Je m’appelle Jim. J’ai passé l’essentiel de ma vie adulte à rouler des gens et à leur soutirer des fortunes. Pendant 10 ans, j’ai participé à une trentaine d’opérations frauduleuses et j’ai vendu de tout, depuis les pièces d’or aux résidences en multipropriété, des concessions pétrolières et gazières à n’importe quelle « occasion » d’affaires. Ces escroqueries ont rapporté des millions de dollars, mais jamais on ne m’a attrapé. Jusqu’au 30 septembre 2004.
Ce jour-là, 40 agents du FBI et des inspecteurs des postes, munis d’écussons d’or et d’armes à feu, ont fait irruption dans nos bureaux du boulevard Biscayne à Miami. Nous occupions deux étages d’un immeuble très banal. L’édifice abritait d’autres entreprises frauduleuses pour lesquelles j’avais déjà travaillé mais, de l’extérieur, personne ne pouvait se douter de quoi que ce soit. |
« Raccrochez vos téléphones, a hurlé un agent, la partie est terminée. »
À mon bureau, on vendait l’idée d’installer des terminaux internet dans des lieux publics. Nous avions lancé une campagne publicitaire à la télé prétendant que les investisseurs pouvaient gagner des milliers de dollars grâce à ces ordinateurs en service dans les aérogares et les centres commerciaux. Contre une modique somme, les passants allaient pouvoir consulter ces terminaux pour lire leurs courriels et naviguer sur le web. Au -début des années 2000, c’était une idée neuve à grand potentiel. On disait aux gens qu’ils gagneraient chaque année de 30 000 $ à 35 000 $ par terminal. C’était absurde, jamais de tels terminaux n’ont engendré des revenus de cet ordre. Nos marges bénéficiaires étaient inouïes. En huit mois, on a volé 17 millions de dollars à 700 investisseurs. Quand la police a débarqué, une centaine d’employés travaillaient dans l’immeuble, y compris des secrétaires et des commis ignorant que nos activités étaient malhonnêtes.
Les agents ont rassemblé tout le monde dans une grande salle qu’on nommait le « Pit » et où, quelques minutes plus tôt, des douzaines de vendeurs répétaient leur boniment téléphonique. Ensuite, on a appelé chaque employé par son nom pour lui remettre une lettre dans laquelle il était désigné comme fraudeur, simple témoin, ou autre. Lorsqu’on a cité le mien, le silence s’est fait. J’étais le directeur, on se demandait donc comment j’allais réagir. Je me suis avancé et mon téléphone portable s’est mis à sonner, laissant entendre le thème musical du film Le parrain (ma nouvelle sonnerie). Tous ont pouffé de rire.
Immédiatement, un inspecteur des postes m’a entraîné dans une pièce voisine et m’a lancé : « Une journée merdique ? Elle va l’être jusqu’au bout, crois-moi. » Ma dernière arnaque prenait fin. La police a jeté 12 gars en prison. J’y ai passé 37 mois, j’aurais probablement dû y rester plus longtemps.
Vous pensez sans doute que ces arnaqueurs qui promettent de vous enrichir rapidement sont tellement grotesques qu’ils ne vous embobineront jamais. Quand quelqu’un me dit que seuls les idiots tombent dans le panneau, j’ai envie de noter son -numéro de téléphone. La seule chose qui me retient est que je ne perds pas de temps avec des sots, car ils n’ont jamais 50 000 $ à me filer. Vous seriez surpris de connaître le nombre de médecins, d’avocats, d’ingénieurs et de professeurs d’université que j’ai roulés. La morale de l’histoire se résume à ceci : la fraude est un crime capable de tromper n’importe qui, pour peu que l’escroc soit habile et les circonstances favorables.
Ne vous y trompez pas, au téléphone je suis un homme dangereux. Si je décide d’avoir des pratiques frauduleuses, rien ne m’arrêtera pour vous soutirer le plus d’argent possible. Point. Et le monde est peuplé d’hommes aussi redoutables que moi.
