En avril 1986, Thomas Steenburg s’est enfoncé dans la nature sauvage de la Colombie-Britannique, et il n’en est pas ressorti avant l’Halloween. Il était parti à la recherche du Sasquatch.
Un jour, au début de l’été, l’homme de 25 ans, en permission de plusieurs mois de l’armée, cherchait des empreintes sur le bas-côté d’un chemin forestier au nord-est de Whistler. Alors qu’il scrutait le sol, il entendit un bruit. Soudain, quelque chose d’énorme lui fonça dessus. Il essaya d’abord d’escalader un bouquet de petits arbres, mais des griffes le saisirent par son sac à dos et le traînèrent jusqu’au sol. « Pour une raison que j’ignore, il m’a lâché, et je suis aussitôt remonté dans ces arbres », témoigne Thomas. En tournant la tête, il découvrit que la créature n’était pas un Sasquatch mais un grizzly. L’ours traîna et souffla un moment au pied des arbres avant de repartir d’un pas lourd dans les profondeurs de la forêt. Deux des griffes de la bête s’étaient enfoncées dans le bas du dos de Thomas – il en a gardé les cicatrices.
Il avait été un peu secoué, mais pas prêt d’abandonner sa quête. Quelques semaines plus tard, un couple d’Américains affirmèrent avoir vu quelque chose traverser leur campement sur la berge de la rivière Chehalis. Thomas se rendit sur les lieux et découvrit la meilleure piste de Sasquatch qu’il ait jamais vue. « Mon sort était scellé, déclare-t-il. Si je ne l’avais pas trouvée, j’aurais peut-être abandonné l’idée de percer ce mystère et serais retourné à ce que mon ex-femme appelait « des choses plus importantes ». »
Aujourd’hui, il conduit un 4×4 bleu foncé avec « Sasquatch Research » et son numéro de téléphone imprimés sur le côté. Sorte de chasseur de Sasquatch indépendant, il dirige une opération solitaire de cryptozoologie à Mission, en Colombie-Britannique.
Le terme cryptozoologie vient du grec et signifie « étude des animaux cachés ». Si les créatures que traquent les cryptozoologues sont mentionnées dans le folklore, les légendes et autres comptes rendus de « témoins », leur existence n’a pas été prouvée. (« Pas encore été prouvée », se hâtent-ils d’ajouter.)
Les exemples célèbres sont l’insaisissable yéti à fourrure blanche de l’Himalaya (« l’abominable homme des neiges ») ; Ogopogo, le long serpent ondulant du lac Okanagan en Colombie-Britannique ; Chupacabra, le reptile couvert d’épines dévoreur de chèvres d’Amérique latine ; et, bien sûr, Bigfoot, l’hominidé bipède et poilu, appelé Sasquatch au Canada.
La cryptozoologie est assez jeune – et marginale – pour que son statut de discipline soit déjà sujet à controverse. Il n’existe pas d’instance dirigeante pour en réglementer l’exercice ; il n’y a pas de diplôme dans ce domaine ; et, à l’exception de rares cas d’excentriques mécènes, personne n’en rémunérera la pratique. La seule condition pour être cryptozoologue est de se qualifier ainsi. Ce loisir se situe à la frontière entre science et pseudoscience.
Toutefois, lorsque la cryptozoologie moderne est apparue, au milieu du 20e siècle, ses partisans ont adopté un ton universitaire sérieux. Ces chercheurs veulent que leur travail soit reconnu comme une authentique branche de la zoologie plutôt que comme une fascination pour les phénomènes paranormaux. Ils traquent les indices, espérant découvrir des preuves définitives qui vaudront à leur cryptide – et peut-être à eux-mêmes – une place dans le milieu scientifique.
« La ponctualité est la dernière chose dont un chercheur de Sasquatch soit capable », déclare John Kirk, président du Club de cryptozoologie scientifique de Colombie-Britannique (BCSCC en anglais). Les choses ne se passent pas comme prévu lors du barbecue annuel du club. Un ours solitaire a été repéré sur leur lieu habituel, au parc provincial Sasquatch, le BCSCC s’est donc rabattu sur un carré d’herbe bien tondue dans une aire pour les camping-cars à proximité des sources chaudes d’Harrison. Pis, l’homme qui est censé apporter la viande a disparu sans donner de nouvelles. Enfin, un 4×4 décapotable se gare, et une glacière de hamburgers, hot dogs et saucisses sort de la caravane qu’il tire. Le vice-président et webmaster du club allume un barbecue portatif, et l’assemblée générale annuelle des cryptozoologues peut démarrer.
Vêtu d’un large treillis militaire et d’un t-shirt noir sans manches, une casquette de baseball posée sur ses cheveux longs, John Kirk semble tout droit sorti de l’univers de Harry Potter où le professeur Rogue se serait échappé pour prendre des vacances. Je lui demande combien de temps il consacre à la cryptozoologie. « Trop, hein ? » demande-t-il à sa femme à côté de lui. Entre se tenir à jour des dernières publications, écrire ses propres articles et diriger le bulletin d’information du club, il affirme y passer environ cinq heures. Par semaine ? Non, répond-il, par jour. Sans compter le temps passé sur le terrain.
