Fous des oiseaux
Nous arrivons à l’étang d’épuration à 15 h. Il fait à peine plus de 10 °C. Pour la mi-mai, c’est frais. Mais pour nous, c’est une bénédiction, car les cinq énormes étangs qui composent le complexe de stabilisation des déchets à Blenheim, en Ontario, ne dégagent pas d’odeur. Cette région, située entre le parc national de la Pointe-Pelée et le parc provincial Rondeau, est connue pour ses insectes aquatiques qui y pullulent et composent le festin d’un nombre impressionnant de petits échassiers, les limicoles. Nous nous sommes réveillés une heure avant l’aube et la récolte est bonne – déjà 90 espèces recensées alors que nous ne sommes qu’au milieu de l’après-midi -, mais je commence à être un peu nerveuse. Il reste moins de cinq heures de clarté avant la tombée de la nuit.
Pour participer au Baillie Birdathon, le plus grand concours d’ornithologie amateur au Canada, je me suis jointe à l’équipe de vétérans composée entre autres d’une infirmière à la retraite, Heather Blakelock, et d’un ancien technicien audiovisuel, Bill Baughn. Tous les ans en mai, 7 000 passionnés s’engagent dans une épreuve d’endurance – une chasse au trésor aviaire-, durant laquelle les équipes identifient le plus d’espèces d’oiseaux possible en 24 heures. Fondé en 1976 et géré par Études d’oiseaux Canada (EOC), une organisation à but non lucratif, le Baillie Birdathon doit son nom à l’ornithologue canadien James L. Baillie. L’inscription est gratuite, mais les participants doivent être parrainés et les recettes sont entièrement dédiées à la préservation et à la recherche sur les oiseaux. L’année dernière, l’événement a généré des dons de plus de 220 000 dollars.
Brete Griffin, un ornithologue, professeur de sciences au secondaire, dirige notre groupe. Il fait de l’observation d’oiseaux depuis 45 ans. Il attire immédiatement notre attention sur des limicoles rassemblés dans un coin du bassin. Il les a repérés à l’œil nu. « Semi-palmé, bécasseau minuscule et grand chevalier, dit-il, armé de jumelles, cette fois. À moins que ce ne soit un petit. Venez voir, j’ai besoin de votre aide. Soyez vigilants ! » Je m’empare des jumelles et distingue à peine les trois oiseaux qui se nourrissent dans une eau peu profonde : ils sont gris, uniformément tachetés et courent dans tous les sens. Je suis perplexe. Mais soyons justes, j’en suis à mes premières armes dans l’observation d’oiseaux. Et je ne suis pas la seule.
« Si vous n’avez pas connu une véritable migration, c’est que vous ne connaissez pas la vie ! »
On croit que les ornithologues amateurs qui passent des heures à sillonner les forêts, les champs et les étangs d’épuration à la recherche d’un oiseau en particulier sont une espèce rare. Mais leur nombre augmente partout au Canada. Selon EOC, la participation au recensement des oiseaux de Noël – événement annuel d’une journée consacré aux oiseaux d’hiver, et mené par des bénévoles dans tout le pays – a augmenté de près de 60 % en 12 ans. Jadis, l’ornithologue amateur classique était une personne plus ou moins âgée portant veste à poches multiples, chapeau Tilley et équipement imperméable. Des organisations comme EOC et des groupes locaux comptent aujourd’hui de plus en plus de jeunes ornithologues. Ils les encouragent à attirer l’attention du public sur l’importance de la préservation et de la protection de l’habitat aviaire.
Ainsi, l’observation d’oiseaux est devenue l’un des passe-temps qui connaissent la plus forte croissance aux États-Unis où le National Survey on Recreation and the Environment a dénombré un total de 85 millions de participants, près du double d’il y a 20 ans. D’un point de vue extérieur, l’idée d’observer les oiseaux ne semble pas très passionnante. Après tout, quand on en a vu un, on les a tous vus, n’est-ce pas ? « La magie, c’est le mystère des migrations », confie Brete Griffin. Jody Allair, biologiste à EOC, renchérit : « Si vous n’avez pas connu une véritable migration, c’est que vous ne connaissez pas la vie ! »
En mai, au pic de la saison migratoire, quand les oiseaux volent vers le nord depuis l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud pour se reproduire au Canada, des centaines de milliers d’ornithologues s’activent. Ils comparent les lieux où ils ont relevé des oiseaux, mémorisent les descriptions d’espèces migrantes des guides Sibley ou Peterson et peaufinent leurs compétences en reconnaissance de chants. Il faut avoir l’oreille fine à la fin du printemps quand les arbres déploient leur feuillage. En réalité, si on ne voit pas clairement les oiseaux, c’est le seul moyen de distinguer un moucherolle des aulnes (qui émet un son « roui-bi-yu » plutôt rauque) de son cousin absolument identique, le moucherolle des saules (dont le chant « fitz-bîou » est plus sifflant).
