C’est soir de conférence au bistro Plongée Alpha, à Grande-Entrée, aux îles de la Madeleine. Une cinquantaine de touristes et d’habitants ont envahi le minuscule établissement transformé en salle de cinéma pour voir les merveilles du monde sous-marin qu’a filmées le propriétaire des lieux Mario Cyr, l’un des plus grands spécialistes mondiaux de la prise de vue et des explorations océaniques.
Si, au Québec, peu de gens le connaissent, dans le monde du cinéma, c’est un plongeur très recherché, le spécialiste des descentes en eaux froides, un maître.
En nomination aux Emmy Awards pour le film Ice Bear et lauréat de la Palme d’Or à Antibes pour le film Toothed Titans, Mario Cyr compte plus de 12 000 plongées à son actif et est l’un des premiers à avoir filmé de près des morses et des ours polaires sous les glaces. «Je refuse d’utiliser les zooms, explique-t-il. Je veux toujours m’approcher de plus près pour faire des gros plans.»
Les créatures des profondeurs semblent trouver plaisir à faire la belle devant son objectif et, grâce à lui, nous découvrons des êtres qui semblent sortis tout droit d’un film de science-fiction: cténophores transparents et lumineux qui se déplacent en ondulant leurs cils ou méduses géantes parées de voiles diaphanes dignes des plus grands créateurs de mode.
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Repousser ses limites
Le succès spectaculaire de ses images témoigne de son savoir-faire, qu’il s’agisse des séquences exclusives qu’il a filmées pour le National Geographic, des grandes expéditions du Sedna IV, des séries animalières réalisées pour le canal Discovery, ou de films comme Océans – sur lequel il a travaillé deux ans.
De l’Antarctique à l’Arctique, il a participé aux plus grandes aventures sous-marines des dernières années. La SRC, la BBC, Discovery Channel, France 2, TF1, l’équipe Cousteau et le National Geographic s’arrachent ses images inédites qui font le tour du monde. La seule expédition de 430 jours du Sedna IV en Antarctique, dirigée par le biologiste québécois Jean Lemire et où Mario Cyr agissait comme maître d’équipage et caméraman sous-marin, a été suivie en ligne par plus de 750 000 visiteurs curieux de vivre des sensations jusqu’alors connues de quelques rares plongeurs.
Serge Boudreau a travaillé pendant cinq ans avec Mario sur le Sedna IV à titre d’assistant caméraman plongeur. «Il était le professeur et moi, le novice. Sous l’eau, nous devions nous comprendre sans paroles: lors d’une plongée, on a réussi à prendre des photos et des séquences vidéo d’un phoque léopard. Après 40 minutes, on l’a senti excité, on s’est regardé et d’un commun accord, on a décidé de remonter, raconte-t-il. Mario est un fonceur doté d’une très grande rigueur, mais il repousse toujours les limites. En plus de ses capacités de plongeur, la prise d’images est une de ses grandes forces. Il est l’un des premiers à avoir capté des images intimes de morses; il a même filmé une séquence d’allaitement.»
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Une vocation née aux îles de la Madeleine
«Mon enfance s’est passé les pieds dans l’eau», raconte Mario, né face à la mer. «Notre maison était située près de la pointe de la Grande-Entrée, avec la mer au nord, à l’ouest et au sud. À l’est, il y avait les plages, mais je leur préférais déjà la mer.»
Un jour, il accompagne, au large de la Bluff, l’une des plus belles plages des îles, Farley Mowat qui possédait une maison à proximité. Le célèbre écrivain canadien-anglais avait décidé de plonger pour écrire un roman d’aventures sur les phoques et les baleines au fond de l’eau, sur des ardoises. En revenant vers la plage, Mario demande au romancier de lui prêter son masque pour pouvoir observer à son tour cet univers étrange… Il avait une dizaine d’années. Un plongeur était né.
Ce n’est toutefois qu’en 1984 qu’il découvre ce qui deviendra sa passion et son métier. Il sert de guide à une compagnie californienne venue aux îles pour filmer les blanchons, mais leurs excellents plongeurs doivent déclarer forfait après 10 ou 15 minutes en eau glacée. «Je leur ai demandé comment fonctionnait leur matériel pour tenter de sauver le tournage.»
