 mois, de septembre 2009 à mai 2012, au gré de ses vacances et de congés sans solde, elle a planté son drapeau sur le Kilimandjaro, l’Elbrouz, l’Aconcagua, le Denali, le Puncak Jaya, le massif Vinson et l’Everest. Elle est la première Canadienne à avoir réussi en si peu de temps cet exploit consistant à atteindre le plus haut sommet de chacun des sept continents. Depuis que l’Américain Richard Bass a réalisé ces ascensions en 1985, la conquête des sept sommets est devenue un objectif pour les grimpeurs.
Dans le domaine de l’himalayisme (alpinisme de haute altitude), elle est la cheffe de file au Québec. Au Canada, les grimpeuses de son niveau se comptent sur les doigts d’une main. En 2018, la Montréalaise a d’ailleurs été la première Canadienne à avoir accédé en solo au sommet du pays, le mont Logan (5959 mètres).
Une jeunesse difficile
Rien ne prédisposait cette fille originaire de Tétreaultville, dans l’est de Montréal, à devenir une des alpinistes les plus talentueuses de sa génération, sans doute la meilleure au Québec. Abandonnée par sa mère bipolaire, elle a été placée avec son frère jumeau, Daniel, dès l’âge de deux ans, dans une famille d’accueil où l’intimidation a empoisonné son existence.
«Jusqu’à l’âge de neuf ans, j’ai connu les sévices physiques, en plus de la cruauté psychologique», révèle-t-elle. C’est d’ailleurs la cause de la lutte contre l’intimidation, la cyberintimidation et la violence contre les enfants qu’elle a choisi de défendre lorsqu’elle en a l’occasion lors d’événements philanthropiques.
Son envie de voyager se révèle lors d’un séjour en Suisse, à 22 ans. Une de ses amies, engagée comme fille au pair à Lausanne, lui suggère de tenter sa chance. «Nous en avons profité pour découvrir l’Europe. Ça a été une expérience magnifique.»
De retour à Montréal après 18 mois chez les Helvètes, elle tente un retour aux études, sans grand succès. Avec son conjoint, elle ouvre un bistrot dans Rosemont, à Montréal, et s’y consacre corps et âme pendant deux ans avant de constater que sa vie tourne en rond. Elle vend alors sa part du commerce et prend le chemin de Compostelle. Nous sommes en 2007 et un véritable déclic existentiel l’attend. «Marcher à longueur de jour, admirer les paysages, sentir le pays sous mes pas, rencontrer des gens formidables; tout ça a été une véritable révélation», relate-t-elle.
Elle franchit les 1600 kilomètres en deux mois. Le pèlerinage lui donne une nouvelle force. «C’est la simplicité de la marche qui m’a plu. On n’a pour unique objectif que de faire un pas après l’autre au milieu d’une nature riche, d’un territoire rempli d’histoire.»
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Devenir factrice pour combiner deux objectifs
Au retour, elle cherche un emploi qui lui permettra d’être dehors et de marcher le plus possible. Pourquoi pas factrice? Elle tente sa chance à Postes Canada. Embauchée comme surnuméraire, elle obtient rapidement sa permanence. «Mon emploi me plaît beaucoup. Et, compte tenu de mes projets, mon employeur s’est montré conciliant ces 14 dernières années.»
La vraie folie des hauteurs l’attend quand elle se lance à l’assaut du Kilimandjaro (5895 mètres) en 2010. Elle a choisi cette destination parce que l’ascension demandait un minimum d’équipements et pas d’expérience particulière. «Arrivée au sommet, j’ai ressenti le vertige pour la première et dernière fois. Mais c’est là que j’ai compris que je ne pourrais plus me passer de l’euphorie des sommets.»
Monique Richard a eu cette piqûre pour les plus hauts sommets que ressentent les alpinistes à un certain moment de leur vie et qui ne peuvent plus s’en passer par la suite, commente Bernard Voyer, qui partage avec elle cette passion. «Je suis certain que lorsqu’elle monte les escaliers pour livrer ses lettres, elle pense aux prochaines montagnes qu’elle gravira. Elle doit regarder la forme des nuages en se disant que l’ascension serait bonne aujourd’hui… ou pas», mentionne l’explorateur.
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Elle enchaîne les défis, tragiques pour certains
À son retour du Kilimandjaro, les exploits vont se succéder à un train d’enfer. Après l’Elbrouz, elle s’attaque à l’Everest, qu’elle conquiert à sa seconde tentative, le 19 mai 2012. Mais elle gardera une image dramatique des derniers mètres de l’ascension, lorsqu’elle doit enjamber des cadavres d’alpinistes moins heureux sur l’implacable face sud.
Quand on lui demande ce qui lui reste à accomplir, elle répond sans hésiter qu’elle n’a conquis que 2 des 14 plus hauts sommets du monde (l’Everest et le Makalu). Elle n’est donc pas prête à accrocher son piolet. Mais le financement des expéditions reste un défi – un seul voyage peut coûter plus de 25 000$. Plusieurs entreprises lui offrent un soutien matériel, mais elle espère pouvoir un jour compter sur un commanditaire national.
