Que notre joie demeure, de Kevin Lambert
Chaque mois, le magazine Sélection du Reader’s Digest recommande, à travers son Club du livre, une œuvre littéraire et vous invite à la lire et à la commenter.
De quoi ça parle
Elle s’appelle Céline Wachowski. Elle aura bientôt 70 ans. Partie de rien, elle est devenue l’une des architectes les plus réputées de la planète. «Une des femmes les plus influentes du monde», dit-on d’elle. Partout. Sauf chez elle. Le Québec la boude. La province n’a jamais retenu ses services. D’où «l’archaïque mépris» qu’elle éprouve à son égard. Mais les choses pourraient changer. Cette femme dont les réalisations prestigieuses ne se comptent plus planche sur le siège social montréalais de la multinationale américaine Webuy.
Ce n’est pas le projet dont rêvait Céline («Elle avait voulu donner à la ville sa Place des Arts, sa Grande Bibliothèque, son pont Champlain…») mais c’est ce qui se présentait et, avant sa retraite, elle se fait un point d’honneur d’apposer (enfin!) sa signature sur Montréal. Un sentiment de victoire. Au début. Mais le mécontentement qui vient de l’extérieur enfle tranquillement et s’infiltre sournoisement au sein du cercle rapproché de l’architecte. Laquelle, bien assise sur ses réalisations, confiante en son immense talent, sûre de ses droits, sera ébranlée jusque dans ses fondations.
Pourquoi vous aimerez ça
D’abord, il y a l’écriture éblouissante de Kevin Lambert. Les phrases de l’écrivain ont beau courir sur plusieurs pages et ses paragraphes être sans fin, le texte est limpide, il coule sous les yeux, imposant un rythme enivrant qu’il est difficile d’interrompre. La description d’un immeuble peut s’étirer sur des pages et des pages… et on en redemanderait tant ce qu’on « voit » est spectaculaire.Mais toute cette beauté n’est pourtant ni gratuite ni mièvre. Kevin Lambert tranche, mord, percute avec les mots. Sa façon de nous entraîner dans une direction claire et nette puis, de lentement déplacer le point de vue et d’opter pour l’autre bout de la lorgnette est remarquable de maîtrise. Oui, Que notre joie demeure nous fait entrer chez les «riches et célèbres». Mais si le romancier a planté son récit à Montréal au lieu de son Saguenay-Lac-Saint-Jean natal, s’il s’installe ici dans la haute plutôt que dans les milieux prolétaires, la rage qui pulsait dans Tu aimeras ce que tu as tué et la folie furieuse qui secouait Querelle de Roberval sont toujours là. Son ironie, son humour et son audace aussi.
Qui l’a écrit
À tout juste 30 ans, Kevin Lambert est déjà un incontournable de notre littérature. Lancé en 2017, son premier roman, Ce qu’il reste de moi, lui a valu d’être finaliste au Prix Médicis. Son deuxième, Querelle de Roberval, a entre autres été finaliste au Prix littéraire des collégiens, au Prix des libraires et au Prix littéraire du Monde. Un parcours exceptionnel.
Extrait
…cette guerre secrète que Céline mène a des origines profondes, elle commence par une agression du Québec envers elle, le Québec qui l’a si longtemps ignorée, elle travaille à son premier projet d’envergure après plus de quarante ans de métier et les consultations publiques, sans surprise, sont houleuses. Évidemment, le Québec ne pouvait pas l’accueillir sans partir une autre de ses minables controverses, après qu’elle a mené avec succès dans le monde des centaines de grands projets, sans compter les chantiers résidentiels, l’aménagement de locaux de travail et de commerces, la restauration de bâtiments historiques, les parcs et le plan d’urbanisme à Chicago, Los Angeles, Lyon et Berlin, les gratte-ciel à San Francisco, New York, Paris, Tokyo, Sydney, conceptualisés puis menés à bien par son équipe (…) mais la minable province dans laquelle elle est née, peuplée d’illettrés qui ont voté « Non » deux fois à des référendums sur leur souveraineté, n’a pas jugé son travail assez convaincant, assez conforme aux normes et aux attentes des banquiers et des médecins qui nous servent ici de leaders, les idées de Céline sont trop originales, trop « artistiques » lui avait-on dit un jour… (p. 60-61)
Que notre joie demeure, de Kevin Lambert, éditions Héliotrope
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