Smudge, une petite chienne cocker spaniel, était inconsolable à la suite de la mort par infection virale de son compagnon Charlie, un épagneul King Charles. Elle avait la tête basse et ses longues oreilles tombaient de part et d’autre de ses yeux tristes. « Il me semblait évident qu’elle avait du chagrin », confie sa propriétaire, Margaret Keane, 51 ans, qui gère un service de télécommunications à Ashford, en Angleterre.
Jusqu’à récemment, l’idée qu’un chien puisse être anéanti par la mort d’un « être cher » aurait été considérée au mieux comme sentimentale, au pis comme illusoire. Aux yeux des experts, la croyance selon laquelle l’éventail des émotions animales est aussi complexe que celui des hommes ne reposerait sur aucune base scientifique. Les bêtes n’éprouveraient que des émotions primaires, peur et colère, par exemple.
Aujourd’hui cependant, grâce aux avancées de la tomodensitométrie, on sait que les émotions humaines se forment dans des parties du cerveau communes aux mammifères et qu’elles sont transmises par les mêmes neurotransmetteurs chimiques. Les vétérinaires et autres experts en déduisent que les émotions animales sont probablement semblables aux nôtres. D’ailleurs, les résultats d’un nombre croissant d’études du comportement vont dans ce sens. Ainsi, le docteur Jaak Panksepp, neuroscientifique de l’Université de l’État de Washington, a observé que les rats semblent éprouver de la joie quand ils jouent.
À la mort d’un ami, les animaux de compagnie comme Smudge éprouvent-ils vraiment un chagrin comparable à celui d’un être humain ? Marian Dawkins, spécialiste en comportement animal de l’Université d’Oxford, se montre prudente : « Il est évident que la disparition d’un compagnon, d’un petit ou d’un parent entraîne chez les animaux des changements physiologiques et comportementaux, mais ces derniers sont-ils conscients de leur souffrance ? Les humains s’inquiètent, par exemple, de l’avenir, de leur capacité à faire face à la situation, d’être socialement exclus et d’autres questions semblables. »
De son côté, Karen Overall, spécialiste en comportement animal de la Pennsylvanie et rédactrice en chef du Journal of Veterinary Behavior, manifeste plus d’assurance. Elle croit que, si la profondeur et la nature exacte du chagrin des animaux ne paraissent pas bien définies, les exemples de ceux qui semblent profondément affectés par la mort d’un compagnon sont si nombreux qu’on peut difficilement affirmer qu’ils n’éprouvent pas comme nous une vive douleur.
Marc Bekoff, professeur d’écologie et de biologie évolutive à l’Université du Colorado, a été témoin de plusieurs cas qui l’ont convaincu qu’il avait affaire à un véritable chagrin animal. Par exemple, ces mères otaries qui gémissent pitoyablement à la vue de leurs petits victimes des épaulards. Ou ces éléphants du Kenya qui semblent complètement perdus et errent sans but, queue et trompe ballantes, à la suite de la mort de la matriarche du troupeau. Il a également vu une renarde rousse enterrer son partenaire tué par un couguar. Elle avait recouvert soigneusement son corps d’aiguilles de pin et de terre, et s’était tenue silencieusement sur sa tombe avant de s’éloigner.
De nombreux spécialistes croient en somme aujourd’hui que non seulement devrait-on prendre au sérieux le chagrin d’un animal, mais qu’on devrait également consoler ce dernier comme on le ferait pour un membre de la famille ou un ami. La solution est parfois simple. « Vous pourriez faire découvrir de nouveaux passe-temps à votre chien, explique Karen Overall. Il pourrait avoir du plaisir à explorer de nouveaux lieux ou à faire connaissance avec de nouveaux compagnons. »
« Au bout d’une semaine à regarder Smudge se morfondre, confie Margaret Keane, j’ai accueilli Milly, le chiot d’un refuge du voisinage. Smudge s’est d’abord montrée hésitante, mais au bout de quelques jours, elle s’est liée avec lui. Son expression de tristesse a disparu, elle a redressé les oreilles et a recommencé à jouer. »
Le chagrin d’un animal peut être particulièrement profond à la suite du décès de son maître. Spot, un colley, avait l’habitude de suivre partout son maître, un fermier de Rostrevor en Irlande du Nord. Il prenait place à bord du tracteur juste à côté de lui. Quand l’homme est mort d’une crise cardiaque en octobre 2011, Spot a passé la première semaine à le chercher dans la ferme. On l’a même vu attendre devant la barrière, inspectant la route comme s’il l’attendait. « Six mois plus tard, confie le fils, je ramenais le tracteur de mon père du garage où il était resté un certain temps. Quand j’ai ouvert la portière, Spot se tenait devant la marche, la tête levée et le regard languissant, comme s’il espérait sa présence. »