J’étais ce qu’on appelle un boucleur, celui qui clôt la transaction et empoche le fric. Je vais expliquer comment je procédais afin que vous puissiez reconnaître mes méthodes et les éviter. Je vide mon sac parce que je ne joue plus aujourd’hui mais, si j’étais encore dans la combine, je répéterais : « Vous et moi, on va se faire un tas d’argent ensemble. »
Arnaqueur né
J’ai appris très jeune. J’avais le don de baratiner les autres. Comme j’ai passé mon enfance à Brooklyn dans les -années 1970, mes copains me surnommaient Fonzie : « Eh, Fonzie, avec un bagout comme le tien, tu finiras par gagner un million de dollars. »
Cinq cents familles logeaient dans la même rue que mes parents, de sorte que je pouvais manipuler un grand nombre d’adultes. On développe le talent qui nous profite. J’ai appris à émouvoir, à intimider, à apitoyer. Je trouvais toujours les mots pour manipuler mes trois sœurs aînées, ou convaincre la voisine de m’offrir une seconde glace. Plus je grandissais, plus je m’améliorais.
En 1995, j’ai eu la chance d’utiliser mes dons de persuasion au travail. J’ai été engagé par une firme en Floride vendant des machines distributrices de cartes téléphoniques prépayées. Au début, je pensais avoir décroché un véritable emploi. Mais nombre de clients appelaient pour se plaindre que leurs cartes ne fonctionnaient pas. En vérité, tous les clients se plaignaient. Croyez-le ou non, j’ai pensé longtemps que toutes les entreprises agissaient ainsi. Peu à peu, je me suis rendu compte que c’était la face -cachée du commerce américain. Mais j’avais alors déjà découvert mon propre côté sordide : la toxicomanie.
J’ai pris de l’héroïne pour la première fois à 22 ans et j’en suis devenu dépendant tout de suite. Durant les 15 années suivantes, j’ai fait la navette entre les centres de désintox et les -bureaux de vente sous pression. La dépendance a développé en moi deux caractéristiques qui font un excellent boucleur : égoïsme et cupidité. Quand on est accro et en manque, on ferait tout pour obtenir une dose.
C’est sans doute pourquoi la plupart des entreprises frauduleuses au sud de la Floride recrutent leurs vendeurs chez les toxicomanes anonymes du quartier où elles se trouvent. Qui embobine et manipule mieux qu’un toxicomane ? Personne. Qui a plus besoin d’argent qu’un drogué ? Personne.
Ainsi, la drogue et l’expérience acquise au téléphone faisaient de moi un vendeur génial. J’étais un arnaqueur né venu de New York et un toxicomane. Donc, toutes les entreprises frauduleuses voulaient m’engager.
Créer son personnage
C’était la règle no 1. Frauder relève de la comédie. On joue un rôle qui permet d’avoir l’air sûr de soi, rassurant et prospère, même si on ne l’est pas.
J’ai formé des centaines de vendeurs débutant au sein de firmes véreuses. Je conseillais à chacun de s’imaginer dans les bottes d’un patron assis dans un grand bureau, derrière un secrétaire en acajou, avec une photo de famille à sa portée. Ballon et maillots autographiés accrochés au mur, à côté de récompenses et de photos en compagnie d’acteurs célèbres. Car tout le monde veut discuter avec ces gros bonnets-là. Mon objectif était de raffermir l’assurance des vendeurs, afin qu’au moment de réclamer l’argent ils n’aient pas le moindre doute, pas la moindre hésitation, et aucune crainte d’affirmer que le bien-être du client, celui de sa famille et son avenir dépendaient entièrement de cette transaction.
Grâce au personnage qu’ils interprètent, les toxicomanes en manque parviennent à convaincre des gens d’affaires expérimentés de leur signer de gros chèques sans lire les clauses du contrat. Les clients voient en vous un être charmant, attachant et fiable. Au fond, vous êtes un prédateur. Il n’y a pas de place pour les scrupules dans ce métier-là.
L’entreprise doit elle aussi soigner son image de marque et inspirer confiance. On réalisait des publicités pour la télévision et des comédiens connus livraient le message. Dans le cas des terminaux internet, par exemple, nous avons fait appel à Adam West, qui incarnait Batman dans la série télévisée des années 1960. Le jour où l’annonce fut diffusée la première fois, nous avons reçu 10 000 appels.
J’estime qu’en voyant Adam West vanter nos services à la télé – ou -Ernest Borgnine, qu’on a recruté aussi -, les gens pensent que ces acteurs nous soutiennent. Ils doivent être fiables, car ils ne chercheraient certainement pas à vendre des salades. Mais les contrats que signent les acteurs stipulent généralement qu’on ne peut les tenir responsables de la véracité du scénario. L’acteur ne se doute pas que des clients se feront rouler ; parfois, il ne connaît même pas l’entreprise qui l’emploie. Il se présente, lit le topo, puis s’en va.
