Une réorganisation chaotique
Au cours de la pandémie, d’un confinement à l’autre, j’ai eu du temps à ne plus savoir qu’en faire.
Les premières victimes de ce surcroît de disponibilité ont été les livres. J’ai commencé par l’époussetage et ça s’est transformé en réorganisation chaotique. J’ai vidé les rayons de tous les livres que j’ai empilés par terre dans la chambre.
Restait à déterminer un système de classement. L’ordre alphabétique m’a paru trop facile, vu le temps dont je disposais. Je me suis donc tourné vers le système géographique qui me permettrait de classer les livres par continent, d’abord, puis suivant la latitude.
Les livres de la tablette du haut seraient réservés aux auteurs qui vivent plus au nord, ça semblait plus sensé. De leur côté, les ouvrages d’un auteur, disons, crétois auraient droit au climat ensoleillé de celles du dessous.
Coordonnées géographiques à l’aide
Réorganiser sa bibliothèque est l’activité toute désignée lors d’un confinement, car pour chaque livre posé sur une étagère, il faut effectuer une profonde recherche préalable. Léon Tolstoï est-il plus près du pôle Nord, ou faut-il réserver la tablette supérieure au format poche élimé d’un roman du Suédois Stieg Larsson? Ajoutez-y Smilla et l’amour de la neige du Danois Peter Høeg et vous vous retrouvez rapidement au milieu des livres dans votre chambre, incapable de déterminer l’étape suivante.
J’ai conclu que le mieux était de classer les ouvrages en fonction du lieu de décès de l’auteur – la gare Astapovo en Russie pour Tolstoï, Stockholm pour Larsson, et pour Peter Høeg, eh bien… il n’est pas mort, mais Copenhague fera l’affaire.
Cela fait, on passe aux latitudes et on obtient: 53,2098°N pour Tolstoï, 59,3345°N pour Larsson et 55,6761°N pour Høeg. Et hop! après 10 bonnes minutes de recherche, vous êtes en mesure de poser le Larsson tout en haut, avec Høeg à sa droite, et enfin, Tolstoï.
Il y a maintenant trois livres sur l’étagère et il en reste 400 empilés dans la chambre. Bon. Craignant tout à coup l’effet de l’auto-isolement sur ma joie de vivre, je me résous à renoncer à la bibliothèque et à attaquer le classeur.
Prévisions budgétaires et méthodes
Je commence par sortir les dossiers de relevés de comptes et je plonge dans un abîme de désespoir en m’avisant que la banque ne m’a pas payé un sou d’intérêt depuis des années. Ça me fait bouillir de rage. Puis je sors les dossiers de l’assurance de la voiture qui, après 10 minutes de calculs, montrent que, si j’avais choisi dès 1983 la formule autogérée et mis l’argent économisé à la banque, je conduirais aujourd’hui une Maserati. J’ai aussi découvert trois cartes cadeaux périmées.
Le contenu du classeur se dispute maintenant avec les livres l’espace dans la chambre. C’est trop déprimant pour continuer. Je conviens de me replier dans la cuisine pour réorganiser les herbes et épices.
Je sors des tiroirs pots et enveloppes et je les empile sur la table. Soyons méthodique. On pourrait, par exemple, diviser les produits selon qu’ils sont «fréquemment utilisés» ou «rarement utilisés», ou encore selon qu’ils proviennent «d’Inde» ou «du Mexique», mais cela exigerait un vif débat avec ma femme, Jocasta, que je ne veux pas mêler à mon projet, elle qui est d’ailleurs déjà occupée à reclasser les DVD en fonction du mode de financement de la production.
Je retiens l’ordre alphabétique, que je dois ânonner en boucle pour chaque nom comme le ferait un gosse de six ans – le seul moyen de m’en souvenir. Et puis, zut!, c’est plus simple de tout laisser sur la table de la cuisine. Jocasta les classera quand elle en aura terminé avec les DVD.
Mais quoi garder?
Hélas!, après avoir abandonné trois tâches, je me sens désœuvré, mais je repère dans le garde-robe un carton marqué en grosses lettres: «MÉRITENT D’ÊTRE CONSERVÉS». Il n’a pas été ouvert depuis 20 ans.
Ça alors! Je plonge la main à l’intérieur et tombe sur une enveloppe bien lestée sur laquelle est écrit «Vieilles clés, utilité incertaine». Une autre enveloppe est, elle, remplie d’enveloppes: «Enveloppes de divers formats». Je trouve ensuite une petite boîte de crayons pas taillés: «Crayons à tailler». Je m’attends à tomber sur un bocal «Bouts de ficelle trop courts pour servir».
Un ramassis d’inutilités. C’est à se demander ce que le pauvre radin débile qui a utilisé une écriture qui ressemble fort à la mienne pouvait bien avoir dans la tête quand il a écrit: «MÉRITENT D’ÊTRE CONSERVÉS».
Un autre monde
Je renverse le contenu par terre, sur le petit bout de parquet qui n’est pas couvert de livres ou de dossiers à jeter. C’est alors que je trouve au fond du carton deux enveloppes «Dent pour la fée des dents». Chacune contient une dent minuscule qui a appartenu à nos fils désormais grands. J’ouvre les deux enveloppes et, les petites dents au creux de la main, je suis transporté ailleurs, dans un autre monde.
Tant mieux, parce que la maison est devenue un énorme fouillis.
Première publication dans le Sydney Morning Herald.
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