Suivront des cours de perfectionnement en France, aux États-Unis, aux Escoumins, au Québec, puis une trentaine d’années pendant lesquelles les tournages se succèdent. Son talent lui permet d’accumuler une feuille de route impressionnante: plus de 130 œuvres cinématographiques dans 55 pays. «Il y a très peu de plongeurs d’expérience en eaux froides. La plupart sont habitués aux eaux chaudes des Tropiques ou de l’océan Indien. En Arctique, ils ne tiennent guère plus d’une heure. Avec mon expérience et mon habitude de l’eau froide, je peux plonger jusqu’à huit heures par jour.»
Adam Raveth, un des rares cinéastes documentaristes à avoir filmé sous la calotte polaire de l’Arctique, travaille avec Mario depuis 1988. «Il était mon guide lors de mon tout premier tournage sous la glace. Il m’a montré comment survivre dans un des lieux les plus inhospitaliers de la planète, dit-il. Au cours des années 1990 et 2000, Mario et moi avons travaillé ensemble, filmant côte à côte quelques-unes des plus formidables créatures de notre planète et réussissant ainsi plusieurs clichés uniques de ces animaux dans leur milieu naturel. Mario est tout simplement le Iceman le plus tenace que je connaisse.»
Des rencontres qui ne sont pas de tout repos: ours polaires, morses, requins blancs, phoques-léopards, bélugas, baleines, narvals… Mario Cyr a établi une complicité avec la faune sous-marine. «Je filme avec les animaux. J’ai développé ma méthode et je suis sûr qu’ils m’entendent. Je leur parle, je les rassure, je m’approche lentement et j’observe le moindre mouvement, frisson, avertissement.» Ce fut également le cas pour Robert Franklin Leslie dont la rencontre avec un ours noir en Colombie-Britannique est restée inoubliable.
Spécialiste du comportement animal
Au fil des ans, il a développé une bonne connaissance du comportement animal. Le morse peut être très dangereux, surtout entouré de petits. «Si vous êtes devant un tel troupeau, bonne chance!
Je cherche alors une roche qui pourra me protéger et je me recroqueville quand le troupeau avance. Il faut des années d’entraînement pour en arriver à ces réflexes-là.»
À force d’étudier l’ours polaire, Mario Cyr et ses collègues ont constaté qu’il est beaucoup plus à l’aise pour chasser le phoque sur la banquise. Sous l’eau, il ne s’en préoccupe même pas. «J’ai pensé qu’en me faisant passer pour un phoque, je pourrais m’en approcher. Pour y arriver, j’ai appris à jouer à cache-cache avec l’animal et à garnir de plomb ma ceinture pour descendre à la vitesse grand V, au cas… Peu à peu, je me suis rapproché, et j’ai fini par nager à ses côtés», raconte le plongeur, précisant qu’il faut bien sûr être toujours aux aguets. «J’ai déjà eu une épaule disloquée par un morse. Des morsures de phoques aussi. Mais si on est à l’écoute, on pourra capter le signal clair que l’animal va toujours envoyer avant d’attaquer.»
Pourtant, à quelques reprises, il a non seulement eu le sentiment de vivre dangereusement, mais il a frôlé la mort de très près. «Il y a encore moins de 20 ans, on descendait dans des cages d’acier pour filmer les requins! Cette période est bien révolue et le cinéma animalier sous-marin a beaucoup évolué.»
Un jour, Mario Cyr, en descendant à 70 m sous la glace de l’Antarctique, avoue avoir éprouvé l’ivresse des profondeurs, en raison de l’azote contenu dans les bonbonnes. «Entre nous, on appelle ça l’effet martini. À plus de 30 m, cela équivaut à un martini; à près de 40 m, deux martinis; à 50 m, on ressent l’effet de trois et ainsi de suite.» Bien contrôlé, c’est extraordinaire. Mais la moindre erreur, le moindre bris d’équipement, c’est la mort! «Lorsqu’on descend à des profondeurs de 110 m, on a souvent jusqu’à cinq bouteilles autour du corps. Si tu ne fais pas les bons mélanges d’oxygène et d’azote dans chacune, si tu ne respectes pas les paliers de décompression, tu peux facilement t’intoxiquer et c’est la fin de l’aventure», commente sobrement Mario Cyr.
