Préserver l’oiseau rare de Nouvelle-Zélande
Le bras droit enfoncé dans le terrier, Bridget Palmer fouille la cavité depuis un moment. Elle devrait déjà avoir trouvé le petit. Son collègue John Black, les bottes bien calées dans la pente pour éviter de glisser dans la boue, a vainement fouillé le terrier plus tôt. Les deux bénévoles du Whakatane Kiwi Trust dans l’île du Nord de la Nouvelle-Zélande sont, avec quatre autres collègues, les seuls de l’organisme à avoir été formés pour manipuler des kiwis vivants. Mais ce matin, sous un ciel couvert de novembre 2018, il n’y a manifestement rien pour eux ici.
Ranger pour le ministère de la Conservation (DOC) de la Nouvelle-Zélande, Bridget Palmer, 44 ans, est en mission dans la réserve Ohope située dans la région de la baie de l’Abondance. Elle cherche des coquilles d’œufs, signes d’éclosion, et sort quantité de feuilles humides du nid. Elle trouve rapidement un bec, des plumes. Rien de réjouissant – Bridget a entre les doigts un cadavre d’oisillon.
«Mort pendant l’éclosion», murmure-t-elle.
Elle enterre l’oisillon. Après une incubation d’environ 85 jours, épuisé par l’effort, il sera resté coincé en essayant de s’extraire de la coquille, une opération qui prend de trois à cinq jours. Le petit a suffoqué avant de pouvoir se libérer. Son frère, Kikorangi, né deux semaines plus tôt, et Pea, le père, qui est équipé d’un émetteur, ont abandonné le nid, sans doute gênés par l’odeur. Bridget espère voir Pea revenir s’y installer. (La femelle kiwi pond les œufs, mais c’est le mâle qui les couve pendant trois mois.) Enfoncé à 50 cm sous des racines robustes, c’est un emplacement idéal pour un nid.
Ohope est l’une des dernières forêts de pohutukawas, un arbre persistant en forme de dôme jadis prisé pour la construction navale. Ses fleurs rouges lui valent le surnom d’«arbre de Noël». La réserve abrite aussi de nombreux oiseaux, comme le tui, un méliphage au plumage sombre décoré de deux touffes de plumes blanches sur la gorge; le mélodieux korimako, ou méliphage carillonneur; et le piwakawaka, ou rhipidure à collier, qui déploie sa queue en éventail pour changer de direction. Les Néo-Zélandais sont fiers de leurs oiseaux, mais ils apprécient particulièrement le kiwi.
«L’oisillon est comme une grosse balle de tennis duveteuse», dit Bridget. John Black le décrit plutôt comme une «adorable boule sur pattes». Le kiwi est l’emblème le plus célèbre du pays – que le Hobbit n’a pas détrôné. Mais il est en danger.
Heureusement, certaines espèces menacées arrivent à échapper à l’extinction.
Le kiwi est menacé d’extinction
Le taux d’extinction des oiseaux est élevé en Nouvelle-Zélande. Suivant le DOC, 34% des oiseaux des prairies et d’eau douce et 5% des oiseaux de mer ont disparu. Aujourd’hui, un tiers des espèces est menacé – la dernière étape avant qu’elles ne soient déclarées en voie de disparition. Parmi elles, le kiwi de Mantell de l’île du Nord. De la taille d’une poule, il forme la plus commune des cinq espèces de kiwis identifiées et celle qui vit le plus près des humains. Ses cousins sont également menacés de précarisation, notamment le rowi (le plus rare, qui vit essentiellement dans le sanctuaire pour kiwis Okarito dans l’île du Sud), le tokoeka (aussi appelé le kiwi austral et qui ressemble à son congénère du nord), le kiwi rao (grand et farouche, il préfère les montagnes) et le petit kiwi d’Owen (gris et tacheté, de la taille d’une poule naine).
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Un oiseau incapable de voler, et souvent sans défense
Ces oiseaux ont des plumes qui ressemblent à des cheveux, des moustaches comme les chats pour se repérer dans le noir et un sens de l’odorat très développé grâce à un long bec sensible percé de narines à son extrémité. En Nouvelle-Zélande où il n’existe pas d’autres mammifères terrestres indigènes hormis la chauve-souris, ces adorables créatures bizarres et maladroites sont ce qui se rapproche le plus du petit animal qu’on a envie de câliner. On en dénombre environ 68 000.
Au pays, plusieurs espèces à plumes ont évolué afin de pouvoir survivre au sol; les prédateurs venaient alors du ciel, comme l’aigle géant de Haast, aujourd’hui disparu.
