Aussitôt réveillé, Alex Harvey saute en bas du lit et se précipite vers la fenêtre de sa chambre d’hôtel. Oslo, la capitale de la Norvège, est noyée dans la brume. Mais il en faudrait plus pour doucher l’enthousiasme du skieur de fond québécois.
«Prêt pour devenir champion du monde? lance-t-il, tout sourire, à son coéquipier, Devon Kershaw, qui s’étire sur le lit voisin.
-Tais-toi. Tu vas nous porter malheur!» réplique l’Ontarien.
Depuis leur quatrième place crève-cœur en sprint par équipe aux Jeux olympiques de Vancouver, les deux athlètes se sont entraînés d’arrache-pied en prévision des Championnats du monde. Et le grand jour est arrivé.
Impossible d’imaginer meilleur endroit pour briguer un titre mondial. Le ski de fond, en Norvège, c’est l’équivalent du hockey au Canada: une religion. Et dans ce temple de la glisse qu’est Oslo, près de 100 000 spectateurs se bousculent pour applaudir les concurrents venus des quatre coins de la planète.
Pour gagner leur billet pour la finale, Alex, 22 ans, et Devon, 28, doivent d’abord se classer parmi les cinq premiers de la demi-finale. Une formalité pour le duo canadien, qui devra se relayer cinq fois pendant la course de neuf kilomètres.
Devon prend place sur la ligne de départ, où attendent les neuf autres fondeurs. La foule retient son souffle. Un coup de pistolet déchire l’air. Les skieurs s’élancent… et Devon perd un ski. Le malheur a frappé.
A Saint-Ferréol-les-Neiges, à 5500 kilomètres de là, l’œil rivé sur son écran d’ordinateur, Pierre Harvey suit la course en direct malgré l’heure matinale. Une pointe d’inquiétude le saisit lorsqu’il aperçoit le coéquipier de son fils en queue de peloton. Il sait mieux que quiconque ce que cette course représente pour Alex. Le père en lui se souvient de l’athlète qu’il a été.
Pierre est même l’un des rares sportifs à avoir participé à la fois aux Jeux olympiques d’été – en cyclisme sur route – et à ceux d’hiver – en ski de fond. Des revers, il en a connu. Des victoires aussi. En 1988, quelques mois avant la naissance d’Alex, il remportait une médaille d’or, sa troisième, aux 50 kilomètres libres de la Coupe du monde à Oslo, sur le site même où son fils court aujourd’hui.
Alex a naturellement suivi les traces de son père, qui l’a initié à une foule de sports pendant sa jeunesse à Saint-Ferréol-les-Neiges, à deux pas du mont Sainte-Anne. Ski de fond, vélo de montagne, course à pied, ski alpin; jamais le petit ne s’est fait prier pour aller jouer dehors.
Mais si père et fils écumaient les pistes de ski et de vélo ensemble, Pierre ne s’est guère impliqué dans l’entraînement d’Alex. Sa discipline et sa volonté, celui-ci les a d’abord forgées à l’école secondaire du Mont-Sainte-Anne, où il participait à un programme ski-études. A vrai dire, Pierre ne s’attendait pas à ce que son fils choisisse de faire carrière dans le sport professionnel. «Il a commencé la compétition très jeune, dit-il. Je pensais qu’il se tannerait, qu’il aurait envie d’essayer autre chose.» Mais la détermination d’Alex est telle que son père ne peut que l’encourager à faire ce qu’il aime le plus au monde.
Cependant, grandir dans les pas d’un géant n’a rien d’évident. Lorsque les journalistes apprennent que le fils de Pierre Harvey participe aux Jeux du Québec, ils se précipitent pour assister aux courses du rejeton. Alex, qui a alors 12 ans, finit 5e et 7e de ses deux épreuves de ski de fond. De bons résultats pour le jeune garçon, mais pas pour les reporters qui l’assaillent de questions: «Pourquoi tu n’as pas gagné?» «Es-tu déçu de ta performance?»… Plus tard, le petit Alex expliquera en pleurant à sa mère qu’il a tout donné. «J’aurais vraiment aimé gagner, maman, mais je ne pouvais pas aller plus vite.»
Sur la piste d’Oslo, Devon Kershaw refait tranquillement son retard. Parti de la dernière place, il a rejoint le peloton de tête lorsqu’il passe le flambeau à Alex pour la dernière boucle du parcours. Finalement, le Québécois franchit la ligne en deuxième position sans avoir eu à puiser dans ses réserves. Il déborde même d’énergie pour la finale… qui doit se disputer moins de deux heures plus tard.
