(Photo: Waldy Martens Photography)
Justin Trudeau me demande de le frapper au visage. Nous sommes sur un ring de la Top Glove Boxing Academy, au centre-ville de Sudbury en Ontario. La salle ressemble à celles qu’on voit dans les films: étroite, humide, atmosphère chargée. Les deux ventilateurs au plafond sont en panne.
J’accompagne Justin – tout le monde l’appelle Justin – au nord de l’Ontario dans sa course à la tête du Parti libéral qui a essuyé, il y a deux ans, sa plus cuisante défaite électorale en 120 ans d’existence. Aujourd’hui, six réunions et cinq discours figurent à son agenda. Ses organisateurs lui ont accordé une heure avant la dernière rencontre. Justin aurait pu profiter de cette pause autrement, il a décidé de boxer.
Il me donne deux minutes pour le battre. Mais je porte des gants d’emprunt, je n’ai pas les bottines qu’il faut, pas de casque non plus, ni de protecteur buccal. Je commence à sautiller d’avant en arrière tout en donnant des petits coups sur les gants qui masquent son visage. «Allez, frappe!», lance-t-il à travers son protège-dents. À ma grande surprise, je parviens à le déjouer à quelques reprises et à lui décocher une droite au menton.
Là-dessus, Justin se met à me rendre coup pour coup. Il m’observe, me prend en pitié et me démontre que ma garde est faillible. Plus tard, il me dira qu’il m’aurait achevé en me portant des coups au corps. Autrement dit, il m’aurait réservé le sort qu’il a fait subir il y a un an à Patrick Brazeau, un sénateur conservateur, lors d’un match caritatif. Ce jour-là, Justin a battu Brazeau, ancien réserviste de la marine et ceinture noire de karaté, en suivant une vieille stratégie qui consiste à prendre les coups au début, à attendre que l’adversaire s’épuise, puis à lui donner le coup de grâce. Cela permet de comprendre comment il envisage sa campagne et pourquoi il est revenu en force quand je l’ai frappé. Il sait qu’il sera la cible de tous et la boxe l’aide à se préparer à un combat plus sérieux.
Il sait aussi que le jeu de massacre va bientôt commencer. «La première fois qu’on entre en scène, les gens nous accueillent avec bienveillance», explique David Peterson, un ex-premier ministre ontarien qui soutient la candidature de Justin. En 1987, il a réussi de haute lutte à redonner le pouvoir aux libéraux après 40 ans dans l’opposition. «Mais, ajoute-t-il, après cela, vos opposants se mettent à vous critiquer, les médias font de même, et c’est impitoyable. On vous tape dessus sans relâche.»
(Vidéo: Justin Trudeau affronte notre journaliste Philip Preville)
(Photo: May Truong)
Justin est l’aîné des trois fils que Pierre Elliott Trudeau a eus avec Margaret Sinclair. Ses parents se sont séparés quand Justin avait six ans. Son plus jeune frère est mort dans une avalanche. Lors des funérailles nationales de Pierre Trudeau, Justin a prononcé une allocution touchante qui fit dire à plusieurs qu’il allait sans doute suivre les traces de son père. Enfin, il a épousé Sophie Grégoire, un ancien mannequin qui faisait carrière à la télévision. Les Canadiens s’enorgueillissent d’avoir des vedettes plus connues – Justin Bieber ou Céline Dion – mais rares sont ceux dont la vie fut étalée dans les journaux depuis leur tendre enfance.
Les électeurs de Nickel Belt, au nord de l’Ontario, ne côtoient pas souvent les rock stars et Justin est sans doute à leurs yeux l’homme qui s’en rapproche le plus. Durant les 36 prochaines heures, Justin, élu deux fois député dans la circonscription de Papineau, doit prononcer deux discours à North Bay, deux autres à Sturgeon Falls, un encore à Verner et trois autres à Sudbury, sans parler de sa rencontre avec les responsables d’une nouvelle exploitation minière. Justin fait ainsi la tournée des petites villes depuis octobre 2012, et elle se poursuivra jusqu’au 6 avril, jour où le Parti libéral demandera aux électeurs de désigner en ligne son nouveau chef.
Suivant: Le charisme de Justin Trudeau sera-t-il suffisant pour remporter la chefferie?
Les libéraux glissent sur une mauvaise pente depuis près d’une décennie. Après avoir formé à trois reprises successives un gouvernement majoritaire, ils sont devenus minoritaires en 2004, puis l’opposition officielle, avant de régresser au troisième rang en 2011, raflant à peine 34 sièges aux Communes. Selon un processus de recrutement sans précédent, le parti invite cette année tous les Canadiens à voter. Huit candidats s’affrontent, dont Marc Garneau, le principal adversaire de Justin mais, en raison de sa notoriété, les nouveaux règlements donnent à ce dernier un avantage considérable. La célébrité de Garneau, qui fut le premier Canadien à voyager dans l’espace, ne fait pas le poids devant celle de Trudeau, ni face à la multitude de ses fidèles dans les réseaux sociaux. À peine 3 500 personnes suivent Marc Garneau sur sa page Facebook, alors qu’on en dénombre plus de 65000 sur celle de Justin. Encore s’agit-il de sa page officielle, car il en existe des douzaines d’autres.
