Three Pines, la ville imaginaire de Louise Penny
Dans les romans de Louise Penny, le sémillant village de Three Pines est un lieu où tout peut repartir de zéro. Cet endroit fictif bucolique inspiré de la municipalité québécoise de Knowlton, où vit l’autrice, offre un décor typiquement canadien avec sa neige qui crisse sous les pas, l’odeur du bois qui brûle, ses rues peuplées d’excentriques grégaires, ses portes jamais verrouillées. C’est là que la psychologue montréalaise Myrna Landers a ouvert une librairie à l’ancienne, que Gabri et Olivier – couple aussi charmant que querelleur – ont ancré leur auberge de rêve, et que Armand Gamache, détective de génie de la Sûreté du Québec, s’installe avec sa femme.
Three Pines est aussi, fort probablement, la capitale québécoise du crime. On y a commis assez d’homicides pour alimenter 17 romans policiers publiés entre 2005 et 2021. Parmi eux, on compte un artiste abattu à l’arc de chasse, une femme écrasée par une statue de marbre, un participant à une séance de spiritisme apparemment mort de peur. Mais il ne s’agit pas pour autant de récits d’horreur, aux pages gorgées de sang et de membres disloqués. Ils sont plutôt à mi-chemin entre énigmes de salon et thrillers psychologiques, où les pulsions macabres de l’être humain sont contenues par la chaleur et la gentillesse du village.
«L’idée qui traverse ces romans est que, si on n’est jamais à l’abri du malheur, il est toujours possible de préserver son équilibre émotionnel et spirituel grâce à l’entourage, explique Louise Penny. De vilaines choses se produisent à Three Pines. Certains meurent, parfois violemment, mais la communauté survit, portée par ce sentiment d’appartenance et d’amitié.»
C’est là une recette populaire qui a fait de Louise Penny l’Agatha Christie de notre siècle. «Je cherchais un lieu sûr, explique-t-elle. Pas nécessairement pour mon être physique, mais pour mon cœur et mon esprit. J’ai donc imaginé Three Pines comme un lieu protégé. Et je me suis dit qu’il y en avait sûrement d’autres à partager le même sentiment.»
Elle a eu raison: les ventes de ses livres, qui trônent régulièrement au sommet des ventes et sont traduits en 29 langues, atteignent 10,8 millions d’exemplaires. Hillary Clinton, l’une de ses plus ferventes admiratrices, n’a pas hésité à confier que ses romans l’avaient aidée à surmonter l’humiliation et le dégoût qui avaient accompagné sa défaite à l’élection présidentielle américaine de 2016.
Pour vous mettre dans l’ambiance, plongez dans le roman Tous les diables sont ici, de Louise Penny.
Un coin de chez soi au Québec
Coupe au carré, monture de lunettes en corne, élégante garde-robe de pulls amples et de foulards, à 63 ans, Louise Penny est sérieuse et sans fard.
Comme les fantasques habitants de Three Pines, elle a dû recommencer sa vie plus d’une fois. D’abord en quittant son emploi à CBC (Radio-Canada anglais) dans la quarantaine pour se consacrer à l’écriture de polars. Puis en devenant en 2013 l’aidante naturelle à temps plein de son mari Michael, atteint de démence à 79 ans. Après le décès de ce dernier, il y a cinq ans, il lui a fallu se réadapter à un monde sans lui. Aujourd’hui, elle fait équipe avec Hillary Clinton dans un projet de thriller politique se déroulant au département d’État américain, à Washington. C’est la première fois de sa vie littéraire qu’elle quitte Three Pines.
Au cœur des romans de Three Pines se trouve l’inspecteur-chef Armand Gamache, le plus récent représentant de la longue tradition de détectives moustachus, à laquelle appartiennent Hercule Poirot et Thomas Magnum. Si Louise Penny a choisi un personnage francophone, bien qu’elle soit elle-même de langue anglaise, c’est en signe d’affection pour la culture et la langue qui l’entourent à Knowlton. Enquêteur fin et perspicace, Armand Gamache est aussi un homme aux goûts raffinés, amateur d’opéra, de poésie et de bon vin rouge.