Depuis qu’il a délaissé la compétition de vélo de montagne en 2006 pour se consacrer au ski de fond, Alex a connu une progression fulgurante. Au point de décrocher, en décembre 2010, une médaille d’or en poursuite sur 30 kilomètres aux Championnats du monde des moins de 23 ans.
C’était pourtant bien mal parti, avec une blessure mystérieuse qui a failli compromettre sa carrière. Les premiers symptômes apparaissent à l’automne 2007. Tant que l’athlète ne force pas, tout va bien. Mais dès qu’il accélère, sa jambe gauche le brûle. «C’est la sensation qu’on ressent quand nos muscles sont sollicités au maximum, explique-t-il. Normalement, on a mal partout. Là, c’était seulement dans la jambe gauche.»
Alex multiplie les tests et les examens, mais médecins et physiothérapeutes restent perplexes. Entre-temps, la saison commence dans l’Ouest canadien. Pour Alex, c’est la série noire. Plusieurs fois, alors qu’il est en tête de la course, il lâche prise dans les derniers kilomètres. Non par épuisement, mais parce que sa jambe gauche ne peut suivre le rythme qu’il s’impose.
En novembre, Alex est au bord de la dépression lorsqu’il décrit à nouveau ses symptômes à sa mère, Mireille Belzile, médecin du sport. Cette fois-ci, elle croit tenir une piste: Charles Dionne, un cycliste québécois, a souffert d’un problème semblable. Alex rentre au Québec pour subir un nouveau test. Pendant qu’il court sur un tapis roulant, une équipe médicale mesure la pression sanguine dans ses jambes. Au début, celle-ci monte normalement au fur et à mesure qu’Alex augmente son effort. Puis, soudain, celle de sa jambe gauche cesse de grimper. L’artère iliaque d’Alex est partiellement bloquée.
Ce phénomène rare est en grande partie dû à son passé de cycliste. Son artère, anormalement courbée au niveau de la hanche, se faisait marteler à chaque coup de pédale. A la longue, elle s’est épaissie pour résister au stress, un peu comme si du cholestérol s’y était accumulé. Lors d’efforts intenses, les muscles de la jambe gauche étaient privés d’oxygène en raison du faible débit sanguin, d’où la sensation de brûlure et d’épuisement.
Heureusement, la maladie d’Alex a été plus difficile à diagnostiquer qu’à guérir. En avril 2008, un mois après une opération, il reprenait l’entraînement, plus déterminé que jamais.
Alex Harvey est têtu. Très têtu. «S’il croit qu’il a raison, il ne changera pas d’idée, même si tu lui prouves qu’il a tort», dit son père.
En fin de course, quand il faut «lâcher les chevaux», ce défaut devient une qualité. Et Alex s’apprête à le prouver, une fois de plus.
Dernières longueurs de la finale. Sous les acclamations de la foule, les skieurs émergent de la brume et foncent vers la ligne d’arrivée. Plus que 400 mètres. En tête, le favori local et champion du monde en titre, Ola Vigen Hattestad. Il devance un Allemand et Alex Harvey, qui doit réagir pour ne pas se laisser enfermer avant le sprint final. D’une poussée inouïe, le Québécois réussit à se faufiler in extremis dans le trou laissé par les deux fondeurs qui le précèdent.
Plus que 80 mètres. Seul le Norvégien est devant lui. Les deux athlètes sont au coude à coude. Dans un ultime effort, Alex bondit vers la ligne… puis lève les bras ! Devon le rejoint au pied du podium, et les deux skieurs font semblant de jouer de la guitare avec leurs skis. C’est la première fois que le Canada remporte le titre au royaume des fondeurs.
A Saint-Ferréol-les-Neiges, Pierre Harvey brandit les poings, au comble du bonheur. « Mon fils est champion du monde ! » s’écrie-t-il.
Pierre n’a jamais douté du talent ni de l’incroyable ténacité de son garçon. Un souvenir lui remonte en mémoire. On est en 2003. Alex est en vacances avec ses parents et ses deux petites sœurs à Carleton-sur-Mer, en Gaspésie. La petite famille rentre d’une longue randonnée, mais, visiblement, cela n’a pas suffi à l’ado et au père, qui, un peu plus tard, partent faire un « petit tour » de vélo de montagne : escalader le mont Saint-Joseph à la force du jarret, soit six kilomètres d’une montée très pentue ! Pierre roule à fond, sans se préoccuper d’Alex… jusqu’à ce qu’il se rende compte que son fils n’a aucune peine à le suivre.
« Il n’était même pas essoufflé ! » se rappelle Pierre qui, au sommet, tandis que tous deux contemplaient la vue en silence, avait éprouvé un merveilleux sentiment de fierté. Une fierté décuplée aujourd’hui qu’Alex a atteint le toit du monde.