Pour Brete, l’observation est un rappel réconfortant que la nature existe encore. « C’est ce besoin fondamental de voir que tout est à sa place dans le monde naturel et que les oiseaux persévèrent malgré nous », déclare-t-il. Étonnant d’entendre cet hommage de la bouche d’un homme qui a connu un premier contact difficile avec les oiseaux. « J’avais une carabine à plombs quand j’étais jeune et je m’en servais pour tirer sur les oiseaux. Mais j’avais une approche Audubon et je les examinais attentivement. Un jour, j’ai eu le cœur brisé d’avoir tué une mésange et je n’ai plus jamais recommencé. »
Cette initiation brutale à l’observation d’oiseaux explique l’émergence de concours comme le Baillie Birdathon. Tous ces événements trouvent leur origine dans le recensement des oiseaux de Noël, lequel existe depuis 1900, grâce à l’initiative de l’ornithologue Frank Chapman qui a demandé aux Nord-Américains de compter et inventorier les espèces d’oiseaux plutôt que de leur tirer dessus. L’activité s’est rapidement transformée en une compétition amicale.
Puis, en 1934, la publication en format poche de A Field Guide to the Birds (Les oiseaux de l’est de l’Amérique du Nord) de Roger Tory Peterson a permis aux simples citoyens et autres amateurs d’identifier les oiseaux par leur apparence et leur cri. Les passionnés se sont rapidement lancés sur les routes de l’Amérique du Nord pour relever le plus grand nombre d’espèces possible. On doit le modèle actuel des concours d’observation d’oiseaux à l’homme d’affaires et ornithologue amateur Guy Emerson, qui a compilé la première liste « Big Year » en 1939. Il a traversé le continent en comptabilisant, en 365 jours, 497 espèces. Le record Big Year 2013 s’élève à 748.
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Répertorier les oiseaux, une obession?
Cette envie de compter et d’inventorier peut tourner à l’obsession. L’Américaine Phoebe Snetsinger a passé les 34 dernières années de sa vie à établir une liste de 8 398 oiseaux sur les 9 700 connus. Cet exploit lui aurait coûté son mariage et ses relations avec ses enfants.
Paul Riss, 43 ans, directeur artistique à Orono, en Ontario, a toujours sa liste sur lui, même quand il n’est pas sur le terrain. Il s’est fait tatouer en latin le nom de tous les oiseaux qu’il a relevés. Les 234 premiers tatouages entendaient commémorer ce qu’il appelle sa « Big Year punk rock » en 2011. « Je dois avoir la liste la plus permanente de tous les observateurs d’oiseaux », admet-il.
Hormis le spectacle des tatouages, Paul a un autre but : faire mentir le mythe de l’ornithologue amateur qui serait « blanc, plutôt âgé et nanti pour les hommes et aux cheveux blanc-bleu pour les femmes ». Il a découvert qu’il n’était pas le seul passionné de volatiles à écouter les Beastie Boys et Slayer.
C’est le même Paul Riss qui a conçu une campagne Indigo très remarquée pour PREY Apparel, une entreprise de conception de vêtements. Sa mission : diversifier le chapeau Tilley et la veste multipoche classique en proposant des t-shirts à thèmes aviaires qui passeraient très bien dans un concert rock. « Pas la peine de ressembler à des amateurs d’oiseaux vieux jeu dans nos t-shirts trop amples, a-t-il écrit sur le site de la campagne publicitaire. On peut être passionné d’oiseaux, mais avec style ! »
Paul Riss ne voit plus les ornithologues amateurs de la même façon depuis qu’il a créé la marque. « Il n’y a pas une seule sorte d’observateurs d’oiseaux tout comme il n’y a pas une seule sorte d’êtres humains. »
La fin de la journée approche quand j’arrive au parc provincial Rondeau avec le reste de mon équipe du Baillie Birdathon. Mais au lieu de la parade nuptiale légendaire de la bécasse, nous sommes accueillis par un coucher de soleil sur le lac Érié ; le ciel est strié de rouge et de mauve. Nous avons vu 130 oiseaux, à un cheveu du record de 133, en 2012, ce qui est tout à fait respectable. Quelques oiseaux « faciles » – une mésange et un pigeon – nous ont échappés. Ainsi va la vie de l’ornithologue amateur.
Plus tôt dans l’après-midi, j’ai demandé à Brete Griffin ce qu’on ferait si on battait le record de l’équipe. Il m’a servi une réponse laconique : « On fêtera. » Mais je voulais plus. Après tout, nous avions consacré 18 heures d’efforts à l’aventure. EOC n’allait même pas enregistrer ce record ? Non. Il n’y a ni trophée, ni reconnaissance formelle, ni cérémonie où tous les ornithologues se réunissent pour échanger des histoires et raconter leurs aventures. « Ce qui compte, c’est cette journée d’identification et l’argent amassé pour la préservation. » Et Bill Baughan conclut dans toute sa sagesse : « Les oiseaux sont notre récompense. »
Vraiment ? C’est tout ? Le soleil se couchait sur le lac et les paroles de Bill continuaient à résonner dans ma tête. Je me rappelais notre émerveillement, ce matin, devant les pirangas écarlates et les passerins indigo qui voletaient à nos pieds, épuisés par leur nuit de vol.
Puis, en regagnant la voiture, nous avons croisé une bécasse d’Amérique, un mâle, un limicole grassouillet au camouflage ingénieux, qui traîne en général en forêt, fouillant le sol à la recherche de vers de terre. Le nôtre s’est élancé à la verticale dans le ciel avant de tournoyer en cercles imposants, puis replonger en émettant un sifflement nasillard qui se voulait séduisant. C’est presque miraculeux, mais c’est toute l’espèce qui s’adonne à répétition à cet exploit acrobatique qui fascine inlassablement les femelles – et les ornithologues amateurs.