Dans ce cas, un nouveau compagnon peut également apporter du réconfort. Le jeune fermier, qui a trois enfants de moins de 12 ans, n’a jamais cessé d’encourager Spot a poursuivre sa petite vie au sein de la famille. Un an plus tard, si le chien paraît encore désorienté à l’occasion, il semble apprécier la compagnie de ses nouveaux « meilleurs » amis. Il arrive toutefois que le chagrin d’un animal entraîne un déclin comparable à celui qu’on observe chez l’homme. « Ainsi, quand le chat d’une maisonnée meurt, celui qui reste peut avoir des problèmes de comportement, explique Sarah Heath du Behaviour Referrals Veterinary Practice à Chester en Angleterre. Il peut cesser de manger et de faire sa toilette ou exiger constamment l’attention de son propriétaire. »
Pour l’aider, le maître doit essayer de respecter les habitudes de l’animal dans la maison. Il peut être également utile de le distraire en lui présentant de nouveaux jouets stimulants. Mais le chagrin est un état complexe pour lequel il n’existe pas de solution simple. La vie sociale des chats diffère complètement de celle des chiens. Il n’est donc pas recommandé de lui trouver un nouveau compagnon. » Selon Sarah Heath, les diffuseurs de phéromones peuvent apaiser tant les chats que les chiens. « Il s’agit là de variantes artificielles et inodores de substances chimiques réconfortantes que les animaux produisent naturellement et qu’on peut disposer près de leur lit. On peut également se procurer un collier imprégné de phéromones qui seront libérées graduellement sur une période d’un mois. »
Karen Overall souligne que le chagrin de l’animal est parfois persistant. Si les symptômes tels que le repli sur soi, la perte d’appétit ou d’énergie, ou la baisse de l’activité durent plus de quelques semaines, il pourrait être utile de demander au vétérinaire de lui prescrire des antidépresseurs. Cela dit, même si votre animal semble perturbé durant une longue période, il n’y a pas toujours lieu de s’inquiéter. « Souvent, le chagrin est une épreuve que les animaux doivent traverser, tout comme les êtres humains », explique Mme Heath.
Rocky, le chat de Gail Parket, était très proche de Renny, un setter irlandais. En juin 2000, un ou deux jours après la mort de Renny, Gail a attaché son collier autour du cou d’une réplique grandeur nature d’un setter irlandais. « Rocky s’est dirigé vers la statue, a levé gentiment la patte et a tapoté deux fois le collier, raconte la femme de 67 ans qui vit à Philadelphie aux États-Unis. Puis, il s’est retourné et s’est éloigné lentement, tête baissée. »
Rocky a également pris l’habitude de s’asseoir sur une table près de la photo de Renny, levant la patte pour la replacer afin qu’il puisse bien la voir. « Même aujourd’hui, 13 ans plus tard, je le retrouve assis dans la salle à manger, regardant un vaisselier de bois où je conserve les cendres de Renny, comme s’il méditait. » Cependant, Rocky n’a jamais présenté d’autres troubles liés généralement au deuil, si bien que Gail considère son chagrin comme normal. « Il n’avait pas besoin de traitement, explique-t-elle, seulement d’espace et de temps pour pleurer son ami. »
Le plus souvent, les animaux de compagnie meurent par euthanasie. Selon une règle stricte, aucun animal ne devrait assister à la mise à mort d’un autre dans un abattoir. Mais qu’en est-il des cas où on leur administre une injection qui entraîne une mort paisible et sans effusion de sang ? Bien des propriétaires ont le sentiment que, en laissant leur animal assister à l’euthanasie de leur compagnon ou voir son corps une fois la chose faite, il acceptera plus facilement sa mort. On lui évite ainsi de se morfondre parce qu’il ignore où est passé l’autre.
Les vétérinaires qui observent le comportement animal à l’égard de l’euthanasie sont souvent perplexes. « Les animaux ne se comportent pas comme nous le ferions dans des circonstances similaires, explique Sarah Heath. Ils s’intéressent à leur compagnon jusqu’au moment de sa mort, puis ils peuvent s’en désintéresser, agissant comme si le corps était aussi inanimé qu’un élément du mobilier. Cette absence de réaction peut sembler contredire la thèse qu’ils éprouvent du chagrin, mais cela pourrait traduire simplement une attitude différente devant la vie et la mort. »
Bien entendu, les animaux n’éprouvent pas toujours du chagrin à la perte d’un compagnon. Certains se comportent comme si de rien n’était ou même s’animent, comme s’ils étaient soulagés. « Les animaux sont peut-être simplement plus honnêtes que nous quand il s’agit d’exprimer leurs émotions, explique Karen Overall. Il se peut que, pour une raison ou une autre, ils n’éprouvent pas de tristesse, mais, contrairement aux humains, ils ne simulent pas le chagrin. » Toutefois, il est évident que, bien qu’ils ne pleurent pas, les chiens et les chats montrent leurs émotions autrement.
Si vous pensez que votre animal a du chagrin, votre intuition est probablement juste. Donnez-lui l’espace et le temps nécessaires et, comme la majorité des humains, il s’en remettra tôt ou tard. Sa vie pourrait s’en trouver transformée irrémédiablement, mais elle vaudra encore la peine d’être vécue.
Peter Wedderburn est un vétérinaire, animateur, journaliste et blogueur de Dublin. Pour en savoir plus en matière de santé animale, visitez son site petethevet.com.