Le temps passé sous l’eau file à vive allure, mais il faut beaucoup de patience pour accepter de vivre quelques semaines dans des camps souvent précaires pour un seul plan. «Il m’est arrivé d’attendre jusqu’à trois semaines pour prendre une seule image. D’autres lieux sont si grouillants de vie que je ne sais plus où fixer l’objectif de ma caméra.» On lui demande parfois des choses impossibles, comme suivre un troupeau de bélugas puis, dans le même plan, tourner la caméra vers un narval!
«C’est irréaliste parce que toutes les espèces définissent entre elles des territoires précis qui se mélangent très peu.»
Il a dû un jour filmer sous l’eau un orignal en train de manger. L’orignal est un animal très farouche et il fallait compter avec les bulles provoquées par la bonbonne d’air comprimé. «Après plusieurs tentatives, j’ai choisi de prendre la forme d’un tronc couvert de feuilles. L’animal a été parfaitement filmé – après trois semaines d’observation – puis s’est approché et a commencé à brouter les fausses feuilles de mon camouflage!»
Un autre défi consiste à faire entrer ces énormes bêtes dans l’image. «En nageant dans le sillage d’une baleine bleue durant cinq heures, je me suis déjà demandé sous quel angle la cadrer. Il s’agit quand même du plus gros animal de la planète!» Voici quels sont les plus gros animaux et espèces vivantes au monde.
1 million de dollars d’équipement en main
Mario Cyr tourne parfois en Imax 3D, une caméra qui peut coûter près d’un million de dollars. Une équipe de tournage typique en Arctique compte 10 ou 12 membres, dont six Inuits. «Ils savent tout, par exemple que la tempête approche et qu’il faut déplacer le campement. On ne discute pas parce qu’ils ont souvent raison et que leurs décisions nous ont déjà sauvé la vie. Ils ont accumulé des connaissances ancestrales.»
La captation d’images s’accomplit avec une caméra d’au moins 40 kg, en plus de l’équipement de 50 kg que porte le plongeur. «Tu remontes dans le zodiac épuisé en ayant l’impression de peser 800 livres. Mais quel buzz!» Sauf quand ça tourne mal, un accident est si vite arrivé: Mario a déjà été déclaré cliniquement mort par noyade.
Malheureusement, les histoires ne finissent pas toujours bien: cet homme a perdu la vie en voulant sauver les baleines.
Mort par noyade
C’était le 25 mai 2008 près de Grise Fiord, dans l’Arctique canadien, lors du tournage du film Océans des réalisateurs Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, pour Disneynature.
Mario en était à sa cinquième plongée de la journée. Il filmait des bélugas en utilisant un système à circuit fermé appelé recycleur qui permet de rester plus longtemps sous l’eau et d’approcher les animaux de plus près, car il est plus silencieux que les systèmes traditionnels. Jugeant sa récolte d’images de la journée insuffisante, il avait demandé à son assistant et plongeur de sécurité Patrice Pain de rester sur la glace, prêt à intervenir, car il voulait être seul pour être plus discret. «Sous l’eau, près de la banquise et des bélugas, je m’apprêtais à régler l’objectif de ma caméra quand je me suis senti plonger à la renverse, tout en ressentant un grand coup de chaleur. Puis, plus rien… Je venais de m’intoxiquer avec ma propre respiration. Une des valves du recycleur n’avait pas fonctionné. Selon Patrice, je suis remonté à la surface les fesses en premier, le détendeur hors de la bouche et les mains crispées sur la caméra.»
L’intervention de Patrice Pain l’a sauvé. Il l’a sorti de l’eau, lui a administré la réanimation cardiorespiratoire malgré l’absence de pouls et a contacté la base où se trouvait le Dr Marc Pronovost.
«Marc et Patrice m’ont maintenu en vie grâce à de l’oxygène pur.» Évacué par avion, il est pris en charge aux soins intensifs de l’hôpital d’Iqaluit. «Mes poumons étaient remplis d’eau à 80%. La plupart des plongeurs en seraient morts. Ce n’était pas mon heure!» Trois jours plus tard, il était transféré à l’Hôtel-Dieu de Lévis où l’équipe du Dr Buteau allait prendre le relais. «J’avais l’impression de peser 400 kilos. Chaque geste était difficile et j’ai vraiment cru que je ne plongerais jamais plus.»
