François Chartier: le maestro des papilles
La nourriture de cantine se classe probablement en tête du palmarès de la pire gastronomie. Un bref coup d’œil au menu confirme que la cafétéria de l’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal ne fait pas exception. Et c’est ici que François Chartier, l’un des plus grands sommeliers au monde, m’a donné rendez-vous.
«Je ne pensais pas que tu accepterais de me rencontrer ici, rigole-t-il en arrivant. C’était un peu une blague lorsque j’ai proposé ça.» En fait, je n’avais pas vraiment le choix; c’était sa seule disponibilité dans son horaire digne d’une vedette.
Entre ses chroniques à La Presse, ses guides du vin, ses livres de cuisine, la dégustation annuelle de plus de 3000 vins, ses expériences culinaires et ses conférences aux quatre coins du globe, le temps se fait rare pour le sommelier. Surtout depuis la parution, en 2009, de Papilles et molécules, qui ébranle non seulement le monde vinicole, mais le milieu gastronomique au grand complet. Et ce, encore aujourd’hui.
Oubliez la cuisine moléculaire et ses artifices tape-à-l’œil. Ici, il est question de science véritable, fondée sur des expériences. La question que s’est posée François: pourquoi un vin se marie-t-il magnifiquement avec un plat et non avec un autre? Sa réponse, il l’a trouvée en étudiant la chimie des aliments, en discutant avec des scientifiques sérieux et en testant méthodiquement ses découvertes.
Sa théorie, baptisée harmonies et sommellerie moléculaires, est simple. Les meilleurs accords sont réalisés en combinant un vin qui partage une molécule aromatique dominante avec un ingrédient du plat. Par exemple, le sauvignon blanc contient de l’anéthol, qui se rencontre notamment dans le fenouil frais et le céleri, ainsi que du menthol, que l’on retrouve dans la menthe. Utilisez ces ingrédients dans un rouleau printanier accompagné d’un vin de ce cépage et vos papilles vous remercieront.
François a étudié les molécules de milliers de vins et d’aliments afin de découvrir les meilleures combinaisons. Il a en quelque sorte cartographié l’univers de la saveur. Une découverte incroyable non seulement pour les sommeliers, mais aussi pour les cuisiniers… et vous!
Car la découverte de François ne nécessite pas de connaissances culinaires ou scientifiques avancées, ni de gadgets coûteux. La valeur des vins et des ingrédients importe peu aussi. «Faites une salade de tomates, pastèque, jus de pamplemousse et paprika, puis servez ça avec un rosé, suggère-t-il. Ce sera délicieux, que vous payiez votre vin 10 ou 200 dollars.»
La sommellerie, au même titre que la cuisine, est un milieu de tradition. Les idées de François ne plaisent pas à tous. Mais tranquillement, il convertit les gens. L’évangélisation a commencé avant qu’il maîtrise totalementson concept.
Au début des années 1990, en prévision de la visite d’un important producteur de vin au restaurant La Clef des champs, François propose au chef Jean-Louis Massenavette d’ajouter de la réglisse et de la mûre à une de ses sauces. «Ce sont les arômes qui se dégagent de son vin. Ce sera fantastique», garantit le sommelier. Massenavette l’envoie paître sans hésitation.
Deux semaines plus tard, lorsque François arrive au resto, Massenavette l’interpelle. «Viens goûter à ça!» François hume la sauce qui mijote sur le fourneau. Une odeur de réglisse et de mûre!
– C’est ce que je pense? dit-il
– Oui. Va chercher la bouteille, répond Massenavette.
Le mariage est parfait. Non, magique! Comme si le mélange dépassait la somme des parties. François l’ignore, mais il vient d’appliquer de manière intuitive la théorie qu’il élaborera plus de 10 ans plus tard.
À la cafétéria de l’hôpital, François ne porte pas attention au brouhaha de l’heure du lunch. Sa concentration et sa passion sont telles qu’il «ressent encore des frissons» en racontant les moments marquants de sa carrière.