Il porte en lui l’ADN de Michael Whitehead, le défunt mari de Louise. «Je me suis dit que ce personnage serait le type d’individu avec qui j’aime me tenir. Je lui ai donc attribué toutes les qualités que j’admirais chez Michael: l’intégrité, le sens de l’autodérision, l’amour pour ses proches et sa manière d’accueillir cet amour en retour.»
Louise avait 36 ans en 1994 lorsqu’elle a rencontré Michael, alors âgé de 60 ans. Elle travaillait alors à Montréal comme animatrice de radio à la CBC; lui dirigeait le service d’hématologie de l’Hôpital pour enfants. Tôt dans leur relation, il l’a invitée à une fête de fin d’année à l’hôpital où il s’est déguisé en père Noël et où elle l’a accompagné en lutin. Elle a été frappée par sa compassion en l’observant parler avec les parents et faire des cabrioles avec les enfants.
À un moment, elle l’a vu debout, le nez contre le mur. Une fois près de lui, elle a compris qu’il pleurait. «Il m’a expliqué qu’il savait quels enfants seraient là le Noël suivant, et lesquels n’y seraient pas. Si je ne l’aimais pas déjà, je l’ai aimé depuis. Je voulais le protéger.»
Ils se sont mariés en 1996, deux ans plus tard. Ils voulaient vivre dans un endroit que ni l’un ni l’autre n’avait déjà habité. Leur couple n’a pas eu d’enfants, mais Michael était père de trois fils issus d’une relation antérieure. De son côté, Louise avait mené une vie vagabonde avant de le rencontrer, se déplaçant pour le travail de Montréal à Winnipeg, de Toronto au nord de l’Ontario. Elle se languissait d’un endroit où elle se sentirait chez elle. Elle l’a trouvé en Estrie, à Knowlton, un village de 5600 habitants incrusté dans la nature et tout centré sur sa sympathique rue principale.
Le soir de leur premier Noël loin de la ville, ils ont assisté à la messe. Le couple assis devant eux s’est tourné vers eux pour se présenter et les a invités à un gueuleton. «Le feu était allumé, la nourriture cuisait, et tous leurs amis sont devenus les nôtres», résume Louise. Ces villageois et leurs copieux repas – coq au vin, tourtière, fromages québécois bien faits – ont fourni le modèle des repas et des réunions qui satisfont l’âme et que l’on retrouve dans ses livres.
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Alzheimer en toile de fond
Le mariage et le soutien financier de Michael ont aussi permis à Louise de quitter son emploi en 1996 et de consacrer tout son temps à l’écriture. Certes, elle aimait travailler à CBC, mais elle avait toujours entretenu le rêve d’écrire un roman. Elle a passé des années à ébaucher un récit historique épique situé au Québec avant la Confédération canadienne, sans jamais le mener à terme.
Enfant, elle était une avide lectrice d’Agatha Christie et de Dorothy L. Sayers. Un jour, au début des années 2000, elle a remarqué la pile de romans policiers qui s’était accumulée sur sa table de chevet. «J’ai eu alors une sorte de révélation, où je me suis dit, bon sang, je devrais simplement écrire un roman que j’aurais envie de lire.»
Il lui a fallu près de trois ans pour écrire le premier, En plein cœur, dans lequel apparaissent pour la première fois Armand Gamache et Three Pines. Entre 40 et 50 agents et éditeurs canadiens et américains ont refusé le manuscrit, certains lui demandant notamment de situer plutôt l’action au Vermont ou en Angleterre.
Finalement, Louise a inscrit son livre à un concours de polars du Royaume-Uni, où il s’est classé deuxième. En quelques jours, elle avait un agent puis, en quelques semaines, une entente signée avec Minotaur Books pour trois livres. «Je me suis demandé si c’était sérieux. Je ne savais même pas comment j’avais fait pour écrire ce livre, et je devais en écrire un deuxième? Et un troisième?» s’étonne-t-elle encore.
