Il est 19 h, un mercredi soir, et Katherine Connor arrive au marché nocturne hebdomadaire d’Uttaradit, une ville du nord de la Thaïlande, donnant sur la Nan. Cette Londonienne de 30 ans qui porte dans ses bras son fils Noah, âgé de 18 mois, et suivie par Hope, sa fille de trois ans, échange alors des regards suspicieux avec Anon, son époux thaï.
Le soleil se couche et la circulation est dense. Les bruits et les vapeurs d’essence se font plus envahissants quand Katherine et sa famille aperçoivent deux éléphanteaux forcés de jouer les mendiants par leurs propriétaires. Du bout de leur trompe, ils tendent aux passants des sacs contenant de la canne à sucre. Contre 80 cents, les acheteurs gagnent le privilège de nourrir les deux bêtes avec ces -bonbons nullement nutritifs.
«Celui-ci a un an, dit Katherine à son mari sans buter sur les mots thaïs, et l’autre a l’air d’en avoir trois. Ils sont tous deux déshydratés. Regarde les -cicatrices sur leur cou, ils ont même des blessures récentes.» Normalement, ces bêtes très jeunes devraient vivre encore auprès de leur mère.
En 2002, Katherine a quitté un bon emploi de gestion des ventes chez Gap, elle a vendu sa maison de Londres et entrepris un tour du monde d’un an qu’elle voyait comme l’aventure de sa vie. «J’aimais l’existence que je menais à Londres et il me plaisait de travailler dans le West End. Mais je voulais élargir mes horizons.» Après avoir visité Hong Kong, Singapour et la Malaisie, elle s’est rendue en Thaïlande et, six semaines plus tard, elle travaillait comme bénévole dans une réserve d’éléphants. Jusque-là, elle n’en avait jamais vu un seul en chair et en os, mais son expérience auprès d’eux a profondément transformé sa vie. Elle est tombée littéralement amoureuse d’un éléphanteau de trois mois, appelé Boon Lott (qui signifie le «survivant» en thaï).
«Jamais je n’avais été attirée par un être vivant comme je l’ai été par Boon Lott la première fois que je l’ai vu», avoue-t-elle. Le petit éléphant vivait dans cette réserve avec sa mère car il était né prématurément. Son propriétaire voulait l’abandonner et renvoyer la mère au lucratif commerce illégal du transport de bois, mais Katherine savait que, si l’éléphanteau ne tirait pas le lait de sa mère et en était séparé, il mourrait presque à coup sûr. (Les éléphanteaux ont -besoin du lait de leur mère pendant au moins trois ans.) Elle a donc décidé de sauver Boon Lott et a lancé une campagne pour recueillir des fonds.Ayant réussi à obtenir 5 500 dollars pour acheter le petit, elle s’est débrouillée pour que sa mère Pang Tong reste avec lui jusqu’à ce qu’il soit sevré.
Mais le sort s’acharnait sur la pauvre bête. Après une chute qui a paralysé ses pattes arrière, l’avenir s’annonçait sombre car, si on les avait consultés, la plupart des vétérinaires auraient estimé qu’il ne s’en tirerait pas. -Katherine s’est accrochée, a trouvé d’autres sous et la réserve s’est procuré une piscine thérapeutique pour soigner les pattes de l’animal. Peu après, Katherine a conçu, avec l’aide de la faculté de génie de l’université de Chiang Mai, un –«fauteuil» roulant pour éléphant, ce qui était une innovation dans le monde.
Ces efforts commençaient à porter fruit. Boon Lott parvenait à tenir debout sans aide durant de brefs laps de temps. Par malheur, il a fait une autre chute et cette fois la blessure était trop grave. Il est mort le 26 juin 2004 dans les bras de Katherine qui l’a réconforté jusqu’à la fin.
Entretemps, elle s’était liée d’amitié avec Anon, qui avait confié son éléphant à la même réserve. Mais après la mort de Boon Lott, Anon dut -retourner chez lui.
«Avant de partir, il m’a donné le numéro du seul téléphone de son village, raconte Katherine. Il ne ressemblait à aucun des hommes que j’avais connus jusque-là. Il n’avait jamais vu un film. Notre amour des éléphants nous a rapprochés.»
Sans Boon Lott et Anon, Katherine sentit qu’elle n’avait plus rien à faire en Thaïlande. Épuisée, émotionnellement et physiquement, elle rentra à Londres. «J’étais contente de revoir ma famille. Mes vieux amis sont venus me voir et tout le monde s’attendait à ce que je reprenne mon ancienne vie après le deuil. Mais je n’avais plus aucun ressort. Ce qui me semblait important jusque-là ne l’était plus du tout.»
Après quelques semaines, elle retrouva le numéro d’Anon et sentit le besoin de lui parler. Au bout du fil, il lui rappela qu’elle désirait plus que tout fonder une réserve d’éléphants bien à elle. «Si tu trouves de l’argent, lui dit-il, je m’arrangerai pour repérer un terrain, et on pourra ouvrir cette réserve ensemble.»
«Je me suis lancée dans une collecte de fonds et j’ai vendu tous mes biens pour réaliser ce rêve. En juin 2005, Anon m’a appris qu’il avait trouvé plusieurs hectares et je suis retournée là-bas.» À 24 ans, la jeune femme a donc inauguré, avec Anon, le Boon Lott’s Elephant Sanctuary (le BLES), même si la plupart des gens prévoyaient que ce serait un échec.