Pour l’instant, on travaille le terrain. Chacune des 308 circonscriptions pèsera du même poids sur le résultat final, ce qui incite les candidats à se déplacer souvent. Justin peut facilement se le permettre, car on a fixé les dépenses maximales des candidats à 950000 dollars chacun et, au début de l’année, il en avait déjà récolté plus de 670000, soit 200000 de plus que tous ses concurrents réunis. À la fin de janvier 2013, il avait visité 100 circonscriptions et, avant le jour de l’élection, il est prévu qu’il en verra 100 autres. Des libéraux de renom, comme les députés Dominic LeBlanc et Ralph Goodale, ont déclaré soutenir sa candidature. Son équipe dispose évidemment d’une liste d’autres alliés mais la garde secrète pour l’instant. Il s’agit avant tout de ramener les anciens libéraux au bercail, d’en gagner de nouveaux, et non pas d’afficher les partisans des uns et des autres.
«Notre stratégie est simple, précise Gerald Butts, ami proche de Justin et son principal conseiller. Les gens le soutiendront s’ils le rencontrent.» Ainsi l’équipe mise d’abord sur le charisme de l’homme.
Cette stratégie, qui privilégie l’image plutôt que le programme, marque aussi les allocutions du candidat. Il évite de soulever des débats thématiques, met l’accent sur le bon sens et les principes généraux partagés par la majorité. La plupart des favoris agissent toujours de la sorte, se tenant loin des controverses.
Au nord de l’Ontario, il s’est adressé à des assemblées de 300 personnes. Comme c’est l’habitude en pareil cas, des affiches montrant son visage ornent les murs. En général, après les discours, les organisateurs récupèrent ces affiches pour les réutiliser ailleurs. Pas ici. Après les allocutions de Justin, ses partisans se ruent sur elles puis lui demandent de les autographier. Ceux qui n’ont pas été assez rapides font la queue dans l’espoir qu’on les prenne en photo avec lui. J’ai vu une dame le prier de signer une carte de souhaits destinée à sa mère. Mais le plus frappant est de voir les gens lui parler sans le moindre embarras. Ils s’adressent à lui comme s’il était leur grand frère ou leur fils aîné.
«Depuis mon enfance, explique-t-il, les gens attendent plus ou moins quelque chose de moi; sans doute ont-ils l’impression de me connaître.» Durant la tournée, il entend se mettre à leur écoute. «Je les laisse parler de ce qu’ils veulent, car je veux savoir ce que pensent les Canadiens, quelles sont leurs préoccupations.» Il ne leur demande guère de voter pour lui et ne leur impose pas ses idées non plus. «Mon boulot vise à engager le dialogue», ajoute-t-il. Cela n’est vrai qu’en partie. Au fond, son travail revient à incarner l’écran sur lequel les Canadiens projettent leurs rêves et leurs espoirs. Qui est-il au juste? Tout ce que vous désirez qu’il soit. L’ennemi de Harper, le candidat du changement, ou le politicien qui inspirera une nouvelle ferveur à Ottawa.
Pour lors, la stratégie fonctionne. Les sondages indiquent l’un après l’autre qu’il est le seul candidat capable de hausser la cote des libéraux dans toutes les régions du pays. Ceux qui vivaient au Québec dans les années 1990, quand son père y était conspué, ont du mal à reconnaître cette tendance. Pourtant, un sondage récent démontrait que si le Parti libéral était dirigé par Justin Trudeau, il obtiendrait plus d’appuis au Québec – 11% de plus – qu’avec tout autre candidat, ce qui le placerait à égalité avec le Nouveau Parti démocratique et un poil devant le Bloc québécois.
D’après ses opposants des autres partis, l’attention se porte sur un homme qui, au fond, n’a aucune substance. Jason Lietaer, un stratège conservateur qui a dirigé la campagne de 2011 et mené son parti au pouvoir avec une majorité, disait que Justin suscitait plus de rejet que les autres candidats. Ses adversaires le perçoivent comme un politicien sans expérience aucune, dont les seuls atouts sont le nom qu’il porte et sa belle gueule. Bref, un dilettante qui ne sait pas encaisser les coups.
Ils n’ont pas complètement tort. L’attention qu’il attire ne doit rien à ses réalisations politiques, qui sont presque nulles. Il doit donc transformer de simples curieux en partisans, et transformer la notoriété qu’ildoit à son nom en un avantage politique. S’il y parvient, ce sera un exploit semblable à celui de Schwarzenegger devenu gouverneur de Californie.