Elle y est cependant parvenue, et en a même écrit un quatrième et un cinquième. Rapidement, ses romans ont remporté de prestigieux prix Agatha, nommés d’après Agatha Christie, et se sont attiré d’élogieuses critiques dans le New York Times et le Publishers Weekly. Ils lui rapportaient suffisamment pour qu’elle n’ait plus à dépendre de son mari. Le couple vivait dans un monde aussi idyllique que celui que Louise décrivait dans ses histoires – sans les crimes.
Puis, il y a environ 10 ans, Michael a commencé à avoir des oublis. Scientifique de profession, il bloquait soudain sur l’arithmétique élémentaire. Il devenait confus, là où il était normalement clair. Des tests cognitifs ont déterminé qu’il allait bien, mais Louise en était moins sûre. La maladie de Michael est devenue évidente le jour de l’anniversaire de Louise en 2013. Il lui a alors offert une babiole – qu’il n’aurait jamais achetée s’il avait été lui-même.
Il a avoué avoir envisagé un autre cadeau, en ajoutant que, malheureusement, il coûtait trop cher. Combien? 35$. «Je lui ai demandé ce qu’on pouvait acheter avec cet argent, et il m’a répondu: une maison. J’ai alors compris qu’on ne pouvait plus cacher son état.» Mais confirmer un doute qu’elle entretenait depuis longtemps a également été pour Louise l’occasion d’une grande paix.
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Aidante naturelle
Une fois la démence de Michael diagnostiquée, elle est devenue aidante naturelle à temps plein. Au début, il était encore fonctionnel. Elle lui faisait faire des exercices mathématiques afin de préserver ses facultés cognitives et il est arrivé un certain temps à les faire. Elle s’efforçait de ne jamais lui montrer sa colère. Mais il lui arrivait parfois de perdre patience – aussi bien en raison de la peur et du chagrin que de la frustration.
Un jour qu’ils roulaient sur l’autoroute, Michael a détaché sa ceinture de sécurité. Louise lui a demandé de cesser de jouer avec sa ceinture, mais il continuait. Elle était terrifiée par ce qui pouvait se produire – allait-il ouvrir la portière et se jeter sous les voitures?
«J’étais au bord de la panique. Puis j’ai compris qu’il ne faisait pas exprès. Michael n’aurait jamais fait cela. Ce n’était pas lui. C’était la maladie. Il ne choisissait pas. C’est moi qui le devais. J’étais devant ce choix: soit je m’entêtais jusqu’à devenir folle, soit je m’adaptais.»
Elle lui a alors pris la main – geste qui le détendait en même temps qu’il détournait son attention de sa ceinture. Elle n’a plus essayé par la suite de lui faire entendre raison. Il sortait des mouchoirs de la boîte et les pliait un par un, des heures durant. Il réorganisait les meubles de leur chambre pendant que Louise dormait, et elle remettait tout en place le lendemain.
«Et alors? Au moins, il avait le sentiment d’avoir quelque chose à faire. Pour lui, c’était important. J’ignore pourquoi, mais qu’importe. Il suffisait qu’il soit en sécurité. Voilà à quoi se résumait ma vie.»
Si les personnes atteintes de démence deviennent souvent agressives avec le temps, Michael, lui, gagnait en douceur. En quelques années, ses capacités motrices se sont détériorées au point de mettre en danger sa sécurité. Louise a donc installé dans leur chambre un lit d’hôpital avec un système de poulies. Et quand elle a eu besoin d’une aide extérieure, elle n’a pas eu à s’adresser aux services professionnels. Kim et Danielle, un couple de Knowlton, se sont portés volontaires pour l’aider à nourrir Michael et à lui donner d’autres soins personnels.
Au cours des trois années où elle s’est occupée de son mari, notre romancière a publié trois autres Armand Gamache, dont deux meilleurs vendeurs du New York Times. Tous les matins, elle se levait tôt et écrivait trois ou quatre heures avant le réveil de Michael. «J’étais capable de me retirer dans un monde dont je maîtrisais tout, où la bonté existe, où il y a de la gentillesse, de la décence, du courage», confie-t-elle.