Même si l’alpinisme demeure un sport beaucoup plus pratiqué par les hommes, de plus en plus de femmes se lancent à l’assaut des hautes montagnes. «On a longtemps cru que les femmes ne pouvaient pas suivre les hommes à cause de leur morphologie, mais cette idée est aujourd’hui complètement rejetée, commente Bernard Voyer. Elles peuvent porter de très lourdes charges et sont en général plus souples que les hommes, ce qui est un avantage dans certaines conditions.»
Une grimpeuse exceptionnelle
«Monique entretient une relation profonde et intime avec la nature et la montagne, dit d’elle son ami Guillaume Cossette, relationniste professionnel. Sa vision de l’alpinisme contraste avec celle de la masculinité héroïque ambiante. Elle grimpe par exemple sous la pleine lune ou lors d’une éclipse. Elle est du genre à lire Baudelaire le matin d’une ascension.»
Alpiniste de bon niveau, Guillaume a fait quelques randonnées avec elle dans les Rocheuses (monts Columbia, Hector, Athabasca) et il a constaté qu’elle était une grimpeuse exceptionnelle. «Je dirais qu’elle est sensible aux émotions des gens qui partagent sa cordée. On communique très bien ensemble.»
Entre les expéditions en Asie, en Europe, en Afrique et en Amérique du Sud, Monique Richard a tissé des liens avec des grimpeurs de tous les coins du monde. C’est ainsi qu’elle côtoie Arvid Lahti avec qui elle mène avec succès plusieurs expéditions. Le Norvégien est loyal, passionné. Elle a totalement confiance en lui lorsqu’ils se donnent rendez-vous à Seattle au printemps 2016 pour l’ascension du mont Rainier. Ce sera son dernier voyage.
Le drame plonge Monique dans une dépression majeure suivie d’un choc post-traumatique dont elle se remet à peine. «J’y repense presque tous les jours », confie-t-elle. Arvid était son meilleur ami et un inestimable partenaire de montagne. Un homme modeste et humble qui a laissé dans le cœur de la Québécoise un grand vide… Un an après la tragédie, elle est retournée au mont Rainier. «J’ai déposé une plaque en son honneur. Ça m’a fait du bien.»
Pour Guillaume Cossette, la mort d’Arvid a changé la relation de l’alpiniste québécoise avec les hauteurs. Lorsqu’elle entreprend l’ascension du mont Logan, au Yukon, en 2018, elle fait face à des conditions difficiles. Elle atteint le sommet; au retour, toutefois, les conditions météorologiques la font dévier de sa route. Plutôt que de périr, elle appelle les secours. L’évacuation s’avère extrêmement complexe en raison du fait qu’elle se trouve à la limite de la zone d’intervention de Parcs Canada. «Je crois que sans l’expérience du mont Rainier, elle n’aurait pas eu la sagesse d’appeler les secours.»
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Facteurs d’échec
L’alpinisme est un sport exaltant mais extrêmement dangereux. D’ailleurs, notre postière n’a pas connu que des succès durant sa carrière. En 2011, elle doit renoncer à l’Everest en raison des conditions météorologiques. Deux ans plus tard, à son troisième voyage, l’Everest lui échappe de nouveau alors qu’elle touche au but (8800 mètres). Deux nouveaux insuccès marquent son année 2015; les risques d’avalanches lui font renoncer au K2 et un bris de matériel lui coûte la Dent Blanche (4357 mètres), dans les Alpes suisses. En 2017, sa première ascension du Logan tombe à l’eau, de même que le sommet du Columbia en 2019.
Dans les conférences qu’elle donne devant différents publics, elle mentionne que les facteurs physiques font parfois échouer une expédition. Ampoules, tendinites et épine calcanéenne peuvent mettre en péril un projet né des années plus tôt. «Les problèmes les plus banals sont exacerbés en situation de fatigue extrême ou de carences en oxygène», affirme-t-elle, précisant qu’elle a frôlé la mort à trois reprises.
Outre la nuit au mont Rainier, elle a craint pour sa vie lorsqu’elle s’est perdue au mont Logan. Au mont Makalu, au Népal, son voyage a failli se terminer abruptement à cause d’une… pastille de sucre. Sur le chemin du retour, la dragée a obstrué ses voies respiratoires. Le bonbon a causé une détresse respiratoire et de l’hyperventilation, des malaises qui peuvent être fatals dans des zones où l’oxygène est rare.
Pour éviter les accidents, l’alpiniste en route pour le Toit du monde comme la factrice dans les rues de Montréal doit faire attention à tout. La preuve, après avoir conquis l’Everest, Monique Richard s’est blessée au genou lorsqu’elle a mal engagé un mouvement en livrant du courrier. «Je fais face quotidiennement aux risques de la vie. Mais je suis comme tout le monde; je souhaite rentrer chez moi sans encombre à la fin de la journée.»