Dans des émissions comme Finding Bigfoot sur Discovery Channel, des chercheurs se fraient un chemin à grand bruit dans les bois, manquant sans cesse de justesse une rencontre avec un cryptide. Le Sasquatch est vu comme un « Barney le dinosaure » en plus dangereux. La réalité est plus triviale : s’enfoncer en voiture dans l’arrière-pays, et passer au peigne fin les arbres, la boue, les buissons et les souches. Le but n’est pas de se trouver face à face avec la créature, mais de récolter des preuves de sa présence : des empreintes, des poils, des tissus, des excréments. John peut passer une journée entière à ratisser une étroite zone boisée ; les découvertes intéressantes n’arrivent qu’une ou deux fois dans toute une vie.
Plusieurs membres du BCSCC pensent que, s’ils pouvaient partir plus souvent, ils auraient plus de succès. Et ils seraient heureux de le faire. Après tout, « une mauvaise journée de chasse au Sasquatch est meilleure qu’une bonne journée au travail ». Mais ce n’est pas un loisir de tout repos. Les endroits où les cryptides pourraient se terrer sont sauvages et isolés, et les traqueurs doivent prendre garde aux autres animaux, à la géographie difficile et même à des plantations de cannabis abandonnées. La plupart entrent dans la forêt avec de l’équipement d’urgence, des outils de navigation et, souvent, des armes à feu. Et, bien sûr, aucun chasseur de Sasquatch ne sort sans matériel d’enregistrement, au cas où il trouverait vraiment quelque chose : des enregistreurs audio, des caméras haut de gamme. La cryptozoologie n’est pas bon marché.
Beaucoup de chasseurs de Sasquatch au long cours sacrifient plus que du temps et de l’argent. « Cela a conduit à des divorces », admet John. Au BCSCC, il n’y a que deux femmes : la fiancée d’un homme arborant de grands tatouages de Sasquatch aux bras, et la femme de John, Paula. Cette dernière estime que la communauté est composée d’hommes à plus de 90 %. On lui a affirmé qu’elle était une « sceptique inversée » : quelqu’un qui croit que tout est vrai à moins de prouver le contraire. « Il faut juste rester ouvert à l’idée de pouvoir éventuellement voir quelque chose, explique-t-elle. Je vois un pygargue à tête blanche presque chaque jour. Pourquoi j’en vois un ? Parce que je regarde le ciel. »
Et pourquoi cette quête dérangerait ? Pour les non-croyants, le travail de terrain de la cryptozoologie n’est qu’un séjour de camping aux motivations excentriques. Quel mal y a-t-il à cela ?
Le mal, c’est que les cryptozoologues ne sont pas les seuls à essayer de démontrer que le milieu scientifique se trompe. Considérer la science comme un bastion qui ne demande qu’à être pris place les cryptozoologues sur le même plan que les créationnistes, et ces deux-là ne se contentent pas d’avoir des affinités théoriques. Les créationnistes cherchent à récupérer la chasse à certains cryptides, pensant à tort que leur existence permettrait de mettre à mal la théorie de l’évolution de Darwin.
Daniel Loxton sait que la cryptozoologie peut inspirer des moyens plus insidieux de lutter contre la science. Rédacteur du magazine Junior Skeptic et coauteur du livre Abominable science !, qui étudie les cas de cryptides d’un point de vue historique, il gagne sa vie à les démythifier. Mais il voit beaucoup d’aspects positifs dans la cryptozoologie. « Les monstres ont plus de valeur que la simple question de leur existence physique, affirme-t-il. Ils nous en apprennent sur nous-mêmes. »
Le Sasquatch est un homme sauvage ; nous, sans être nous. Il réveille une ancienne crise identitaire humaine : dotés d’esprits éclairés comme des dieux, nous sommes coincés dans nos corps mortels, condamnés à vivre comme des animaux. Le Sasquatch – notre cousin plus idiot, plus puissant, plus bestial- rôde entre ce que nous fantasmons et ce que nous craignons d’être.
Les chasseurs de cryptides espèrent que leur travail sera un jour reconnu comme l’avant-garde de la science, mais il pourrait laisser entrevoir le passé plutôt que le futur. La cryptozoologie rappelle une époque où le scientifique était un explorateur intrépide, où partir sur le terrain signifiait voyager en terre inconnue. On pouvait alors découvrir quelque chose que personne n’avait encore jamais vu. Il suffisait d’être assez courageux pour chercher. Les membres du BCSCC me montrent des moulages en plâtre de célèbres empreintes de Sasquatch. Elles pourraient très bien être l’œuvre de plaisantins, mais elles ne sont certainement pas des empreintes d’ours, ni des traces indéterminées dans la boue, ni rien d’autre de connu. Elles ressemblent à des empreintes humaines, mais beaucoup, beaucoup plus grosses.
Les cryptozoologues ont l’impression que les preuves se multiplient. Mais l’accumulation d’observations, d’enregistrements audio, de vidéos floues et d’empreintes – malgré leur aspect intriguant – ne leur donnera jamais raison. Dans le cas du Sasquatch, la seule chose qu’il faudrait serait un corps : un corps poilu de plus de deux mètres et 280 kilos qui empeste comme une charogne, crie comme une banshee et marche dressé sur deux pattes comme un homme.
Le seul endroit où le Sasquatch existe sans aucun doute est l’imagination humaine. Alors que nous empiétons toujours plus loin sur les zones autrefois considérées comme sauvages, notre besoin de croire à des enclaves encore inconnues de la planète devient plus pressant. Nous partons à leur recherche pour nous assurer qu’il reste encore quelque chose à découvrir.