Il affirme avoir été témoin de sa réanimation: «Je voyais Patrice et Marc effectuer tous leurs gestes sur mon corps inanimé. Je planais au-dessus dans un calme absolu et je les suppliais de me laisser tranquille tellement je me sentais bien. Patrice, sentant qu’il allait me perdre, m’a giflé et m’a dit que je ne pouvais pas abandonner mes trois filles alors âgées de 19, 20 et 23 ans et dont une venait de perdre son ami dans un accident. Cela m’a bouleversé et je suis revenu dans mon corps. J’aimerais leur dire que ce sont mes trois filles qui m’ont sorti de la mort.»
Après trois mois de convalescence, Mario a pu replonger, mais avec le sentiment d’avoir vécu de l’autre côté. «La mort ne m’effraie plus», dit-il.
Des images pour montrer la beauté et la fragilité du monde
Que ce soit à titre de chef d’expédition, caméraman ou photographe sous-marin, Mario Cyr permet à des millions de personnes de découvrir la faune et la flore des mers du monde, mais ce qu’il préfère, ce sont les glaciers de l’Arctique. Il y est retourné 32 fois depuis 1991. «Il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir.»
Membre de l’équipe française ayant tourné le documentaire Arctique destiné à la Conférence de Paris sur le climat 2015 (COP 21), Mario Cyr s’inquiète de l’état actuel de la planète: «Les océans sont de plus en plus acides en raison des émissions de dioxyde de carbone, sans mentionner ce qu’on appelle les “continents de plastique”. Ce sont d’énormes problèmes, déplore-t-il. Avec les changements climatiques, on assiste à des déplacements massifs d’espèces dans les océans avec pour conséquence que certaines, par exemple les méduses, vont proliférer et d’autres disparaître. Tout est en bouleversement, tout est en train de changer.»
Mais pas question de ralentir: il revient à peine du Honduras, avec The Explorer Network, pour une étude de trois îles côtières particulièrement fragiles. Il se prépare maintenant à une expédition pour le National Geographic dans le golfe du Saint-Laurent, à la poursuite des phoques du Groenland. Plus tard, il se rendra au Kamchatka pour filmer les ours polaires russes, en Australie pour une étude de la grande barrière de corail et finalement en Inde, pour étudier les éléphants lors de leur traversée des rivières.
Un père modèle
Concilier de tels horaires avec une vie de famille n’a certes pas toujours été facile. Sa fille Marie-Ève avait 18 ans lors du dernier voyage de Mario à bord du Sedna IV. «Mes sœurs et moi avons vécu différemment les absences de notre père. Elles nous ont bien sûr affectées. Mais il y avait aussi un côté très positif: il est rare d’avoir un papa avec autant de cran que le nôtre. C’était un excellent modèle. Et comme il était loin, quand il nous parlait, c’était pour nous dire qu’il nous aimait», confie-t-elle, ajoutant que son grand-père paternel et son oncle Normand Déraspe ont grandement soutenu la famille. «Ma mère l’a toujours encouragé et ça mettait un baume sur tout. Souvent, les gens me disaient, “ton père est extraordinaire”, mais ma mère était mon idole. Elle tenait le fort.
Mon père n’aurait jamais pu avoir une famille et faire ce métier si elle n’avait pas été là.»
Avec les années, la petite fille devenue adulte a compris le choix de carrière hors de l’ordinaire de son père. «Pour lui, aller ailleurs, être seul et se dépasser est vraiment un besoin. On ne peut pas l’enfermer. C’est sa passion.»
Nancy Chiasson, qui elle aussi travaille dans le cinéma, partage la vie de Mario depuis cinq ans et demi. «Quand il est ici, on fait le ménage et l’épicerie ensemble, mais après un temps, je sais que la mer lui manque. Il a besoin de bouger, de sortir du quotidien, même s’il prend beaucoup de plaisir à préparer ses expéditions, dit-elle avec tendresse. La définition d’homme prend tout son sens avec des gens comme Mario. Je ne suis pas nerveuse et ne vit pas dans la peur. Mais quand il part, je lui demande seulement de m’envoyer un petit texto chaque soir, simplement pour savoir que tout va bien. Et quand il revient, c’est toujours la fête.»
À 56 ans, Mario Cyr est-il devenu plus sage? «Je connais ma condition physique et j’ai confiance en moi. Ma religion, c’est la mer. Je ne m’en éloigne jamais longtemps. Quand ça arrive, le souffle me manque!»
Il y a des professions qui ne sont pas communes! C’est également le cas pour ce médecin légiste pour mammifères marins.
Cet article provient des archives de Sélection du Reader’s Digest de 2016.