En 1985, rien ne laissait présager qu’il recevrait un jour le titre de meilleur sommelier au monde en vins et spiritueux de France. À l’époque, le bum de 19 ans accumule les petits boulots à Montréal et gratte sa guitare heavy metal à temps perdu. Il a abandonné l’école trois ans plus tôt et sa connaissance de l’alcool se limite à la bière qu’il boit avec ses copains.
Un ami, Richard Beauregard, lui propose un jour d’aller travailler dans une auberge des Laurentides. «Pourquoi pas», répond François. Il a le sentiment que sa vie tourne en rond et il éprouve le besoin de quitter la métropole.
La meilleure décision de sa vie. Il découvre tour à tour la gastronomie, les bières importées, le vin. Et, surtout, il rencontre Carole Salicco, la femme avec qui il est toujours marié aujourd’hui, et qui est devenue son associée.
Devenir sommelier à une époque où «les Québécois ne dégustent pas, mais boivent le vin» est toutefois une drôle d’idée. Heureusement, la mentalité des gens se transforme tranquillement et François se démarque de plus en plus dans la province, notamment avec son club de dégustation et ses guides des vins.
Mais plus le temps passe, plus quelque chose cloche. De nombreux accords suggérés dans les manuels de sommellerie ne fonctionnent simplement pas. À commencer par le mariage rocquefort et sauternes. Le goût puissant du fromage bleu enterre souvent le vin liquoreux.
François est persuadé que les mariages vin-mets réussis ne sont pas le fruit du hasard. Les aliments doivent partager des éléments communs. Et selon lui, la réponse est dans les molécules. En 2002, il prend donc une pause de deux ans pour se plonger dans des manuels de chimie. Pas facile pour un décrocheur qui a séché la majorité de ses cours de sciences.
Les rumeurs circulent vite dans le monde vinicole. Les producteurs de vin courent les dégustations d’un pays à l’autre. En 2005, l’équipe du restaurant espagnol elBulli, l’une des meilleures tables au monde, entend ainsi parler d’un crack des saveurs qui fait des miracles à Sainte-Adèle, dans les Laurentides.
L’invitation que reçoit François est flatteuse: un dîner suivi d’une rencontre avec l’équipe de recherche en après-midi. Hélas, l’horaire du sommelier déborde et il décline l’offre. Refuser une place dans un restaurant où il faut près de deux ans pour obtenir une réservation! Des gens sont traités de fous pour moins que ça.
Un an plus tard, François se rend finalement au restaurant. La chimie est bonne et il reçoit une nouvelle invitation en 2007. Il en vient même à collaborer à la création du menu du prestigieux établissement. De plus, honneur suprême, les copropriétaires et chefs du elBulli, Juli Soler et Ferran Adrià, le qualifient «d’expert numéro un en saveurs».
La cafétéria de l’hôpital duSacré-Cœur de Montréal est pleine lorsque mon entrevue avec François tire à sa fin. Avant de partir, je lui demande de regarder le menu pour trouver un plat en accord avec sa théorie. Son choix s’arrête sur une soupe cari-coco. «Ça tu vois, c’est pas mal. Le curry, le lait de coco et le gingembre partagent des molécules communes. Ça ne veut pas dire que les autres plats ne sont pas bons. Mais la soupe, je peux dire qu’elle devrait être délicieuse sans même y goûter.»
Je l’accompagne jusqu’à la sortie.
– Tu ne restes pas pour manger? blague-t-il.
– Je passe mon tour!
Dans le stationnement, mon ventre qui gronde me fait changer d’avis. «Pourquoi pas.» Je reviens sur mes pas et commande la soupe cari-coco et un sandwich au bœuf. Une première cuillerée. Exquise. Sans aucun doute le meilleur plat que j’aie mangé dans un hôpital. Je gratte discrètement les rebords du bol avant de m’attaquer au sandwich… qui est infect.
Crédit photo: Denis Beaumont/Presse Canadienne