Incapables de voler, les oiseaux comme les kiwis restent souvent sans défense face aux attaques des prédateurs terrestres. Le problème ne s’est pas posé avant la fin du XVIIIe siècle, quand pêcheurs et négociants européens se sont arrêtés dans les îles, environ 500 ans après que les Maoris de Polynésie s’y sont installés. Les Européens y ont amené les rongeurs ainsi que l’ennemi numéro un du kiwi, l’hermine, qui ressemble à la belette, introduite à la fin du XIXe siècle pour contrôler la nouvelle population déjà envahissante de lapins.
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Le kiwi de Mantell
Des cinq espèces de kiwis, c’est celui de Mantell qui disparaît le plus vite, essentiellement en raison de la déforestation. Si on ajoute l’hermine, les voitures, les chats et les chiens, les pièges à opossum, et le fait qu’un tiers des œufs sont infertiles ou n’éclosent jamais, seuls 5 oisillons sur 100 survivent pour atteindre un kilo, poids qui les met à l’abri des hermines. Si les humains ne le protègent pas, le kiwi de Mantell de l’île du Nord aura définitivement disparu dans 50 ans.
Ce constat a suffi pour que Bridget et John ainsi qu’un groupe de 130 bénévoles consacrent plus de 5000 heures par année au sauvetage du kiwi. Fondé en 2006, le Whakatane Kiwi Trust surveille et recense les oiseaux pour les besoins de la recherche, aide le DOC dans le contrôle des prédateurs et offre de l’information dans des établissements scolaires et au grand public. John Black, un programmeur informatique de 54 ans, a même créé une application permettant aux bénévoles de consigner tout ce qui concerne les kiwis.
Les chiffres
L’étude entreprise en 1999 par le DOC sur Ohope n’a alors répertorié que quatre couples de kiwis. Treize ans après la fondation du trust, on dénombrait plus de 300 oiseaux, notamment grâce à la suppression de plus de 13 000 prédateurs, dont plus de 1000 hermines et 300 belettes. Mais les pisteurs et les piégeurs doivent faire face à un prédateur qui réagit et se reproduit rapidement.
Entre juillet 2017 et juillet 2018, à Ohope, on a pu observer une famille d’hermines qui refusait de s’approcher d’un piège malgré le lapin salé très alléchant; la femelle apprenait à ses petits à éviter le piège et l’appât, et à tuer les petits kiwis. Les quatre oisillons de Pea étaient morts cette année-là, ce qui explique pourquoi des bénévoles ont investi plus de temps auprès de la nouvelle couvée.
Bridget a toujours eu un faible pour Pea – elle lui a donné le nom de sa mère – et, à titre de commanditaire, elle débourse 335$ par année pour l’émetteur qui permet de le suivre et dont la pile a une autonomie de 12 mois. Avec 22 adultes et 16 oisillons à traquer annuellement dans trois réserves, le trust attire des commanditaires en leur promettant une rencontre avec les oiseaux dans leur habitat naturel. (La plupart des Néo-Zélandais n’ont jamais aperçu leur emblème national nocturne.) Pea est un peu une célébrité locale: il est le premier oisillon à avoir éclos et grandi à l’état sauvage dans le cadre du projet Whakatane Kiwi.
Le kiwi aurait pu faire partie de ces animaux rares parmi les espèces menacées.
La captivité pour la survie de l’espèce
Avant 2011, année de naissance de Pea, le trust travaillait avec Operation Nest Egg (ONE), une initiative réunissant le DOC, des organismes locaux voués à la conservation, des Maoris, des chercheurs et des centres d’élevage. Les œufs de kiwis et les oisillons étaient prélevés des terriers par le ONE et élevés en captivité jusqu’à ce qu’ils atteignent au moins un kilo, leurs chances de survie à une attaque d’hermine avant d’atteindre ce poids étant nulles. À environ six mois, ils étaient réinsérés dans leur ancien territoire.
Après avoir compté sur les services de ONE pendant plusieurs années, le projet Whakatane Kiwi a voulu aider les oiseaux in situ en surveillant les oisillons après l’éclosion. Certaines saisons ont été plus heureuses que d’autres. Bridget est déçue de voir que le deuxième oisillon de Pea n’a pas survécu à l’éclosion, mais préfère ça à la mort causée par une hermine. «C’est Dame Nature qui apprend», se console-t-elle.
Lieu différent, même objectif
Au Rainbow Springs Nature Park, l’environnement de travail est différent de celui du trust, mais l’objectif demeure le même: la survie du kiwi. La ville de Rotorua, dans l’arrière-pays, abrite le plus grand couvoir de kiwis du monde, le National Kiwi Hatchery Aotearoa. Emma Bean, 38 ans, en est la directrice de l’élevage. Avec ses sept employés, elle est responsable de l’éclosion et de la réinsertion d’une moyenne de 130 oisillons par année (le taux d’éclosion est de 95%).
