Réapprenons à réparer, cet art oublié
Madison Sheffield ouvre le four-grilloir, passe une main à l’intérieur et met l’appareil en marche, apparemment indifférente au risque d’électrocution. « Thermostat ou élément chauffant ?» marmonne-t-elle en triturant des fils et en farfouillant avec un multimètre. «Qu’est-ce qui ne va pas?» Elle n’est pas la seule dans la pièce bondée à ausculter un appareil détraqué.
À quelques mètres d’elle, trois personnes fouillent l’intérieur d’un antique magnétoscope, et une autre équipe dissèque une lampe à lave. C’est l’ordinaire du Fixers Collective de Brooklyn, un groupe de bricoleurs new-yorkais qui se réunit une fois par mois dans une galerie d’art pour réparer tous les objets brisés que les gens du quartier peuvent y déposer: ordinateurs, lampes, électroménagers et autres bidules qu’on a tendance à jeter au premier faux contact. Pendant mes trois heures d’observation, ces réparateurs bénévoles remettront tout en marche, sauf la lampe à lave.
Chacune de ces résurrections est non seulement utile; pour le propriétaire de l’objet rescapé, c’est une révélation. «Je n’étais plus la même après le sauvetage de mon portable, avoue la cinéaste Nicole DeLuca à propos du MacBook confié au groupe l’an dernier. Je sais maintenant que je ne suis pas obligée d’acheter du neuf quand un appareil tombe en panne.»
Vous avez peut-être entendu parler des «makers», ces maniaques d’internet qui relancent la tradition artisanale et l’art de la réparation. Le succès populaire de ce mouvement ranime l’intérêt des jeunes pour la technique et leur apprend à utiliser des outils. Maintenant, il faut aller plus loin, appliquer ces méthodes aux objets existants et redonner une seconde vie aux appareils endommagés, tels vos électroménagers.
Bref, il faut réapprendre à réparer. Ce serait une véritable révolution culturelle. Au siècle dernier, les entreprises nord-américaines ont imposé l’obsolescence programmée de leur marchandise. Acheter du neuf est devenu un impératif économique: «Il nous faut des objets qui se consument, s’abîment, s’usent, se remplacent et se jettent toujours plus vite», écrivait le spécialiste du marketing Victor Lebow en 1955.
Les rebuts électroniques sont l’une des catégories de déchets les plus envahissantes. Les Nord-Américains en ont produit plus de 2,2 millions de tonnes en 2010, et seulement 27% de ces e-déchets ont été recyclés – si l’on peut dire, car la récupération se résume souvent à une expédition dans un pays en développement où les composants toxiques polluent l’environnement. Un terrible gâchis. Réapprendre à réparer conjurerait cette malédiction séculaire.
Les ordinateurs sont d’excellents candidats à la réparation, car les vieux modèles n’ont presque rien à envier aux nouveaux. En prime, les ordinateurs se réparent avec une facilité déconcertante. Vincent Lai, un membre du Fixers Collective, a retapé un portable «mort» pour 20$. «La pièce se remplaçait comme un charme ! Le propriétaire l’aurait fait tout seul au même prix.»
Le contexte actuel est on ne peut plus favorable à la réparation. YouTube regorge de vidéos explicatives, des sites comme iFixit vendent des pièces de rechange et mettent en ligne des guides de dépannage pour matériels jeunes et vieux, et les nouvelles imprimantes 3D à bas prix élargissent la gamme des possibilités.
Pour s’enraciner solidement, ce mouvement a toutefois besoin de plus que de la bonne volonté de ses adeptes. Les fabricants aussi doivent s’y mettre. Trop d’appareils électroniques sont irréparables à dessein. Leurs composants ne peuvent pas être remplacés ou sont collés les uns aux autres.
«Leur design est anorexique : mince, mince et encore plus mince», râle Kyle Wiens de iFixit. Certains sont meilleurs que d’autres: selon Kyle, les produits de Dell se réparent bien, ceux d’Apple, beaucoup moins. Simplement pour ouvrir un iPad, il a dû fabriquer un coussin rempli de riz, le chauffer et le poser sur la tablette afin d’assouplir délicatement l’adhésif du boîtier.
Quelques interventions politiques ne feraient pas de tort : des lois obligeant les industriels à prévoir des pièces de rechange pour leurs produits, par exemple. Ou encore, de manière plus concrète, proposer des avantages fiscaux aux entreprises dont les produits sont conçus pour pouvoir être réparés. Si les fabricants sont tenus de prolonger la garantie (actuellement, de quelques semaines à peine), ils seront portés à rendre réparables leurs produits. Ce qui ferait travailler les réparateurs tant professionnels qu’amateurs.
Encore plus simple : faisons une exception à la loi sur les droits d’auteur pour les manuels d’entretien. Beaucoup de fabricants – Apple le premier – ne mettent pas leurs manuels en ligne et envoient une mise en demeure à quiconque ose le faire. Et pourquoi ne pas créer un répertoire de matrices en ligne ? Quand une pièce en plastique, disons la charnière de votre portable HP, se casse, vous n’auriez qu’à télécharger sa matrice et à imprimer la pièce. (Ce n’est pas interdit ; on peut breveter un dispositif, mais rarement une pièce.)
Le vrai défi n’est pas technique, il est culturel. Réparer peut-il devenir classe ? Faire durer peut-il faire rêver ? Pour ma part, j’y crois. Il n’y a pas longtemps, mes enfants voulaient un portable. Nous avons exhumé d’un placard un Dell de cinq ans d’âge. Après avoir regardé quelques vidéos sur YouTube et compulsé le manuel que Dell distribue gratuitement, nous avons conclu qu’il nous fallait remplacer le dissipateur thermique, le clavier et le lecteur de DVD. Sur réception des pièces, nous avons ouvert le boîtier et nous sommes mis au travail.
Vous savez quoi ? C’était presque trop facile. Trois heures plus tard, le portable marchait à la perfection. Nous avions même remplacé cette saloperie de Windows Vista par Ubuntu, un système d’exploitation libre. Pour 90$ de pièces détachées, mes enfants ont un portable aussi bon qu’un neuf. Mais le plus beau, c’est que nous avons eu l’impression de nous transformer en magiciens. Nous avons démystifié la machine, percé ses secrets, endigué la déferlante de déchets. Et nous y avons pris un tel plaisir que nous avons recommencé avec les portables mal en point des voisins.
Nous pensions réparer une machine, mais c’est aussi nous, au final, qui sommes sortis grandis de cette expérience!
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