Suivant: La crise existentielle de Justin Trudeau.
À 41 ans, certaines caractéristiques physiques trahissent son âge. Par exemple, ses paupières s’affaissent un peu. Mais son regard est toujours perçant et sa chevelure assez fournie pour lui donner l’air plus jeune qu’il ne l’est vraiment.
Son âge le place au cœur de la génération X; il est le premier aspirant au poste de chef d’un parti fédéral né après le baby-boom. Lui-même ne fait pas grand cas du fait d’être le représentant d’une nouvelle génération, mais les conséquences de cela sur sa campagne sont évidentes. Le principal sujet qu’il met en avant est le soutien qu’il veut apporter à la classe moyenne, ce qui, dans son esprit, englobe les parents dans la trentaine et la quarantaine aux prises avec des dettes qui augmentent, et qui payent tout plus cher, depuis leur loyer jusqu’aux cours de hockey. Même si lui ne connaît pas ces difficultés, de nombreux jeunes électeurs s’identifient à sa personne. Il est marié, père de deux enfants, et son emploi du temps est chargé. Grand lecteur de Stephen King, il fait du yoga et, en tournée, il écoute les standards du rock et de la musique pop sur son iPod.
Lors de sa candidature, avec sa femme Sophie et ses enfants Xavier et Ella-Grace, octobre 2012 (Photo: Agence QMI)
Au début de la vingtaine, Justin a traversé une crise existentielle comme tant d’autres de sa génération, et il semble qu’elle soit à l’origine de sa décision d’entrer en politique. «Si vous m’aviez demandé, quand je me suis inscrit au cégep, ce que j’allais étudier plus tard, j’aurais répondu aussi sec: le droit à McGill.» Mais il a craqué face aux exigences qu’il s’était imposées. Il a abandonné quelques cours et obtenu des notes si médiocres qu’il a failli être refusé en littérature anglaise à McGill. Une fois son diplôme en poche, il s’est installé en Colombie-Britannique pour étudier la pédagogie, et il est devenu moniteur de planche à neige à Whistler. Durant quelque temps, ses amis en droit et en médecine se moquaient de lui, répétant qu’il était le plus fainéant du groupe.
Heureusement, cette crise a eu lieu après que son père ait quitté la politique en 1984, de sorte que les Trudeau n’étaient plus sous le feu des projecteurs. La mort de son frère Michel, en 1998, a retenu l’attention des médias, mais celle de son père, deux ans plus tard, a ramené sa famille à l’avant-plan avec Justin au centre. Il semble que l’événement l’ait convaincu de se reprendre en main. «Quand on fréquentait McGill, rappelle Butts, personne ne savait qui il était mais, après les obsèques de son père, les choses ont changé du tout au tout; on s’en rendait compte en marchant rue Sainte-Catherine.»
Suivant: Justin Trudeau et la mort de son père.
Les funérailles de Pierre Trudeau demeurent, aujourd’hui encore, l’un des événements télévisés qui ont réuni le plus grand nombre de spectateurs au Canada. Justin y a conclu son allocution par des mots tout simples: «Je t’aime, papa.» On pourrait affirmer qu’il n’a rien dit de mémorable depuis ce jour, mais plusieurs l’ont alors trouvé sincère et touchant. D’autres, plutôt pénible et larmoyant.
Mais la campagne qu’il mène vise à séduire ceux qui ont été touchés par sa sincérité. Ce sont eux qui viennent le voir et, partout, l’atmosphère vibre comme cela se produit rarement lors des réunions électorales. Compte tenu des banalités qu’il profère, cette ferveur est assez étrange. Comme il donne de très nombreux discours, Justin a choisi de les composer à partir de ce qu’il appelle des «blocs thématiques». Chacun d’eux comprend des phrases reliées ensemble par un même motif. Pour un discours de 10 minutes, il se sert de trois blocs, et de 10 blocs pour un discours de 30 minutes. Il pioche dans sa boîte à chaussures et en tire des blocs Lego qu’il assemble vite en montant à la tribune. Je me suis amusé à en faire une liste. Il y a le bloc qui stigmatise la politique de division et un autre le désabusement de l’électorat. Il y a celui qui prône les vertus de la diversité, et celui selon lequel il faut miser sur la jeunesse… Justin s’adresse aux foules avec ardeur, mais les phrases qui se succèdent ne font plus guère de sens à la longue.
Qu’à cela ne tienne. Il pourrait lire le manuel électoral des associations de circonscriptions libérales, il y aurait toujours des gens suspendus à ses lèvres. «Je n’ai pas entendu quelqu’un d’une telle éloquence depuis longtemps», déclarait un vieux libéral à North Bay. Je me suis demandé si nous assistions au même discours. Peut-être avaient-ils encore l’impression de l’entendre dire «Je t’aime, papa».