La corde sensible
Rappelez-vous quand vous êtes tombé amoureux la première fois, et le jour où un chauffard vous a doublé brusquement sur l’autoroute. Aviez-vous l’esprit clair ? Probablement pas. Vous étiez énervé. Ceux qui pensent qu’on ne les roulera jamais oublient que leur intelligence n’entre pas ici en ligne de compte. Tout repose sur la maîtrise de ses sentiments. Comme la plupart d’entre nous, les victimes de fraudes cherchent à combler des besoins émotifs. Or, quand ils tombent dans le panneau, ils sont incapables de faire abstraction de ces besoins.
Le boucleur chevronné que j’étais cherchait d’abord à mettre le client en « état d’apesanteur », c’est-à-dire dans un état confus où ses sentiments le dominent au point qu’il confond l’envers et l’endroit. Lorsque j’y parvenais, son -intelligence ne lui était plus d’aucune utilité. La confusion l’emportait sur elle à tous les coups. Or, il y a deux excellentes façons de placer le client dans cet état : chatouiller ses attentes et réveiller sa cupidité.
Pour connaître ses besoins émotifs, je lui posais des questions d’ordre personnel. Ensuite, j’augmentais la pression en m’attardant sur le sujet. « Quoi ? Vous avez perdu votre -emploi ? Ça ne doit pas être facile. » Ou encore : « Vos enfants entrent à l’université ? Vous devez avoir du mal à joindre les deux bouts ? » Une fois sur ce terrain, le client ne se demande plus si mes services sont bidon. Il pense que j’apporte une solution à ses problèmes.
On parvient à conclure la transaction, ou à donner le coup de grâce comme on dit, en mettant l’émotion à nu. Cela n’a rien de rationnel. Si le client était logique, il répondait : « Non, je garde mes économies durement acquises, je ne vous connais même pas. » Dans tous les cas, si mes clients avaient réfléchi logiquement, ils auraient tourné les talons.
L’autre moyen de les propulser en état d’apesanteur est la simple cupidité. Je promettais aux gens qu’ils allaient gagner une fortune.
Le pigeon idéal
On me demande souvent comment je pouvais m’en prendre aux personnes âgées. Simplement parce que les fraudeurs cherchent ceux qui possèdent de l’argent et nombre de retraités sont riches. C’est la règle de Willie Sutton : il pillait des banques parce que le fric s’y trouvait.
Il y a une autre raison. J’estime qu’il est plus simple de rouler un retraité parce que ses peurs et ses insatisfactions sont plus facilement identifiables. Les gens âgés n’hésitent pas à vous dire que leurs enfants et leurs petits-enfants leur tiennent à cœur. Ils parlent franchement de leurs inquiétudes relatives aux fluctuations du marché et de leur crainte que leurs revenus soient insuffisants. Ces craintes-là les préoccupent ;
or, chacune d’elles me fournit des munitions.
Souvent, je conseillais aux gens d’investir dans des concessions pétrolières et gazières bidon, d’acheter des pièces d’or ou des biens sans grand rendement. Pour ce genre d’investissements, le pigeon idéal est presque toujours un homme. Pourquoi un homme ? Parce que les hommes montent plus facilement sur leurs grands chevaux que les femmes. Ils plastronnent. Leur ego est considérable. Or, à la base d’un ego démesuré il y a de l’émotion, de l’insécurité et un sentiment d’infériorité.
Les gens qui cèdent à leurs émotions se font berner plus souvent et plus vite. Quand je ne parvenais pas à émouvoir un client, je renonçais. S’il me posait des questions, s’il voulait y réfléchir ou parler à un avocat, je raccrochais. Les pigeons ne posent pas de questions. Ils répondent aux vôtres. Ils ne lisent pas les contrats, ils attendent que vous les leur expliquiez. Enfin, ils ne se demandent pas si -votre offre est une arnaque, ils veulent -savoir comment elle leur rapportera du fric. Les pigeons souhaitent que vous les mettiez assez en confiance pour vous signer un chèque.