Pour elle, les personnages et le cadre d’un récit procurent toujours plus de joie que la violence et la perversité qui alimentent l’intrigue. Ses romans, à la manière des contes de fées ou des paraboles, sont fidèles à la formule. Le bien triomphe toujours certes, mais pas avant qu’une vérité horrible ne soit révélée sur la condition humaine.
En septembre 2016, trois ans après le diagnostic, Michael Whitehead est décédé à son domicile, à l’âge de 82 ans. Comme cela se produit chez bien des aidants naturels, Louise a alors ressenti un irrésistible soulagement: tous les deux pourraient enfin cesser de souffrir. «Cela a duré quelques semaines. Après tout le soutien qu’il m’avait apporté, j’ai senti que, moi aussi, j’avais pu finalement prendre soin de lui.»
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Écrire avec Hillary Clinton
D’abord inquiète de ne pouvoir revenir à Armand Gamache, double littéraire de Michael, Louise Penny a plutôt pris conscience de ce que le processus d’écriture avait de réconfortant. Elle sentait à nouveau Michael à ses côtés, tel qu’il l’avait été.
À mesure qu’elle publiait, ses lecteurs ne cessaient de se multiplier. En 2016, l’agent américain de Louise Penny est un jour tombé sur un entretien avec Betsy Ebeling, défenseuse des droits de l’homme et meilleure amie d’enfance d’Hillary Clinton. Comme Betsy Ebeling mentionnait dans cet article être une grande admiratrice de Louise Penny, son agent a organisé entre elles une rencontre. Rapidement, elles ont sympathisé, et Betsy a présenté Louise à Hillary Clinton. En 2017, Louise Penny a donc rendu visite à cette dernière à son domicile de Chappaqua, dans l’État de New York. Elle a ensuite fait la rencontre de son mari, Bill, et de leur fille, Chelsea, lorsque les Clinton sont venus au Québec pour son anniversaire. (Betsy Ebeling est décédée du cancer du sein en 2019.)
Pour Hillary Clinton, la plupart des romans policiers sont comme une série de coups de massue à mesure que surviennent d’horribles démembrements de jeunes femmes. Dans les romans de Louise Penny, elle a au contraire trouvé une ambiance plus douce, une série de splendides casse-tête, et un cadre rafraîchissant – elle a affirmé n’avoir jamais su que le Québec avait été colonisé par des loyalistes britanniques avant d’avoir lu les romans de Three Pines. «Je lis, j’apprends, je m’évade, et je peux aller plus loin et me lier avec vos personnages», a-t-elle avoué à l’autrice dans un récent épisode de son podcast You and Me Both.
Louise Penny et Hillary Clinton ont collaboré à État de terreur, un thriller politique sorti en octobre 2021 (dont la traduction en français est prévue en mars 2022) dans lequel on accompagne une femme qui, nouvellement nommée secrétaire d’État, doit faire face à une série d’attaques terroristes. (Bill Clinton mène lui aussi un projet similaire avec James Patterson, dans une série de livres sur un président américain à l’allure de l’agent 007.)
Au cours de la préparation de leur ouvrage, Louise Penny a demandé à Hillary Clinton quel aurait été son plus grand cauchemar lorsqu’elle était secrétaire d’État. La réponse a fourni l’intrigue au roman. Les thrillers politiques sont plus tranchants que les polars intimistes de Louise, néanmoins, le passage de l’un à l’autre genre s’est fait dans l’enthousiasme. «Peut-être que cela a été une manière d’entremets. Ou bien qu’il y avait suffisamment de similitudes pour que je ne sois pas dépaysée, mais assez différent pour être stimulant.»
Leur livre est paru deux mois seulement après la sortie du dernier Armand Gamache – un récit post-COVID intitulé avec justesse La folie des foules, au sujet des menaces qui émergent quand une universitaire controversée devient l’objet d’un culte. C’est peut-être la première fois que Louise Penny doit s’affronter elle-même à la tête des best-sellers.
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