Elle n’ignore pas que ce succès est un peu artificiel, mais tant que l’habitat des kiwis ne sera pas débarrassé des prédateurs, l’intervention humaine restera nécessaire. «Si des œufs arrivent à 3h du matin, nous sommes prêts à intervenir», explique-t-elle, ajoutant que, dès le cinquième jour après l’éclosion, les oisillons savent fouiller le sol avec leur long bec à la recherche d’insectes et sont prêts à découvrir le monde. Les kiwis de Mantell quittent souvent le nid de papa après une semaine, les autres espèces ont tendance à y traîner plus longtemps.
Bien qu’elle travaille au couvoir depuis plus de 10 ans, Emma est toujours aussi fascinée par son métier. «Les kiwis sont importants sur le plan biologique», insiste-t-elle.
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La particularité des kiwis
À la différence des autres oiseaux, ils ont deux ovaires, pas un. À 38°C, et non 40 ou 42, leur température corporelle est plus proche de celle des humains. Leurs os ne sont pas creux; ils contiennent de la moelle. Et ils peuvent vivre plus de 50 ans.
Les kiwis ont un cri distinctif – perçant pour le mâle, grinçant pour la femelle – qu’ils lancent après le coucher du soleil et répètent de 10 à 25 fois. «Il y a quelques années, après avoir réussi à percer sa coquille et encore mouillé, un oisillon a lancé un cri puissant, suivi de neuf autres, se souvient Emma. La plupart des kiwis sont trop épuisés après l’effort pour ce genre de chose. Mais celui-là hurlait: “Je suis là! Oui, j’ai besoin de votre aide, mais je ne vais pas disparaître. Écoutez mon cri.”»
Ces cris, on les entend à Zealandia. À Wellington, la capitale du pays, cet écosanctuaire a un objectif à très long terme: restaurer d’ici 500 ans les forêts de la vallée et les écosystèmes d’eau douce dans l’état où ils se trouvaient avant les premiers hommes. À seulement deux kilomètres du centre de la capitale, ce projet de conservation de 225 ha abrite 20 espèces animales réintroduites dans la vallée depuis la création de Zealandia en 1999. Certaines, comme le sphénodon – un reptile qui ressemble à un lézard, mais dont le plus proche parent est un animal ayant vécu à l’époque des dinosaures –, avaient disparu des îles du Nord et du Sud depuis plus d’un siècle. (De petites populations avaient survécu dans des îles au large de la côte.) Grâce à Zealandia, Wellington est l’une des rares villes au monde où la diversité des espèces endémiques d’oiseaux est en croissance plutôt qu’en diminution.
En une seule soirée, vous pourrez observer un trio de sphénodons; des wetas géants, un insecte végétarien de la taille d’une gerbille et qui ressemble à un grillon; des vers luisants lumineux recouvrant des parois rocheuses; et l’un des 40 oiseaux indigènes – à l’abri derrière une barrière longue de 8,6 km qui bloque le passage aux prédateurs mammifères. Mais rien ne fait plus de grabuge, au sens propre et au sens figuré, que le balourd kiwi d’Owen, à la poursuite duquel se lance dans les buissons un groupe de touristes brandissant des torches électriques.
Partez explorer la Nouvelle-Zélande, c’est l’un des voyages de rêve pour fuir l’hiver.
En route vers le nid
Bridget Palmer et John Black roulent à l’autre bout des 490 ha de la réserve Ohope, sortent du camion, sautent par-dessus un fossé boueux et s’enfoncent dans la forêt, en direction du nid de Pouraiti, un des deux protégés de John. En plus de parrainer cet oiseau, John a passé une bonne partie des nuits précédentes à essayer d’intercepter son petit. Le pistage est un jeu de patience et de chance. «Il vaut mieux attendre que papa soit sorti, conseille Bridget. Si on met la main dans le nid pendant la journée, on court le risque qu’il abandonne son deuxième œuf.»
Grâce à l’émetteur installé sur la patte de Pouraiti, John et Bridget savent combien de temps il passe dans et hors du nid et quand l’œuf est sur le point d’éclore, si ce n’est déjà fait. Le mirage effectué cinq jours plus tôt – sorte d’échographie réalisée en braquant une lampe de poche sur le haut de la coquille – réduit le risque que représente leur intervention. Ils entrent.
Soulagés de trouver le poussin duveteux âgé d’à peine un jour, Bridget et John échangent un sourire. John soulève le bord de la manche de son blouson pour inviter le nouveau-né glapissant à plonger dans le noir. Pendant qu’il retient les serres déjà redoutables de l’oisillon, Bridget le taquine parce qu’il a perdu la trace de bébé numéro un, trop petit pour porter un émetteur. «Ah, les enfants, soupire John. Ils partent sans jamais dire où ils vont.»
Pour l’instant, ils savent au moins que bébé numéro deux est vivant. Et ils reviendront, pour lui donner un nom et l’étudier – et réunir de nouveaux récits qui encourageront d’autres à protéger le combatif emblème de la Nouvelle-Zélande.