Le bonheur, tout bêtement
L’écrivain de Trois-Pistoles voue un véritable amour aux animaux, qui le lui rendent bien. Ils l’aident, dit-il, à se soigner, à oublier le monde. Dans cet extrait d’un livre à paraître ce mois-ci, il brosse avec sa verve coutumière une galerie de personnages à pattes hauts en couleur qui ont animé et enrichi ses paysages intérieurs. Tout est parti, précise-t-il, d’un traumatisme d’enfance.
Sang de cochon
Tout jeune enfant, je mangeais de la terre, des vers et des insectes. Les vaccins ne prenaient pas sur moi. Le médecin qui me les administrait cessa de le faire parce que, disait-il, j’avais du sang de cochon dans les veines.
Cela explique peut-être cette fascination que les animaux ont toujours exercée sur moi. Mon grand-père maternel cultivait la terre à cette époque où l’on croyait à l’autosuffisance: on y trouvait toutes les sortes d’animaux, des oiseaux de basse-cour aux gros taureaux qui couraient après nous dès qu’on mettait les pieds sur leur territoire. Pour y être admis, il fallait savoir y entrer sans être considéré comme un intrus ou une menace.
Cette toute première petite leçon, je l’ai apprise à mes dépens, et tôt dans la vie. J’avais cinq ans et, derrière chez nous, rue du Parc, aux Trois-Pistoles, un dénommé Job Horton entretenait une grosse truie dont il vendait les porcelets une fois leur engraissement terminé. La petite soue faisait office de frontière entre le territoire des Horton et le nôtre. Comme elle était en mauvais état de notre côté, j’avais enlevé quelques courtes planches pour attirer vers moi les porcelets, en prendre un et jouer avec. Après quelque temps, c’était toujours le même dont la tête apparaissait dans l’ouverture, parce que nous étions en quelque sorte devenus des amis. Quand il couinait ou grognait, je faisais de même, croyant que je parlais son langage et qu’il comprenait tout. On s’est raconté pas mal d’histoires, le cochonnet et moi.
Je me souviens parfaitement de ce jour-là, quand le ciel bascula au-dessus de ma tête. Mes frères et mes sœurs n’étant pas à la maison, j’en profitai pour aller jouer avec mon ami le porcelet. Les deux planches enlevées, je fus étonné qu’il ne se montre pas aussitôt la tête. A quatre pattes, je couinai pour l’attirer vers moi, mais sans succès. Je mis donc mon bras gauche dans l’ouverture et me mis à tâtonner de la main sans cesser de grogner. Je ressentis brusquement une grande douleur au poignet: la grosse truie avait mordu dedans, m’arrachant nerfs et muscles jusqu’à l’os.
J’en porte encore la cicatrice. Mais bien pires pour moi furent les remontrances de mes parents et cette clôture qu’ils firent ériger entre notre territoire et celui de Job Horton. Mon deuil du porcelet fut tel que je désobéis à mes parents et, avec la complicité de l’un des fils de Job Horton, j’entrai parfois dans la soue et y retrouvai mon porcelet.
Le problème avec les porcelets, c’est qu’ils grossissent rapidement et qu’une fois leur maturité atteinte on les vend aux enchères. On n’en garde généralement qu’un seul qu’on tue dans les aveilles de Noël. C’est mon ami le porcelet que Job Horton fit égorger. Je n’assistai pas à la tuerie, mais je l’entendis hurler quand le long couteau s’enfonça dans son cou. Aucune de toutes les morts, animales ou humaines, ne me fit par la suite autant mal que celle-là.
Si je parle de cela, c’est pour qu’on comprenne que les gens d’autrefois n’entretenaient guère de rapports avec les animaux qu’ils élevaient ou dont ils se servaient pour les travaux de la ferme. Ils n’avaient qu’une qualité, celle de leur utilité.
Mon grand-père paternel, forgeron et maréchal-ferrant, n’était guère tendre envers les chevaux. Quand une bête se montrait rétive, mon grand-père faisait sortir tout le monde de sa boutique de forge, en fermait les grandes portes, puis tout ce qu’on entendait, c’étaient les épouvantables hennissements que poussait le cheval. Quand les grandes portes rouvraient, mon grand-père en sortait l’animal: si fringuant à son arrivée, il était devenu une vieille picouille tout en sueur, qui tenait la tête basse et obéissait docilement à mon grand-père.
Même chose du côté de mon grand-père maternel. Vers la fin de sa vie, ma mère aimait s’épancher sur son enfance et sur son adolescence; elle me parlait souvent de son père.
«Il était fin comme une soie, me disait-elle. Mais il avait un vilain défaut: ses animaux, il était dur avec eux, il les traitait jamais qu’à coups de pied ou de bâton.»
Si elle me parlait si souvent de lui, c’est sans doute parce qu’elle trouvait que je lui ressemblais, sauf sur ce point bien précis: les rapports que j’avais avec les animaux. Cet amour que j’avais pour les bêtes a souvent été contrarié au cours de mon enfance, surtout quand nous avons déménagé à Montréal-Nord. J’ai par la suite entretenu avec les animaux de la ferme des liens sporadiques, lors que mes filles étaient jeunes, mais ce n’est que bien plus tard, quand j’ai décidé de revenir aux Trois-Pistoles et d’y acheter une propriété, que j’ai pu véritablement vivre cette passion. (A suivre…)