Les fraudes à redouter
Si je faisais encore ce métier, je m’intéresserais aux hypothèques inversées et aux métaux précieux. La fraude sur les valeurs immobilières est plus -séduisante de nos jours, car nombre de retraités ont déjà payé leur maison. Cette dernière équivaut à un compte bancaire bien rempli. Mettons qu’elle vaudrait 300 000 $, eh bien c’est comme si cet argent attendait que je m’en empare. De nombreux annonceurs à la télé, ou par correspondance, expliquent comment la maison que vous habitez peut vous rapporter de l’argent. Certains sont honnêtes, plusieurs ne le sont pas.
Un jour, ma mère m’a demandé comment ses amis devaient s’y prendre pour ne pas tomber dans le panneau. Je lui ai dit deux choses. D’abord, si un vendeur leur propose une affaire, ils doivent se demander ce que lui y gagnera. Une entourloupe fréquente consiste à convaincre les gens de faire un emprunt sur leur résidence, puis à investir cet argent dans une rente à long terme, ou dans quelque autre placement permettant au vendeur d’empocher un énorme pourcentage. Ce n’est pas toujours une escroquerie, mais ce peut être beaucoup plus avantageux pour le vendeur que pour vous. Ensuite, j’ai conseillé à ma mère de ne jamais signer un contrat touchant à sa maison avant que son avocat, une personne qu’elle aura choisie – mais non pas recommandée par le vendeur -, ait lu les clauses en petits caractères.
Dans le cas de fraudes sur les -métaux précieux, les arnaqueurs vendent des pièces d’or, par exemple, en faisant des bénéfices de 300 % à 500 %. Ainsi, un client peut verser 25 000 $ pour une poignée de pièces qu’on lui enverra. Mais il apprendra des années plus tard, en les présentant à un marchand de pièces de monnaie, qu’elles ne valent que
2 000 $ ou 3 000 $. Il y a beaucoup de transactions frauduleuses dans ce domaine, car le marché des pièces n’est assujetti à aucune régulation, ou peu s’en faut. De plus, comme on expédie les pièces au client, il découvre qu’on l’a floué des années après la transaction. L’économie étant mal en point, ce genre d’escroquerie est aujourd’hui largement répandue.
Quitter le jeu pour de bon
Pendant ces années où je volais, je savais que c’était illégal. Mais je -gagnais tant d’argent que je m’en fichais. Jusqu’à ce que les agents fassent -irruption dans nos bureaux de Miami. Ce jour-là, j’ai vraiment compris que c’était criminel. J’ai plaidé coupable, on m’a emprisonné. J’ai eu le temps de réfléchir à ce que j’avais fait. Une fois libre, j’ai promis à ma mère de ne plus récidiver. Ce n’était pas facile. La première année, on m’appelait presque tous les jours afin que je boucle la dernière arnaque en vogue. J’ai changé de numéro de téléphone pour n’être plus tenté de replonger.
En 2009, j’ai prononcé une allocution à Washington lors d’un colloque sur la prévention des fraudes, organisé par la Commission fédérale du commerce. Depuis, je travaille à -empêcher les escroqueries. J’ai donné quelques entrevues télévisées, j’ai même aidé les chasseurs d’escrocs à la centrale téléphonique de l’Association américaine des retraités (AARP).
Aujourd’hui, à 45 ans, je vis chez mes parents, car je dois presque un million de dollars au gouvernement fédéral, que je ne pourrai jamais rembourser. La consommation de tabac et d’héroïne m’a rendu malade. Je souffre d’emphysème et me déplace avec une bonbonne d’oxygène. Je -figure aussi sur une liste d’attente pour une double greffe pulmonaire, mais le temps passe et je n’en bénéficierai peut-être jamais. Comment écrit-on le mot karma ?
Parfois, on me demande si j’ai des remords. Je sais fort bien que mes agissements ont causé du tort à des innocents. Je pense à ceux que j’ai floués, je prie pour eux. Même si j’ai passé les quatre dernières années à aider les gens contre les criminels de ma trempe, je doute que ce soit suffisant.
En 2006, Jim a été reconnu coupable de complot visant à commettre des fraudes par correspondance. Doug Shadel est un enquêteur à la retraite, spécialiste des fraudes, qui travaillait pour l’État de Washington. Il est l’auteur d’un essai Outsmarting the Scam Artists : How to Protect Yourself from the Most Clever Cons (AARP/Wiley)