La fascination devient plus évidente lorsque Justin invite les gens à lui poser des questions. Comment Pierre était-il comme père? Quel souvenir gardez-vous de lui quand vous étiez enfant? Vous vivez sous les feux de la rampe depuis toujours, mais qui êtes-vous réellement? Tous réclament qu’il s’ouvre à eux. C’est le prix à payer pour changer la notoriété en pouvoir politique.
Mais pour qu’il y arrive, il est nécessaire qu’on l’épaule. «Mon objectif, me disait-il, consiste à créer un réseau dans tout le pays sur lequel le parti pourra s’appuyer pendant des années.» Certes, la situation n’a rien à voir avec celle que son père a connue. «Le Parti libéral était entièrement au service de mon père, rappelle Justin, il profitait de l’efficacité de la Big Red Machine. Il n’avait pas à l’alimenter ni à la rebâtir.» Elle avait ses organisateurs, ses stratèges, et ses dénicheurs de scandales qui étendaient leurs tentacules dans chaque circonscription.
Aujourd’hui, ce parti est l’ombre de lui-même. Dessoudé, mal financé, il a besoin de Justin pour se reconstruire.
Suivant: Justin Trudeau saura-t-il réparer les erreurs de ses prédecesseurs?
À moins de gaffes monumentales, la présidence du parti lui est acquise. La vraie bataille commencera après sa nomination et l’opposera à des adversaires redoutables. Stephen Harper, le premier ministre, a son franc-parler et réalise souvent des choses qu’on n’attendait pas de lui. Au cours des quatre dernières élections, il a su se gagner toujours plus d’électeurs et de sièges au Parlement. Thomas Mulcair, le chef du NPD, ancien ministre libéral à Québec, a succédé l’an dernier à Jack Layton. Sans attendre, il a placé son parti au centre de l’échiquier politique – position laissée vacante par les libéraux qu’il s’emploiera fermement à garder.
La popularité de Justin va-t-elle se maintenir quand les électeurs le connaîtront mieux? Ian Capstick, qui était l’attaché de presse de Jack Layton, pense que le nombre de ses partisans inconditionnels est moins important qu’on le pense. «Justin peut galvaniser les 100000 libéraux munis de leur carte de membre, mais les deux millions d’électeurs qui votaient jadis pour son parti ne sont pas acquis. Il doit les reconquérir.»
Et comment les choses tourneront-elles lorsque les coups de butoir ramèneront Justin sur terre? Les conservateurs n’ont pas hésité à attaquer la réputation des deux derniers chefs libéraux. Ils ont fait de Stéphane Dion un indécis notoire et prétendu qu’il était trop risqué de miser sur lui. Ils ont dit de Michael Ignatieff qu’il était d’une extrême suffisance, qu’il ne songeait qu’à ses propres intérêts. Butts pense que Justin fera face à «la campagne électorale la plus sale de l’histoire canadienne». Et il pourrait la perdre. Butts se souvient des années passées avec Dalton McGuinty, dont on se moquait en Ontario et qui a essuyé une défaite la première fois qu’il s’est présenté. Mais il est revenu en force quatre ans plus tard en remportant une majorité.
Après sa tournée au nord de l’Ontario, Justin devait prononcer une allocution devant de jeunes Canadiens musulmans qui se rassemblent chaque année sous le thème «Faire revivre l’esprit de l’islam».
Dans l’immense hall d’entrée du palais des congrès de Toronto, plus de 20000 personnes prenaient place dans des rangées à perte de vue. Justin est monté à la tribune sous les applaudissements. Il y a parlé des vertus de la diversité et promis de s’opposer à la politique de division. Il s’est avancé ensuite dans l’allée centrale pour serrer quelques mains. Il n’avait pas fait 10 mètres qu’il était happé par la foule. Des jeunes femmes portant un jean, des bottes à talons hauts et des foulards sur la tête se bousculaient pour l’atteindre. Celles qui n’y parvenaient pas montaient sur leur chaise et prenaient des photos avec leur portable.
La religion n’y était pour rien. Tous étaient de jeunes citadins politisés. Pour eux, Pierre Elliott Trudeau désigne l’aéroport de Montréal. Point. Ils ne renouaient pas avec une ancienne flamme; Justin en était une nouvelle à lui seul. Il n’a pas livré un discours sur mesure pour une petite communauté culturelle. Il a lancé un appel vibrant à la mobilisation, un cri de ralliement qui les branchait.
Avec son escorte, Justin s’est éclipsé par la première porte, je l’ai suivi, nous avons passé un poste de contrôle et laissé aux gardes de sécurité le soin de contenir la foule.
(Photo: Waldy Martens Photography)