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«Nous voulions secourir des éléphants et leur offrir une aire protégée afin qu’ils puissent y vivre comme des éléphants. Plus de numéros de foire humiliants, plus de randonnées avec les touristes. On voulait prêcher par l’exemple, en montrant aux gens comment prendre soin des bêtes et quelle conduite adopter avec elles. La mère de Boon Lott, Pang Tong (la «dame d’or», en thaï) est le premier éléphant que nous avons acheté. On l’avait exploitée toute sa vie. Quand on négociait son prix avec le propriétaire, il se vantait encore de la battre, de la priver de nourriture, et nous décrivait les conditions infernales qu’il lui faisait subir.»
«Le travail dans la réserve progressait bien, ajoute-t-elle, et je me suis rendu compte que je devenais de plus en plus amoureuse d’Anon. Mais je ne voulais pas gâcher notre amitié ni compromettre l’avenir de la réserve. Or, un soir que nous causions -autour d’un feu de camp, j’ai découvert qu’il éprouvait les mêmes sentiments pour moi. Il m’a confié qu’il m’aimait. Tout s’imbriquait. On allait pouvoir diriger notre entreprise en couple.»
Crédit photo: Craig Stennet
Aujourd’hui, 13 éléphants vivent sans contrainte dans la réserve de 170 hec-tares, formant une jungle naturelle. Chaque éléphant a son propre -cornac, son guide, qui prend soin de lui et s’efforce de lui redonner confiance. «Lorsque vous sauvez un éléphant, il y a deux moments exaltants. Celui où vous prenez conscience qu’on ne le maltraitera plus, et celui où l’éléphant le comprend à son tour.»
La réserve n’accueille que six visiteurs à la fois. On peut y loger, découvrir le comportement des bêtes, jouer avec elles, et s’entretenir avec leur cornac. Mais on ne se balade pas sur leur dos et elles ne se prêtent à aucun numéro. Même si sa réserve affiche complet pour le moment, Katherine sillonne le pays et donne un coup de main à ceux qui réclament son aide. Elle garde un œil sur les 3 500 éléphants qui, croit-on, vivent toujours en Thaïlande. Au début du 20esiècle, il y en avait 100000 en liberté ou en captivité.
«Dans les rues, on traque les éléphants qui portent du bois avec leur trompe ou des touristes sur leur dos, explique Katherine. On fait en sorte de ne pas contrarier leurs propriétaires, mais on leur montre ce qu’on peut attendre des éléphants sans les enchaîner ni leur donner des coups de crochet. À la réserve, les touristes – peu nombreux – nous donnent tout de même assez d’argent pour que l’entreprise prospère. D’ailleurs, cette prospérité frappe les Thaïlandais. Nous espérons amener ceux qui organisent des randonnées à changer leurs méthodes. Après tout, les touristes se contentent largement d’observer les éléphants de près.»
Le marché nocturne d’Uttaradit est maintenant plongé dans l’obscurité et les deux petits éléphants continuent à mendier, car leurs propriétaires espèrent gagner 350 dollars par jour. «Je prie pour eux en silence et souhaite qu’ils pardonnent au genre humain les mauvais traitements qu’on leur inflige, ajoute Katherine d’une voix triste. Si les touristes ne venaient pas jusqu’ici, je suis sûre que les propriétaires auraient une conduite plus humaine avec les animaux. Les éléphants sont les plus gros mammifères terrestres. Nous avons le devoir moral de traiter les bêtes avec respect et dignité, pour elles et pour nous-mêmes. Sur 170 hectares, nous ne pouvons pas accueillir plus de 13 éléphants à la fois. Quand j’en vois un maltraité, ça me fend le cœur, je voudrais tous les sauver.»
Pour offrir des dons au BLES, voyez son site à blesele.org.
Crédit photo: Craig Stennet
Le calvaire des éléphants thaïlandais
Un éléphant offre de la canne à sucre aux clients du marché.
Les éléphants qu’on exhibe dans les rues sont en mauvaise santé et mal nourris. On les surmène, on les traite avec cruauté, et on les expose à des accidents de la circulation. Leur espérance de vie est de cinq ans, alors que les autres vivent en moyenne 65 ans.
Les éléphants qui transportent illégalement du bois à la frontière thaïlandaise et birmane sont un peu mieux traités et nourris. Mais il est ditqu’on leur donne des amphétamines pour accroître leur rendement.
Les éléphants de randonnée dans certaines «réserves» sont sous-alimentés afin qu’ils n’agressent pas les touristes. Les houdahs(«fauteuils») qu’on attache sur leur dos pour y faire monter les touristes blessent parfois leur colonne vertébrale.«Les méthodes de domestication sont cruelles et visent l’asservissement de l’animal», affirme Katherine.
Les coups d’aiguillon métallique (ou d’ankus, voir illustration), portés sur les parties les plus sensibles de l’animal – sa tête, la bouche, l’intérieur des oreilles – ont pour but de briser sa volonté et son moral. En le privant de nourriture, on obtient plus de soumission encore.
Crédit photo: Craig Stennet